(1946) Articles divers (1941-1946) « Un peuple se révèle dans le malheur (février 1944) » pp. 353-354

Un peuple se révèle dans le malheur (février 1944)j

Autrefois et naguère encore, avant l’occupation allemande, les étrangers qui n’avaient pas voyagé en France, ou ceux qui n’avaient vu que les lieux de plaisir de la capitale, connaissaient et jugeaient la France par ses vedettes. À leurs yeux, tout Français devait ressembler aux types d’humanité que représentaient dans le monde les acteurs à succès, les écrivains célèbres, les modèles des grands couturiers, ou même les chefs cuisiniers des palaces internationaux. Le mot Français évoquait aussitôt l’image d’une moustache à la Menjou et d’une boutonnière fleurie, d’un sourire charmeur à la Charles Boyer, l’aimable scepticisme d’un Anatole France, l’élégance d’une ligne parisienne, l’étiquette d’un bourgogne fameux présenté par le maître d’hôtel. Tout cela c’était le cliché « France ». C’était charmant, c’était piquant, indéfinissablement féminin comme le sont la plupart des vedettes. Mais où était dans tout cela le vrai peuple de la vraie France ?

Ce peuple naguère invisible, c’est le malheur le plus affreux de son Histoire qui le révèle au monde, aujourd’hui, dans sa véritable grandeur.

Les journaux qui nous apportent des nouvelles de la résistance à l’intérieur du pays occupé nous parlent du peuple de France ; les récits et les témoignages qui ont été publiés secrètement par les mouvements de résistance et qui parviennent sous nos yeux nous parlent du peuple de France ; et les films composés à Hollywood ou à Londres sur l’organisation de la résistance à Paris ou en province, ne nous montrent encore que le peuple de France, pour la première fois. Le peuple anonyme, le peuple unanime, le peuple sans vedettes et le voici enfin devenu la vraie vedette, malgré lui, de la France et de sa résistance.

J’ai vu à New York la plupart de ces films qui empruntent leur sujet à certains épisodes véridiques de la lutte contre l’envahisseur. Paris calling, Croix de Lorraine, Assignment in Brittany, et je cite au hasard, il y en a tant. Je les ai vus avec des amis, tantôt américains, tantôt français. Les Français critiquaient beaucoup. Le décor était inexact, les situations pas toujours vraisemblables, les traîtres trop conventionnels, et finalement l’inévitable raid de commandos sauvait tout le monde comme dans les contes de fées. Mais je regardais mes amis du coin de l’œil : en critiquant, ils essuyaient une larme, et rien de plus français que cette pudeur. Quant aux Américains, ils exultaient de confiance, en crescendo, jusqu’à la « Marseillaise » finale.

On peut penser tout ce que l’on veut de ces films, du pire au bien ; j’en retiens pour ma part qu’ils nous présentent enfin le petit peuple français comme le grand héros de la France.

Soudain, l’étranger s’aperçoit d’une vérité aussi vieille que l’Europe mais constamment méconnue ou niée, et souvent par la faute des élites parisiennes : le peuple de France est grave, ou plus exactement il est sérieux. Il n’est pas avant tout charmant et spirituel, bien-disant, bon vivant et léger. Il n’est tout cela qu’en second lieu, et comme par luxe. Dans le fond et d’abord, il est sérieux, plus qu’aucun autre peuple dont j’aie vécu la vie. Seulement, il est sérieux sans pose, avec pudeur, préférant affecter la blague et le scepticisme plutôt que de paraître exagérer sa peine. Car il pense d’instinct, comme Talleyrand, que « ce qui est exagéré n’est pas sérieux ». Ce qui me frappe le plus, dans les films que je citais, et dans les témoignages directs venus de France sur la lutte contre les nazis, c’est l’absence de grands gestes théâtraux, la sourdine mise à l’éloquence traditionnelle, le refus même de se complaire dans le lyrisme de la catastrophe ; c’est pour tout dire, le naturel de l’héroïsme populaire.

Ce peuple en noir au regard vif s’est révélé face au danger. Il manquait d’armes, il lutte avec sa dignité impénétrable aux tentations de la Brute. On avait dit aux jeunes nazis qu’ils allaient conquérir un pays de bavards, de coquettes et de politiciens véreux. Après quelques semaines en territoire conquis, l’Allemand s’est senti dominé par une force étrange et qui l’intimidait : le regard sérieux de l’homme et de la femme du peuple, ce jugement précis et humain, bien plus insupportable que tous les cris de haines. Ils ne savaient pas cela, les jeunes Allemands, on ne leur avait jamais parlé du vrai peuple de la vraie France. Ils ont continué à le piller et à le fusiller avec une rage panique ; ils continuent, mais ils se savent battus.

Depuis qu’ils ont rencontré ce regard…