(1947) Carrefour, articles (1945–1947) « Les enfants américains réclament des bombes atomiques (20 décembre 1945) » p. 4

Les enfants américains réclament des bombes atomiques (20 décembre 1945)d

Noël ! La ruée vers les magasins s’est déclenchée depuis le 1er décembre dans toute l’Amérique, inaugurant officiellement la saison de Noël. Nous sommes le 13 et les rayons de jouets sont déjà presque vides à New York. La conversion des tanks et des forteresses volantes en pacotille de nursery exige plus qu’un instant de foi et d’abandon… Cet an de grâce rationné 1945 se termine en pleine équivoque : est-ce la paix déjà ? La guerre encore ? Interférences de disette et de luxe, d’appétits ranimés et d’amertumes durables. Et Noël va tomber au milieu de l’an I d’une ère de paix fondée sur la plus grande menace de toute l’Histoire.

Les enfants, comme les gouvernements, demandent pour leur Noël des petites bombes atomiques. Trois d’entre eux, à Brooklyn, viennent d’être blessés sérieusement en jouant à faire sauter le monde. Les trois Grands, à Moscou, seront-ils plus adroits dans ce même jeu ? On ne le croirait pas à les voir. Curieux trio : un loup déguisé en mouton et deux moutons vêtus de leur vraie peau. Mais rien n’empêche le Waldorf Astoria d’annoncer que sa nuit de Nouvel An « promet d’être la plus grande nuit de l’histoire de l’hôtel — à partir de vingt dollars ».

Hier chez Schwartz, le grand magasin de jouets de la Cinquième Avenue : « Auriez-vous, dis-je d’un ton suave, quelque chose qui ressemble à un modèle de bombe atomique pour les enfants ? » La vendeuse ouvrit la bouche, puis écarquilla les yeux : devant nous venait d’apparaître une jeune femme au visage anguleux et couvert de taches de rousseur, la tête serrée dans un foulard de soie rose feu. — « Papa, me dit mon petit garçon, c’est Miss Hepburn ! » — « C’est moi ! », dit-elle en lui pinçant la joue, et la vendeuse nous planta là.

Il neigeait sur la Cinquième Avenue, sur les paquets enrubannés, sur les fourrures, sur l’arbre immense du Rockefeller Plaza, transporté avec toutes ses racines d’un parc où il sera replanté dès janvier, n’ayant coûté que cent dollars de location à M. John D. Rockefeller, car tout se sait. Des haut-parleurs répandaient sans relâche des hymnes de Noël transformés en jazz hot par les klaxons d’interminables embarras de trafic. Aux vitrines triomphait le rêve américain, le clinquant, l’irréel, le rose et le doré, le rêve d’enfance et d’innocence universelle, bercé de musiques nostalgiques.

Noël ici devient la fête du bébé Cadum des réclames et non plus de cet enfant vrai qui naquit tant bien que mal dans la paille, sous le souffle d’un bœuf malodorant.

Plus que dix jours pour acquérir dans cette aimable bousculade la bonne conscience que représente une table chargée de cadeaux enveloppés de papiers brillants, verts, rouge, argent et mordorés. Pourquoi ces échanges éperdus ? Est-ce un souvenir du seul cadeau de paix jamais fait à l’humanité ? ou bien cette fièvre de rivaliser dans la dépense en fin d’année, est-elle comme chez les primitifs la manière de conjurer le sort ? Plus que dix jours pour s’assurer une bonne place dans le monde des familles, un droit à la chaleur des groupes. Et ceux qui seront laissés dehors, ceux qui n’appartiennent pas à une cellule sociale, formeront la foule de Times Square. Le coudoiement universel leur tiendra lieu d’intimité…

Pour moi, j’irai comme chaque année à la messe de minuit des protestants, dans la plus grande église gothique du monde, la cathédrale de Saint-Jean-de-Dieu, siège de l’évêque anglican de New York. Dix mille personnes y chanteront des hymnes avant la procession du chœur et du clergé, précédés de porteurs de torches à la Burne Jones. Et comme chaque année, j’entendrai le Credo de Gretchaninoff et le motet de Prætorius, Une rose est née… et je me dirai que l’Amérique n’a pas encore très bien compris les traditions, parce qu’elle les respecte un peu trop…

Times Square, tous ses feux allumés, semblera célébrer un V Day, une nouvelle victoire sur le temps, comme si ce n’était pas lui qui gagne à tous les coups. Qu’apportera cette fin d’année ?

Un dernier speech de La Guardia à la radio, révélant une dernière recette aux ménagères pour cuire la dinde ; le politicien rusé autant qu’honnête, le gros petit homme à la face de clown, Fiorello, la Fleurette, comme le peuple l’a baptisé, saisissant la baguette des mains du chef, dirigera pour la dernière fois l’orchestre ou la fanfare d’un grand meeting. Sur le coup de minuit, le 31 décembre, nous perdrons le meilleur maire de New York. Et Roosevelt n’est pas remplacé… Et toutes les utopies prévues par l’avant-guerre entreront dans la voie des réalisations. Déjà l’on met en vente la « bicyclette du ciel », un petit avion de mille dollars. Déjà les banques de Buffalo ouvrent des guichets extérieurs où l’on peut déposer de l’argent sans descendre de sa voiture. Déjà les biches et les daims sont amenés dans la forêt de chasse au moyen de taxis aériens. Déjà la télévision en couleurs prouve qu’elle ne le cède en rien à la photographie pour « le brillant et la précision du détail », qualités préférées de l’Américain. Déjà l’on nous annonce de Hollywood un superfilm sur la bombe atomique, où le love interest ne manquera pas ; cependant que déjà le New Yorker se moque des clichés à la mode au sujet de cette invention « qui signifie la fin de l’humanité ou l’aube d’un âge d’or » à votre choix. Déjà, le syndicat des ouvriers de l’industrie automobile offre à Ford un contrat collectif qui le protègera contre les grèves irrégulières, car la force et l’initiative ont changé de camp et les vainqueurs se montrent généreux. Et déjà les pasteurs et les prêtres se préparent à parler du message de Noël « aux hommes de bonne volonté », répétant sans scrupules avec M. Romains une grave erreur de traduction car l’Évangile, dans le texte original, dit simplement : « Paix sur la terre, bonne volonté de Dieu envers les hommes ». Est-il besoin de la bombe, et des grèves, et de la famine européenne, et de la guerre endémique dans tout l’Orient, et de la méfiance et de la peur réciproques qui président aux rapports des nations, et de l’antisémitisme, et de l’antisoviétisme, et de l’antiaméricanisme, pour que nous comprenions que les hommes ont fort peu de bonne volonté ? La plupart sont involontaires. Ils ne font que subir leur condition.

À Times Square, dans une foule compacte et lente, dans la rumeur assourdissante des petites trompettes de foire et des crécelles, GI Joe, le combattant moyen, se dira : « Well, c’était donc pour tout cela… »