(1953) Le Figaro, articles (1939–1953) « Le dernier des Mohicans (11 octobre 1945) » p. 1

Le dernier des Mohicans (11 octobre 1945)j

Lake George (USA)

Le clapotis doux d’une pagaie trahit seul le glissement d’un canoë vers le pied du rocher où j’écris. Deux voiles inclinées se croisent lentement entre les troncs des pins sur un vert d’eau limpide. Une grande flèche rouge rase les cimes en silence, devient oiseau, devient petit avion luisant au cirque lumineux des collines, et va creuser un sillon d’or neigeux. Sur l’autre rive, la cloche du couvent des frères paulistes — joyeux nageurs, plongeurs bruyants — sonne pour les vêpres. Ce lac clair, qu’un jésuite français, au début du xviie siècle, baptisa lac du Saint-Sacrement pour la pureté lustrale de ses eaux, se nomme aujourd’hui le Lake George et fut le Horicon de Fenimore Cooper, le lieu des aventures et de la mort d’Œil de faucon et du dernier des Mohicans. Rien n’a changé dans le paysage depuis Cooper, lequel notait dans sa préface que tout était resté pareil depuis l’époque des Iroquois et des Hurons. Les villages et les villes portent encore des noms de Sagamores ou de tribus fameuses : Saratoga, Mohawk ou Ticonderoga. Les maisons sont presque invisibles, dissimulées à l’ombrage des pins cascadant en désordre des hauteurs, jusqu’aux bouleaux enchevêtrés des rives, parcourus d’écureuils et d’oiseaux-mouches. C’est ici l’Amérique de mon enfance. Non point la vraie — il n’y en a point — mais l’une des vraies — elles le sont presque toutes.

Entre les pages de l’exemplaire de Cooper trouvé dans la bibliothèque du salon, une petite carte de visite jaunie porte le nom d’un révérend qui fut évêque anglican d’Albany. Je connais bien son petit-fils. Roi du pays et chef de tribu politique, il possède la plupart des maisons riveraines, dont celle où je suis, la plus vieille : elle aura cent ans l’an prochain. Mr T… fut jadis candidat républicain contre Roosevelt pour l’élection au poste de gouverneur de cet État. Il est tanné comme un Indien, juste juge, roublard, riche et pieux. Sa femme préside, avec un optimisme effervescent le Comité pour les étudiants pauvres et démocrates de New York, qu’elle voudrait arracher au « totalitarisme », entendez aux idées communistes. Elle élève des milliers de poulets dans un domaine qu’elle a nommé le « Sommet du Monde », parce qu’il s’étend sur une colline dominant le lac aux cent îles. L’aînée des filles vient d’épouser un avocat socialiste et sportif. La seconde est femme de pasteur. La cadette rêvant d’être actrice, on lui a bâti sur le Sommet du Monde un amphithéâtre de pierre où les amateurs du pays jouaient du Shakespeare avant la guerre. Les deux fils, officiers de marine, se sont battus dans le Pacifique. Les disputes politiques, à la table des T…, semblent passées depuis longtemps au rang de taquineries de famille. Simple question de générations, en apparence. On dit le benedicite avant de s’asseoir et l’on pose au café des problèmes de roman détective. Les Européens vus d’ici, au travers des questions qu’on m’adresse, apparaissent inquiétants et inquiets, amers et pleins d’idées nouvelles. La vie de ce district est restée communale, patriarcale et paroissiale, dans la vraie tradition républicaine que « ces gens » de Washington sont en train de détruire à coups de décrets socialisants, capitalistes et centralisateurs. Point d’usine au village, mais quatre églises : l’anglicane, la presbytérienne, la catholique, la méthodiste. Un curé canadien prêche en français : nous sommes ici un peu plus près de Montréal que de New York. L’hôtel se nomme le Sagamore. Un avis discret à l’entrée disait l’an dernier restricted, signifiant que les Juifs n’étaient pas désirés. Des lois « contre les préjugés de race » ayant passé cet hiver dans l’État, la pancarte porte aujourd’hui : « Nous sommes catholiques et protestants. » Les rives, les îles s’ornent de monuments souvent couverts de noms français : morts de Montcalm et morts des guerres d’Indépendance. La liberté et la démocratie montrent ici plus d’un visage. Comme ailleurs. Mais ici plus qu’ailleurs, on sent que liberté signifie quelque chose d’élémentaire : la possibilité de se mettre à l’abri des menaces naturelles et matérielles, d’une sauvagerie profonde à portée de la main. D’où la méticuleuse propreté des maisons de bois blanc de cette contrée, et la rigidité de sa morale, de ses préjugés séculaires.

Il me semble avoir lu parfois que l’Amérique est un pays sans traditions ni religion, où toutes les races se mêlent, où l’argent seul existe… On voit New York et Chicago, Pittsburg sans doute. Qu’on n’oublie pas l’esprit qui règne encore sur les forêts et sur les lacs innombrables du continent, l’esprit subtil et ombrageux de l’éternel dernier des Mohicans ! Vaincu, il a conquis l’âme des pionniers et gouverne par elle une Amérique secrète, qui sent mieux son histoire réelle que ses trop larges ouvertures sur un avenir planétaire.