(1946) Articles divers (1941-1946) « Présentation du tarot (printemps 1945) » pp. 31-43

Présentation du tarot (printemps 1945)m

1. Origines

Tarot, tarok ou taroc, est le nom donné par les Italiens à l’une des figures du paquet de 78 cartes tel qu’il existait au xiiie siècle. Ce nom fut attribué par la suite à l’ensemble du jeu. Un des premiers témoignages historiques que l’on possède sur le tarot remonte à 1393. Cette année-là, Jacquemin Gringonneur, peintre français, dessina et enlumina des cartes pour Charles VI, le roi fou, liant ainsi le tarot à l’un des moments les plus violemment poétiques de l’histoire de France. Ces cartes à fond doré, à bord d’argent, ne portent ni inscriptions ni nombres, et s’inspirent de modèles vénitiens. Dix-sept d’entre elles sont conservées à la Bibliothèque Nationale. D’un autre jeu, faussement attribué à Mantegna, et daté de 1400, subsistent aujourd’hui quatre exemplaires de 50 cartes chacun. Ce jeu se compose de cinq séries de 10 cartes, nommées les Conditions de la vie, les Muses, les Arts libéraux, les Vertus, le Système céleste.

Michel-Ange est supposé avoir inventé un jeu de tarot pour enseigner l’arithmétique. Et Gargantua jouait au « Tarau » selon Rabelais. Au xve siècle, l’invention de l’imprimerie multiplia les cartes en circulation, mais jusqu’au xviiie siècle, le tarot n’est guère connu que chez les princes et chez les gipsys, tout en haut de l’échelle sociale et tout en bas, passe-temps noble et magique ou rituel de science maudite, et prêtant aux abus les plus puérils ou les plus démoniaques, bien entendu.

L’origine du tarot est obscure. Vers le milieu du xviiie siècle, l’occultiste suisse Court de Gébelin émit l’hypothèse que le tarot dérivait du Livre de Toth, livre sacré de l’Égypte. Mais il crut aussi en retrouver les équivalents dans une inscription chinoise, datant de 1120, et dans les tablettes hindoues représentant les avatars de Vishnu. L’origine égyptienne du tarot est soutenue par Etteilla, dont nous allons parler, par d’Odoucet son premier disciple, et par Éliphas Levi. Elle a été contestée par W. A. Chatto, anglais, en 1848, et par Boiteau, français, en 1854. Ce dernier attribue au tarot une origine hindoue ; et ce sont les gipsys, selon lui (et d’ailleurs aussi selon Lévi) qui l’auraient transmis à l’Europe. Mais on sait que le peuple tzigane ne vint en Europe qu’en 1417 sous la conduite du « Duc d’Égypte » ; et qu’on lui suppose une ascendance hindoue. Or nous possédons des cartes de tarot plus anciennes, comme on vient de le voir.

Les origines du tarot, selon nous, se perdent littéralement dans la nuit des temps. Nous soutiendrons cette thèse au paragraphe 5.

2. Etteilla (1750-1810, environ)

Nous lisons le jugement suivant sur Etteilla dans un petit ouvrage intitulé Le Nouvel Etteilla (Paris 1922) :

Cet auteur, en rendant justice au génie et à la science de Court de Gébelin, terrassa ce que ce grave antiquaire avait transcrit dans son huitième volume du Monde primitif, d’après un amateur qui, lui-même, n’avait pu copier l’art de tirer les cartes, dont il est question, que d’après sa cuisinière.

Il était perruquier et se nommait de son vrai nom, Alliette. Il redécouvrit le tarot pendant la seconde moitié du xviiie siècle. Sa prose est vague, ses interprétations sont hasardeuses, mais il a le mérite d’en avoir proposées. Ses disciples, dont le plus grand fut Éliphas Lévi (l’abbé Alphonse Louis Constant), ne se privent pas de dénoncer ses erreurs, mais se montrent enclins aux mêmes complaisances interprétatives que le maître. La lecture de leurs textes est généralement exaspérante, à cause de leur propension à ramener tout à tout, et réciproquement. En voici un exemple :

Etteilla a placé le Fou à la fin du jeu, c’est-à-dire au nombre 78, et a mis au nombre 21 la figure qu’il nomme le Despote africain, qui n’est autre que l’arcane 7, 1e Chariot… Mais en fait cette lame n’a pas de nombre autre que le zéro. Ce nombre 21 appartient à la lettre Schin de l’alphabet hébreu… Le véritable 21 est aussi 22, ainsi que nous le verrons. Etteilla place le Fou sous le nombre 78 qui est enfin notre zéro, et voici son intéressante analyse de ce nombre. (Elie Alta, Le Tarot égyptien, ou Etteilla restitué, Vichy, 1922.)

On peut juger d’après ce texte (et son contexte) que selon Etteilla et son disciple Elie Alta, l’un corrigeant l’autre. 0 = 78 = (77) = 21 = 22 = (20) = 0. Telles sont les brimades que doit subir le débutant dans l’étude du tarot.

3. Variations

Selon les pays et les temps : quant au dessin des cartes, et quant à leur interprétation, les variations paraissent avoir été aussi nombreuses que les familles d’esprits, les hérésies chrétiennes, ou les écoles marxistes. Non moins valables. Car le tarot représente le Monde : on peut le voir de plus d’une façon.

A) Pays. Citons Elie Alta :

Etteilla a composé un jeu dans lequel les figures des arcanes majeurs ont été déplacées ou transformées. Seuls les arcanes mineurs sont exacts, mais malgré ces changements on peut se servir de son jeu. Il est préférable d’employer les suivants, mais en numérotant les arcanes mineurs :

1. Le tarot de Marseille où les arcanes majeurs sont exacts ;

2. Le tarot suisse de Schaffhouse ;

3. Le tarot italien où seulement deux arcanes sont différents :

(a) Le pape qui est remplacé par Jupiter, ce qui est la même chose, car Jupiter étant symboliquement principe de vie, fait fonction de Dieu dans l’Humanité ;

(b) La papesse, remplacée par Junon qui est l’espace ou sanctuaire de la vie, ce qui est le même symbole ;

4. Le tarot de Francfort, qui est entièrement défiguré, mais qui peut également servir en tenant compte que les Bâtons sont remplacés par les Carreaux ; les Épées par les Piques et les Deniers par les Trèfles.

En France nous trouvons difficilement le tarot de Marseille. La Maison Grimaud l’a remplacé par le tarot italien ; celui de Schaffhouse ne se trouve qu’en Suisse, de même celui de Francfort en Allemagne ; ils n’ont pas droit d’entrée en France. Quant à celui d’Etteilla, on le trouve partout. (E. Alta, op. cit., p. 27).

B) Dessin. La plupart des jeux qu’on trouve aujourd’hui en circulation (si l’on peut dire, car leur vente est interdite dans de nombreux pays), s’inspirent de modèles du xviiie siècle avec plus ou moins de fidélité. Défaut courant : une simplification intempérante des symboles. Comparez par exemple les cartes que nous reproduisons à la suite de cet article, les unes selon Court de Gébelin, les autres selon des modèles plus anciens, restitués par l’érudition. Et depuis Court de Gébelin, la décadence s’est accentuée. On trouve même aujourd’hui des cartes de tarot à figures redoublées (tête en haut et tête en bas) à l’instar du jeu de cartes moderne. C’est un abus inqualifiable, si l’on sait que l’interprétation de chaque lame ou arcane majeur peut être profondément différente selon que la carte apparaît dans le jeu droite ou renversée. Il en résulte aussi que le manque de place, dans le cas d’une figure doublée, oblige le dessinateur à expulser de la carte les symboles qu’il juge superflus (tel que l’oiseau de l’immortalité dans l’arcane 17, petit exemple, ou les lettres T-A-R-O et J-H-V-H dans l’arcane 10, c’est-à-dire simplement le sens de la lame — Taro ou Rota — et le nom de Dieu — Jahvé). On voudrait conseiller au lecteur de détruire radicalement tout jeu de ce genre sur lequel il pourrait mettre la main, si l’on ne craignait de donner à ces contrefaçons la valeur tout accidentelle qui s’attache aux raretés monstrueuses.

C) Significations. Nous donnons en regard des lames reproduites ci-après quelques exemples d’interprétations fort diverses : il serait aisé (et désirable) de les multiplier à propos de ces mêmes cartes. Peut-être alors une certaine cohérence transparaîtrait-elle lentement au travers de ces modifications kaléidoscopiques. Celles-ci sont en nombre infini, ainsi qu’on en pourra juger par l’examen du tableau suivant.

En effet, chacune des lames du tarot (arcanes majeurs) s’identifie à :

1. une planète

2. un signe du zodiaque

3. une lettre de l’alphabet hébreu (sens exotérique et sens ésotérique)

4. un nombre (interprété par la Cabbale)

5. un élément (selon l’alchimie)

6. une couleur

7. une note de musique

8. un nom

à quoi l’occultiste Lenain a cru pouvoir ajouter :

9. un jour

10. une heure

11. un degré

12. un génie

13. un verset des psaumes de David

et les psychanalystes modernes :

14. une des quatre facultés (pensée, intuition, sentiment, sensation)

15. un des archétypes de l’inconscient collectif.

De plus, ces significations sont organisées en structures ou rythmes, et non pas simplement juxtaposées. Prenons l’exemple des lettres. D’après Elie Alta (et donc Etteilla), « les Égyptiens ont attaché à chaque carte des 22 atouts majeurs une lettre de l’alphabet hébreu… Ces lettres ont apporté avec elles les signatures célestes. Il y a 7 lettres appelées doubles qui figurent le monde des planètes ; puis 12 lettres dites simples qui figurent les 12 signes du zodiaque que parcourt le soleil pendant les 4 saisons. Enfin il reste les 3 lettres dites les 3 Mères, qui sont attachées à nos trois cartes majeures : l’Homme (Le Bateleur), le Fou, et la Mort. »

4. Correspondances avec les cartes modernes

Les interprètes contemporains diffèrent d’une manière décourageante quant au parallélisme à établir entre les quatre couleurs des tarots et les quatre couleurs du jeu de cartes moderne. Bornons-nous à livrer à l’étude du lecteur les hypothèses suivantes :

Selon A. E. White (Key to the Tarot) :

les Bâtons du Tarot = les Carreaux du jeu de cartes

les Coupes = les Cœurs

les Épées = les Trèfles

les Deniers = les Piques

Selon les tarots de Francfort :

Bâtons = Carreaux

Coupes = Cœurs

Épées = Piques

Deniers = Trèfles

Selon A. E. Thierens (The General Book of the Tarot) :

Bâtons = Trèfle = Air

Coupes = Carreau = Eau

Épées = Pique = Terre

Deniers = Cœur = Feu

Selon le Dr Elizabeth Whitney (Tarot, private publication in Spring 1942) :

Bâtons = Carreau = Intuition = Air

Coupes = Cœur = Sentiment = Feu

Épées = Trèfle = Pensée = Eau

Deniers = Pique = Sensation = Terre

Enfin, selon R. M. de Marinis (dans un ouvrage à paraître en 1945) :

Bâtons = Trèfle = Sexualité = Sensation = Terre

Coupes = Cœur = Mariage = Sentiment = Eau

Épées = Pique = Sociabilité = Intuition = Air

Deniers = Carreau = Création = Pensée = Feu

Il semblerait, à lire cette liste, que les arcanes représentent, grosso modo, les autorités religieuses et sociales au Moyen Âge, et quelques-unes des situations élémentaires de l’existence, signifiées par allégories. Il n’en est rien. Tout est symbole dans le Tarot, jusqu’au moindre détail, si le dessin est exact. Et ces symboles, à l’examen d’une attention qui consent à se laisser docilement absorber, ne tardent pas à révéler deux caractères généraux : ils sont tantôt hiératiques, tantôt dramatiques, comme le sont les symboles de nos « grands rêves ». De fait, chacun des arcanes majeurs est une apparition, un grand rêve fixé, et peut être analysé à ce titre. Les figures de la papesse, de l’empereur, de la Justice, de l’Ermite, nous apparaissent comme de véritables Archétypes de l’inconscient, dans leur immobilité insondable et infiniment allusive. Cependant que la Roue de Fortune, le, Jugement dernier, la Lune ou la Tour décapitée sont de grands événements psychiques et cosmiques, tantôt clichés dans leur moment d’extrême tension, tantôt largement résumés de leur naissance à leurs possibles conclusions.

Nous pouvons donc considérer les arcanes majeurs du tarot comme un véritable Alphabet de la grande poésie universelle.

Leur attribuer un auteur, une date fixe, un usage limité, serait méconnaître leur nature. Les arcanes sont issus de la nuit des Mères, et de l’Underground éternel.

Peut-être même faudrait-il voir dans les lames les plus anciennes les signes d’un langage secret, communiquant sous la forme anodine d’un jeu, les doctrines manichéennes de la secte des cathares ou albigeois, persécutée par l’inquisition. (La croisade contre les albigeois commença en 1209.) Les troubadours cathares, initiateurs de toute la poésie occidentale, auraient pris le maquis dans plusieurs pays, mais n’auraient pas cessé de répandre leur croyance et leur sagesse par l’entremise des tireurs de cartes. Cette hypothèse a été formulée par le grand indianiste Heinrich Zimmer, dont nous traduisons ci-après quelques pages remarquables sur « Le Fou ».

6. De l’usage des tarots

Nous avons pris l’habitude de considérer les tarots avant tout comme un moyen de divination de l’avenir. Si l’on en croit les plus récents travaux, ceux en particulier du professeur Tassin, de Columbia, et de Paul Foster Case, le tarot aurait été, originellement, une méthode de psychothérapie comparable à notre psychanalyse. Ses lames seraient en vérité autant de thèmes de méditations prolongées — la cure ou yoga durait plusieurs années — et marqueraient les étapes d’une « voie hermétique » aboutissant à la réalisation intime du Grand Œuvre des alchimistes. Il s’agirait de passer, à travers ce yoga, de l’illusion à la réalité, et des choses telles qu’elles nous apparaissent aux choses telles qu’elles sont. Les 22 arcanes décriraient l’histoire de l’homme qui part dans la vie comme un Fol (arcane zéro) et aboutit à la connaissance de soi et du Monde (arcane 21) en passant par tous les stades du développement collectif, puis individuel, de la psyché humaine.

Chacune des cartes était utilisée par l’étudiant en occultisme comme sujet de méditations et de contemplation, au cours d’exercices poursuivis aux fins d’arriver à l’illumination. L’avantage particulier de cette technique, comparée à d’autres, résidait dans le fait qu’elle combinait plusieurs modes d’entraînement dans une seule activité. Ainsi, tandis que l’étudiant apprenait les symboles, il s’exerçait inconsciemment à la concentration, à la visualisation, à l’exactitude, à l’analyse et à la synthèse, à l’évaluation des couleurs et des formes, et surtout il entraînait cette faculté maîtresse qui établit des corrélations entre les idées abstraites. Le schème d’études était en général le suivant : l’étudiant commençait par la contemplation d’une carte isolée, puis il la reliait graduellement à d’autres cartes, disposées autour de la première selon des structures de plus en plus complexes. (Berthe MacMonnies Hazard)

Cette très brève indication peut suffire à faire entrevoir au lecteur l’importance réelle du tarot, indépendamment des usages pittoresques, secondaires, dérivés, et le plus souvent charlatanesques, dont les modernes ont cru pouvoir se rendre maîtres.

Terminons sur une anecdote. Le lendemain de la libération de Paris, le peintre Emlen Etting, attaché aux forces américaines, et son ami André Lhote, furent les premiers à pénétrer dans le Palais du Luxembourg, abandonné la veille par les Allemands. Au milieu du désordre indescriptible de la salle du Sénat, meubles brisés, papiers épars, une table au tapis vert était seule restée debout. Les deux peintres s’étant approchés y virent « jetées comme par la main du destin » une séquence de lames de tarot. Dernier message des occupants. Message suspect, ajouterons-nous : il s’agissait de cartes allemandes portant au lieu des coupes, bâtons, deniers, épées : des cœurs, des cloches, des feuilles et des glands.

Le Fou, arcane 0

a) Interprétation d’Elie Alta d’après Etteilla :

Le grelot de la Folie s’adapte indistinctement à tous les anneaux de notre chaîne. La surface entière du globe (le 0) n’est que le théâtre de nos extravagances. Retraçons d’ailleurs aux yeux du sage l’emblème d’un voyageur, qui symbolise l’homme. Cette vie n’est qu’un court trajet dont nous pouvons adoucir les peines en nous comportant d’après les plus saines aspirations du rayon divin qui nous anime.

Synonymes : Droite. Folie, démence, extravagance, égarement ivresse, délire, enthousiasme, aveuglement, ignorance, déraisonnable, simple, niais.

Renversée. Folie, imbécillité, insouciance, bêtise, imprudence, négligence, absence, distraction, nullité, vain.

b) Interprétation de E. Whitney, d’après diverses traditions :

Vue sous un certain angle (si l’on place l’arcane à la fin du jeu) cette carte est une image de l’inconscience, des occasions manquées, de la vie d’illusion. Le Fou, dans ce sens, est la passion subie sans résistance, la vie vécue au niveau animal. Rien n’a été appris ou gagné par la traversée du Jeu. La vie a vécu cet homme, ce n’est pas lui qui l’a vécue. Aussi la somme de ce qu’il a réalisé est-elle zéro.

Vu sous l’angle de A. E. Waite, le Fou est un homme richement habillé, portant une rose à la main, et qui s’arrête au bord d’un précipice pour contempler l’espace au-dessous et au-dessus de lui. L’abîme ne lui inspire pas de terreur. Son visage est plein d’intelligence, de rêve et d’attente. C’est un prince de l’autre monde en voyage ici-bas. Sous cet aspect, il est la conscience individuelle libérée de l’illusion, et poursuivant sa route sans craindre les dangers que court l’homme collectif ou purement instinctif. Plus petit que le petit, plus grand que le grand, tenu pour néant par la raison et le monde, symbolisé par le cercle, il est l’expression de la volonté d’individuation dans l’homme. Du point de vue de l’égo, cette quête n’est que folie et non-sens.

c) Interprétation moderne de B. McM. Hazard (résumé)

La clef 0 doit exprimer un état de préparation, avant la conscience et l’individuation. Les symboles de la carte le confirment : le grand soleil blanc, en haut à droite, contient toutes les couleurs du spectre encore indifférenciées ; la couleur jaune du fond est celle de l’intellect, de l’air, de la respiration ; le Fou lui-même est peint comme l’Éternelle Jeunesse, prête à pénétrer dans l’abîme de la manifestation terrestre. Il porte les deux symboles féminin et masculin : ses cheveux clairs dénotent la conscience (par opposition à l’inconscient). Sa robe blanche (pureté) porte autour du col les lettres du grand tétragramme hébreu, le nom imprononçable de Dieu, J H V H. Par-dessus cette robe, il porte la cape noire de l’ignorance, bordée de rouge — c’est le désir —, ornée de trèfles verts — la nature créatrice — et de disques jaunes sur lesquels sont brodées des roues rouges à 8 rayons, annonçant l’accomplissement futur, l’intégration et la conscience individuelle.

Les arcanes majeurs qui suivent montrent ce qu’il adviendra du Fou à mesure qu’il traversera les collines, vallées et montagnes indiquées dans le fond de cette carte, jusqu’à ce qu’il revienne au grand soleil ou « Père » dont il est « tombé ». Il sera représenté successivement comme homme, ou femme, ou objet, ou animal, ou même abstraction, dans une suite de symboles qui expriment d’abord les archétypes de l’homme collectif, puis les symboles plus subjectifs de l’homme individualisé.

d) Interprétation de Heinrich Zimmer (extraite d’un ouvrage posthume, non encore publié)

Dernière carte de la série de 78, la seule qui ne porte pas de symboles ou de nombre qui la relie à une des couleurs…

Cette figure solitaire montre un vagabond errant sans but, avec la démarche d’un fou… et un regard qui perce toutes choses sans s’arrêter à aucune. (Le Fou) exprime le type du pèlerin-sage (selon la sagesse de l’Est) parvenu au terme de l’initiation. Semblable à un fou, à un mendiant, à un hors-caste : car c’est ainsi que le saint, l’homme parfait, doit apparaître aux yeux des autres. Il s’est libéré des systèmes de castes, des hiérarchies sociales. Il n’a plus besoin de la puissance terrestre (les épées) ; des sacrements, rites et prêtres des religions établies (les coupes) ; des biens qu’on peut acheter et vendre (les deniers) ; du sol et du foyer (les bâtons).

Il n’a plus d’attaches, ni de nom. Il est la carte anonyme. Il n’est qu’un fol errant.

Comment a-t-il atteint le stade suprême, bien au-dessus des rois, des reines, des as, des chevaliers et des valets, au-dessus des 21 symboles qui décrivent la hiérarchie des essences et des sphères surhumaines ? En passant à travers eux tous, mais sans être pris par un seul… Ayant accompli son être dans la coïncidence des contraires, pour lui l’univers ambiant perd son poids. Sa réalité visible et tangible continue d’exister, mais elle a perdu son pouvoir magique.

Voici l’expérience du Fou : le monde extérieur n’a pas plus de signification réelle que l’ego, dont il s’est débarrassé depuis longtemps. L’une et l’autre sont les illusions qui s’interposent entre l’homme et son essence divine innée… Le fol errant n’a ni famille, ni possessions, ni lieu où reposer sa tête. Cependant, il ne se sent frustré de rien de tout cela. Il est en union avec l’Univers, sa vraie maison. L’univers participe à sa nature même. D’autre part, le divin, dans son essence transcendantale, au-delà de tout changement ou forme, se trouve être aussi son essence propre. Car il est la coincidentia oppositorum. La forme suprême de cette union est Dieu, déployant constamment son essence dans les aspects de l’univers et de ses créatures, et cependant restant le « Dieu caché », deus absconditus, éternellement… Le fol errant voit en toutes choses la manifestation de Dieu, c’est-à-dire de lui-même, et en même temps il voit à travers toutes les choses : elles ne sont que néant, elles ne sont qu’un mirage, il les a dépassées…

Il est le mendiant qui possède l’univers, et toutes ses richesses, qui ne sont rien d’autre que le déploiement de sa propre nature.

Vous pourrez donc le traiter de fou. Il l’est en effet, mais il n’est pas un lunatique quelconque, un idiot ou un simple d’esprit. C’est ce qu’il paraît. Si quelque étranger aux habits sales et déchirés, au regard bizarre, entrait chez vous et vous tapait gentiment sur l’épaule en murmurant à votre oreille : « Je suis le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit ! » — la plupart d’entre vous, sans plus d’enquête, le conduiraient tranquillement à l’asile.

C’est pourquoi le parfait initié ne condescend pas à desserrer ses lèvres et à révéler le scandaleux secret de sa perfection. Dans la sagesse du Saint-Esprit incarné, il passe, étranger, silencieux. Étant tout et toutes choses, il ne lui reste plus qu’à feindre de n’être rien. Et de même, il convient que la séquence des arcanes, grâce aux symboles graphiques desquels nous sont dévolus l’initiation et l’accomplissement, apparaisse simplement comme une série de cartes à jouer plutôt bizarres et démodées…

Le Parfait sous l’aspect d’un fol errant, a dépassé la possibilité d’être aucune des réalités particulières exprimées par les quatre couleurs et les arcanes. C’est pourquoi, prenons garde, s’il nous advient jamais de rencontrer quelqu’un qui ne soit rien, ni homme d’affaires, ni professeur, ni garçon d’ascenseur, — quelqu’un qui ne professe aucune profession, un spirituel sans emploi, un vagabond cosmique. Prenons bien garde à la manière dont nous le traiterons ! Il se pourrait qu’il soit le Saint-Esprit incarné, le Christ errant de nouveau parmi les hommes Et de plus, s’il y condescendait, il pourrait bien être capable de nous révéler le dernier mot sur les symboles du tarot !

La Roue de Fortune, arcane 10

a) Interprétation d’Elie Alta, d’après Etteilla :

La lettre Iod se rapporte à la plupart des idées du nombre 10. Elle a le sens de main, les deux mains, les 10 doigts. Elle symbolise la manifestation qui va se produire, la potentialité d’un événement. Idée d’eau, de liquide.

Astrologie. La Vierge, maison de Mercure. On y considère la santé, si l’absent se porte bien… On demande quant à la femme si elle est impudique.

Figure. Elle représente une roue sur son axe, elle entraîne d’un côté un singe, un lapin ou un diable, et de l’autre côté un homme. Elle nous indique simplement le mouvement de la vie dans tous les règnes, — leur destinée. Le sphinx placé au sommet de la roue, figure la loi universelle des transmutations matérielles ou physiques… Celui qui s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé.

Synonymes. Droite : Fortune, bonheur, bonification, bénédiction, prospérité, biens, richesses, grâces, sort, destin, aventure, bonne fortune.

Renversée : Augmentation, accroissement, surcroît, croissance, végétation, production.

b) Interprétation de B. McM. Hasard (résumé) :

La clef 10 termine le cycle collectif et inaugure le cycle individuel. Aux 4 coins de la carte, les figures symboliques — un homme, ou ange, un lion, un taureau, un aigle — signifient les 4 divisions du cosmos auxquelles faisaient allusion les 4 lettres I H V H brodées sur la robe du Fou, et représentent les 4 signes fixes du zodiaque. L’Ange (Aquarius) est l’Air (Verseau, Gémeaux, Balance) ; l’Aigle (Scorpion) est l’Eau (Scorpion, Poissons, Cancer) ; le Taureau (Taureau) est la Terre (Taureau, Vierge, Capricorne) ; le Lion (Lion) est le Feu (Lion, Sagittaire, Bélier). Rappelons les 4 parties de l’homme : Corps (Terre), Émotions (Eau), Intelligence (Air), Esprit (Feu), les 4 emblèmes chérubiniques dans Ézéchiel, les 4 évangélistes et leurs emblèmes, les 4 rivières du Paradis, et le Tétragramme.

Ces 4 symboles cosmiques sont entourés de nuages de tempête suggérant les luttes nécessaires pour arriver à les harmoniser dans le Grand Œuvre. Cependant le fond bleu pâle du ciel indique que la paix spirituelle s’établira finalement quand les tensions entre les éléments seront équilibrées.

Au centre de la carte, un large cercle orangé indique que le Grand Œuvre est une activité solaire. Trois cercles concentriques s’y inscrivent : Père, Mère, Fils. Au milieu, une roue à 8 rayons signifie la manifestation parfaite, résultant du mouvement de 2 roues de 4 rayons tournant en sens inverse l’une de l’autre : équilibre entre les aspects positifs et négatifs des 4 instruments (bâtons, épées, coupes, deniers), c’est-à-dire entre l’évolution et l’involution. L’une des roues porte les signes alchimiques du Mercure (Intellect) ; Sel (Corps) ; Soufre (Esprit) ; et Dissolution (Émotions). L’autre roue ne porte pas de signes, mais il se peut qu’elle en ait porté autrefois.

À l’extrémité de chacun des rayons de la première roue est placée une des lettres du mot T A R O, qui doit se lire dans le sens des aiguilles d’une montre. À l’extrémité de chacun des rayons de la seconde roue, sont les lettres Yod, Heh, Vav, Heh, qui doivent être lues en sens inverse des aiguilles d’une montre, étant hébraïques. La division quaternaire du cosmos se retrouve ici au plus bas niveau de la conscience, encore solaire et collective (symboles abstraits).

Autour de la roue, trois symboles concrets : le Serpent, le Sphinx, l’Anubis, représentent le niveau de la conscience collective humaine. Le Serpent est jaune (activité de l’intellect) dirigé vers le bas (involution dans la matière) et ondulant (action vibratoire de l’intellect créateur). L’Anubis, ou Hermanubis, mi-loup mi-homme, coloré en rouge (désir), s’élève de la matière et évolue vers le Père : c’est l’homme qui s’éveille des profondeurs, et qui commence à monter vers l’appel du Sphinx, symbole de l’homme parfait ou conscient et individualisé. Le Sphinx est bleu (spiritualisé, re-né) et porte sur la tête des ornements noirs et blancs : équilibre des contradictions. Il tient l’épée de la discrimination. Son corps est mi-féminin, mi-léonin, hermaphrodite, équilibré.

Bibliographie sommaire

Antoine Court de Gébelin : Le Monde primitif (volume VIII) : Du jeu des tarots, Paris, 1781.
Etteilla : Manière de se récréer avec le jeu de cartes nommées tarots, Amsterdam, 1783-1985.
Le Livre de Thot.
M. M. D’Odoucet : Science des signes, ou médecine de l’esprit, connue sous le nom d’art de tirer les cartes, Paris, 1793.
William A. Chatto : Facts and Speculations concerning the history of Playing Cards, London, 1848.
Éliphas Lévi : Dogme et rituel de la haute magie, 1860
Clefs majeures et clavicules de Salomon, 1895.
Le Grand Arcane, 1898.
Transcendental Magic, New York, 1938.
Romain Merlin : Tarot, Paris, 1870.
Papus (Gérard Encausse) : Le Tarot divinatoire ou tarot des bohémiens, Paris, 1885.
Arthur Edward Waite : The Pictorial Key to the Tarot, London, 1922.
Elie Alta (Gervais Bouchet) : Le Tarot Égyptien, Vichy, 1922.
Oswald Wirth : Le Tarot des imagiers du Moyen Âge, 1927.
Paul Foster Case : An introduction to the study of the Tarot, New York, 1920.
Two Courses of the Tarot, Washington, 1928.
The Book of Tokens, Washington, 1934.
Ouspenski : A New Model of the Universe, New York, 1930.
A. E. Thierens : The General Book of the Tarot.
Manley Hall : An Encyclopédie Outline.
R. Bernouilli : Eranos Jahrbuch, 1934.
Berthe MacMonnies Hazard : The Tarot and the accomplishment of the Great Work, 1942.
Dr Elizabeth Whitney : Tarok, Tarot or Taroc (1940) (Ces deux dernières études dans Spring 1942. Copyright by the Analytical Psychology Club of New York City, 1942.)