(1946) Articles divers (1941-1946) « Mémoire de l’Europe : Fragments d’un Journal des Mauvais Temps (septembre 1943) » pp. 22-29

Mémoire de l’Europe : Fragments d’un Journal des Mauvais Temps (septembre 1943)g

I. — Le bon vieux temps présent

Le Führer a passé la nuit au Hradschin


Après Vienne, avec Prague, c’est une Europe qui vient de mourir. Europe du sentiment, patrie de nostalgie de tous ceux qu’a touchés le romantisme — encore un paradis perdu ! Mais les vrais paradis seront toujours perdus : ils naissent à l’heure où on les perd.

Souvenirs de Salzbourg et de Prague, Mozart et Rilke, et la Vienne de Schubert — à l’heure où sombrent des nations sous l’uniforme barbarie — je les vois s’élever rayonnants dans la lueur éternisée d’un soir d’été, après l’orage, avant la nuit, dans une gloire déchirante et délicieuse comme les secondes voix de Schumann. Un mythe nouveau prend son essor au sein même de la catastrophe. Tout un âge, un climat de musiques, soudain se fixe en nos mémoires, s’idéalise. Un « bon vieux temps » de plus, tout près de nous…

Le bon vieux temps, pour nos ancêtres, c’était très loin dans le passé, dans la légende, si loin que nul, en vérité, ne l’avait vu. Mais déjà, pour beaucoup d’entre nous, ce fut simplement l’avant-guerre, les souvenirs de notre enfance. Et voici que ce Temps Perdu, tout d’un coup, est encore plus proche : c’est l’an passé, c’est avant-hier, peut-être même est-ce — aujourd’hui ?

Mais oui, peut-être vivons-nous, ici, dans ce Paris de mars 1939, les derniers jours du bon vieux temps européen.

Jours de sursis d’une liberté dont nous avions à peine conscience, parce qu’elle était notre manière toute naturelle de respirer et de penser, d’aller et venir, et d’entretenir nos soucis, nos plaisirs personnels…

Combien de temps encore, combien de semaines pourrons-nous goûter ce répit, et sentir que nous prolongeons une existence que nos fils appelleront douceur de vivre ? Déjà nous éprouvons que le monde a glissé dans une ère étrange et brutale, où ces formes de vie qui sont encore les nôtres ne peuvent plus apprivoiser le destin. Soit que les tyrans nous accablent, soit qu’un sursaut nous dresse à résister, il faudra changer le rythme et rectifier la tenue, bander tous les ressorts, mobiliser les cœurs…

C’est le crime des dictatures : elles ne tuent pas la liberté dans les pays seulement où elles sévissent, mais aussi bien chez les voisins qu’elles secouent d’un défi grossier. La liberté ne peut survivre à de tels chocs. Car elle est vraiment comme un rêve, un rêve heureux où l’on circule avec aisance, gardant parfois l’arrière-conscience d’un miracle. Elle est encore une œuvre d’art qui n’agit que par l’atmosphère, par le charme qu’elle fait régner. Des lois adroites et humaines ne suffiront jamais à l’assurer : il y faut ce climat sentimental, cette espèce de naturel qui naît d’une entente tacite, d’une confiance, presque d’une insouciance…

C’est tout cela que vient de mettre en question l’usurpateur du Hradschin. Et dès lors qu’il l’a mis en question, et qu’il nous force au réalisme à sa manière, le charme est détruit dans nos vies. Nous sommes pareils à celui qui s’éveille et goûte encore quelques instants les délices d’un rêve inachevé. Mais il sait bien que c’est fini.

Brève dispense, le temps d’un peu se souvenir… Il faut se lever. Il faut entrer résolument dans le grand jour du siècle mécanique, accepter pour un temps sa loi, en préservant, s’il se peut, dans nos cœurs, ce droit d’aimer, cette bonté humaine plus inutile que jamais, dominatrice et bafouée.

II. — Le dernier printemps de la paix

Combien oseraient avouer que cette menace leur rend enfin le goût de vivre ? Privilégiés qui n’éprouvent de désir pour leurs biens qu’à la veille de les perdre. Déshérités aussi, qui ne re­trouvent l’espoir qu’au seuil des catastrophes générales. Et j’en connais qui ne parviennent à leur régime normal de vie (comme un moteur prend son régime normal à tant à l’heure) que dans le drame et le bouleversement des habitudes où l’énergie s’enlise.

Ce besoin d’être provoqué pour montrer de quoi l’on est capable est si profond, peut-être si normal, que j’en viens à me demander si toutes nos crises ne seraient pas machinées par nous-mêmes, dans notre inconscient collectif. Je puis l’avouer parce que je suis un écrivain, Il est admis que ces gens-là ont le droit de dire — pour le soulagement général — ce qui ferait taxer l’homme de la rue de cynisme ou de lâcheté. Faut-il penser qu’ils sont plus courageux ? Mais non. Ils sont tout seuls devant leur papier blanc. Les réactions à leur parole seront lointaines, ou même ils ne les connaîtront jamais…

Quatrième changement de domicile depuis le début de cette année. « Étranger et voyageur sur la terre », ainsi pensais-je d’autres fois, dans ces périodes de nomadisme involontaire. Aujourd’hui, je songe plutôt à quelque état de mobilisation permanente, préventive… Militarisation de nos pensées, de nos images.

Hier, dans l’autobus, une petite dame assise devant moi s’écrie, voyant s’abattre une pluie d’orage sur la Concorde : « Et moi qui ai oublié mon masque à gaz ! C’était pourtant l’heure ! »

La grande ville traversée dans la fatigue d’un soir pluvieux.

Paris, souffrance des visages et des corps, exercice perpétuel de charité dans une atmosphère exténuante, hâte, érotisme, énervement. Paris soudain considéré comme la situation spirituelle la plus extraordinaire du siècle !

Il est des êtres et des drames dont la vérité n’apparaît que dans cet environnement de lueurs fuyantes, d’activités apparemment désordonnées, de phrases entendues au passage, d’infinis croisements d’existences étrangères. Paris propose une liberté et un danger, une révélation totale de l’humain dans tous ses risques matériels et spirituels, impossible ailleurs de nos jours, et peut-être à toute autre époque. Imaginer là-dessus un livre vrai, un livre où tout serait avoué, horreur et charme, à travers la vision d’un saint qui vivrait sa vie consacrée dans les rues, les cafés, les métros. Je le vois sortant de cette église ouverte, où passe le bruit des autobus ; ou bien de ce temple, un samedi soir, où la Sainte-Cène est partagée dans un silence de catacombes.

Centre du monde ! Il s’en va, coudoyant la foule et traversant les lieux publics avec cette grande Question qu’il porte dans son être, et qui est aussi la grande réponse ; et les démons s’éveillent sur son passage, il n’y a plus nulle part d’indifférence possible ! Ici, le Christ reste le Scandale, l’Autre, l’Amour qui bouleverse le monde et fait surgir des quotidiennes apparences l’être tou­chant, bizarre ou monstrueux que chacun de nous dissimule.

Alors, on verrait le réel, alors on cesserait de haïr, ou d’être déçu par l’amour, ou de s’inquiéter des rumeurs qui glissent au travers de propos superficiellement passionnés… Et l’on cesserait aussi de redouter la guerre, parce qu’on la verrait dans la paix, là où chacun livre son vrai combat.

III. — Pendant la bataille des Flandres

Écouté la radio : opéra de Mozart. Et dans une seule bouffée, toutes ces nuits de Vienne, élégantes passions égarées, musique aux jardins jusqu’à l’aube… Un quart de tour, nouvelles de la bataille des Flandres, c’est la fin d’un communiqué, régions perdues encore, régions perdues dans le passé et territoires envahis.

Le passé, le présent réduits se rétrécissent vers la catastrophe.

Il n’est plus d’autre issue que la nuit, mais viendra-t-elle après ma mort ou avec elle ? Si c’est avant, où aller, où rester, où demeurer quand tout s’en va, et que penser si je ne puis — rien dire ou faire qui s’accorde à ces temps ?

« Une nuit viendra, pendant laquelle personne ne peut agir. » C’est quelque part dans l’Évangile.

Ou faudra-t-il enterrer nos secrets, pour d’autres qui peut-être ne viendront jamais ?

Car la carte des pays libres, hier encore presque aussi vaste que la terre, se rétrécit de jour en jour et d’heure en heure, à chaque fois que j’allume cet œil vert — pays perdus, souvenirs saccagés. S’il y avait une victoire enfin, ce serait un retour du passé. Vaudrait-il mieux qu’alors ? Saurions-nous mieux le vivre, augmenté du souvenir de sa perte ? Mais le passé ne reviendra jamais, ce bon vieux temps que je sentais présent — un an déjà ! comme dans les chansons — même si la guerre était gagnée, même si demain nous devons vivre encore…

À quoi pensent-ils, ceux de la bataille ? Ont-ils de ces retours soudains vers des moments de tendresse banale ? Ils deviendraient fous de révolte… Ils en ont, ils en ont sûrement quand ils s’endorment épuisés, sur un talus, ou pire encore ! ils en ont au réveil, affreux bonheur d’une illusion rapide, où suis-je ? Déjà tout recommence, sans relâche, et cet acharnement des choses contre moi, voulant quoi, sans relâche ? voulant ma mort à moi. C’est sérieux, cette fois-ci ça y est !…

Vivant un cauchemar qui est vrai, nous allons en désordre au réveil. La mort, le désespoir en plein midi, — ou la reconnaissance de l’unique nécessaire ?

IV.

La vulgarisation de la radio produisit durant cette guerre une conséquence fort imprévue : elle empêcha les hommes de se rendre compte de l’ampleur et de la rapidité des bouleversements qu’ils vivaient. Aux mois de mai et de juin 1940, on entendait répéter constamment : « Je viens d’écouter la radio. Rien de nouveau, toujours les mêmes histoires, pas de décision… » Le monde était en train de changer de face d’un jour à l’autre, mais on le regardait d’heure en heure, de trop près, on ne le voyait pas…

V. — Lisbonne

Blanche et bleue dans l’immense lumière de la liberté atlantique, avec tous ses drapeaux claquants et ses rues débouchant sur le ciel, la ville aux sept collines oublie la guerre, oublie l’Europe. Dans quatre jours, nous embarquons pour l’Amérique.

Mais ici, je fais le serment d’opposer une stricte mémoire à la candeur intarissable de la Vie, toujours pressée d’imaginer un monde où tout peut encore continuer. J’ai vu la civilisation frappée au cœur, je l’ai vue chanceler, je sais qu’elle peut mourir.

J’ai vu la France, comme un homme qui vient de tomber sur la tête, qui se relève, se tâte, et ne sait pas encore où il a mal.

Va-t-il vivre ? A-t-il rêvé ? Serait-il déjà mort ?

J’ai vu l’Espagne de cendre et d’esprit, incapable de retrouver son équilibre entre le démoniaque et le surhumain.

Et j’ai vu, aux frontières de la Suisse, l’invasion des herbes sauvages venant des terres abandonnées du Nord, et que nos paysans s’efforcent d’arrêter avant qu’elles n’étouffent leurs champs. J’ai vu renaître les paniques dévastatrices du ve siècle de notre ère. Et je songe au bastion que mon pays élève autour du massif du Gothard, invincible et désert, cœur mystérieux du continent, dernier symbole d’une liberté qui ne peut plus vivre que sous la cuirasse. Hâtons-nous, car tout peut périr.

Nous qui sommes encore épargnés, ne perdons pas notre délai de grâce !

VI. — Souvenir de la paix française

Périgny… C’était bien ce nom-là ? Un long village en bordure de la route. D’un côté, les maisons dominaient une vallée, de l’autre elles s’élevaient à peine d’un étage au-dessus des champs de roses et des blés, au bord du plateau de la Brie. Je montais vers Périgny par un sentier fort raide entre les ronces, aboutissant à de vieux escaliers. Une seule rangée de maisons à traverser, et l’on parvient à la grand-rue : comme elle est vide !

Les toits d’ardoises ne dépassent pas les façades nues, brunies par l’âge, patinées par les vents. Rares sont les boutiques, et même les cafés. Et s’il passe une auto, c’est une de ces voitures branlantes qui semblent ne pouvoir rouler que sur les routes écartées, d’une ferme au marché le plus proche. Nulle part au monde la vie n’apparaît si discrète, si pacifique et séculaire. Ce pays-là n’est qu’amitié des tons et des lignes humaines, humilité sous la douceur du ciel, retrait des âmes dans leur destin.

Je longeais cette rue silencieuse, imaginant d’y vivre un jour dans une fermette aux volets pâles, sans adresse, au ras de la plaine.

Un peu avant la sortie du village, la rue bifurque : une route prend à droite, vers la plaine, escortée de quelques maisons ; l’autre s’incline lentement vers la vallée, dans les vergers. Je m’étais arrêté à cet endroit, hésitant sur le chemin à prendre.

Et soudain, je vis à mes pieds, tracé à la craie sur le sol, un grand cercle entourant une inscription en lettres capitales bien arrondies :


Martine

Je suis

Aux champs


Paix du village, silence des rues vides ouvertes sur le ciel et sur les blés. J’étais là fasciné comme par la découverte d’un secret de pudeur naïvement dévoilé. Secret de ce village aux volets clos. Imaginant une idylle muette. Celui qui revient au pays après une longue absence et des déboires : il entre, ne trouve personne. Mais ses outils sont là, contre le mur. Il reprend le chemin de son champ. En passant au carrefour, il s’est dit : « Peut-être est-elle à Mandres, c’est donc jour de marché. » Il a écrit ces mots. Elle saura bien. Il a rejoint l’usage du pays, l’intimité des choses de toujours. Et le moindre signe suffît.

Je suis redescendu vers la vallée de l’Yerre, qui coule entre des saules et des peupliers blancs. Il faisait lourd et doux, le goudron de la route sentait plus fort que les champs de roses, et des nuages noirs traînaient sur les vergers.

J’ai su, plus tard, que ce jour-là, j’avais fait mes adieux à la France.

VII. — Mémoire de l’Europe

Je ne savais pas que tout était si près là-bas. J’étais baigné.

J’étais fondé. Et je marchais parmi les signes. Sédiments séculaires, socles de nos patries ! Monuments que l’on ne voit plus, mais qui renvoient l’écho familier de nos pas. Et ces rues qui tournaient doucement vers une place plantée d’arbres et déserte, aux rendez-vous manqués où je me retrouvais… « Je t’aime. J’aime ! »

J’ai tout dit. L’Europe était patrie d’amour. Le silence attendait, l’absence était profonde, et chaque être présent questionnait, répondait. La force était au secret de nos vies, nouée parfois dans une rancune obscure, ou bien dans la contemplation jalouse d’un vieil arbre — il était vieux déjà du temps de notre enfance, et notre possession la plus tenace, il nous réduisait au silence. La force était chanson fredonnée, sur le seuil, au matin d’une journée qui se liait aux autres…

(Quand ta force devient visible, c’est comme le sang, c’est que tu es blessé, ta vie s’en va).

La force était mémoire et allusion, elle était ce vieil arbre tenace. Elle était la douceur et la sagesse amère des adieux, ou la gaieté d’un mot dit en passant. Elle avait les pudeurs de l’amour…


Quand je me souviens — c’est l’Europe.

Parce que l’Europe est la mémoire du monde, parce qu’elle a su garder en vie tant de passé, et garder tant de morts dans la présence, elle ne cessera pas d’engendrer. Elle a maîtrise d’avenir.