(1947) Carrefour, articles (1945–1947) « L’Amérique est-elle nationaliste ? (29 août 1946) » p. 1

L’Amérique est-elle nationaliste ? (29 août 1946)g

Vont-ils devenir nationalistes à la manière des Européens ? C’est, à mon sens, toute la question. Lorsque nous parlons d’impérialisme, en Europe, nous pensons à une volonté de dominer affirmée par un chef au nom de sa nation : les Allemands sous Hitler, les Français sous Louis XIV et sous Napoléon, les Italiens sous Mussolini. Les Américains n’ont pas de chefs de cette espèce. Mais l’opinion publique, chez eux, en tient la place. Se pourrait-il qu’un jour prochain, cette opinion publique, reine des États-Unis, devînt nationaliste à notre image européenne ? Et qu’elle décidât d’imposer au monde entier la loi yankee ?

Il faudrait tout d’abord que l’Amérique se formât une conscience nationale. Le phénomène est-il probable ? Et s’il l’est, devons-nous le redouter ?

Je répondrai que le phénomène est non seulement probable, mais en train de s’accomplir sous nos yeux. Pourtant, je reste persuadé qu’il ne comporte rien de redoutable.

Une nation prend conscience d’elle-même lorsqu’elle atteint ses limites naturelles et qu’elle se heurte à des voisins organisés. Or c’est le cas de l’Amérique, virtuellement, depuis que sa mouvante frontier a rejoint ses frontières naturelles, aux environs du début de ce siècle. Ces frontières se trouvaient être deux océans au-delà desquels régnaient le Japon et l’Europe ; et deux territoires géographiquement américains, mais historiquement étrangers au génie yankee : le Mexique latin, le Canada britannique et français. Couronnant le tout, voici que le monde germanique vient déclarer la guerre aux États-Unis, puis que le monde russe, provisoirement allié, entre en concurrence déclarée avec la production américaine et l’idéal démocratique d’un Roosevelt.

L’Amérique atteignant ses limites se voit donc subitement confrontée non plus avec sa nature, ses déserts, ses émigrés et ses Indiens, mais avec le monde entier organisé en groupes solides ; de plus, on lui a déclaré la guerre, comme pour mieux marquer le coup ; et, de plus, elle l’a gagnée avec une arme qu’elle se trouve seule à posséder pour le moment.

Voilà bien des raisons de prendre conscience de soi, en tant que nation, avec tout ce que cela comporte d’orgueil et de volonté de régenter le monde, puisqu’on est au surplus victorieux et tout-puissants du premier coup. Imaginez qu’un grand pays européen ait remporté des triomphes de cet ordre. La terre entière aurait de quoi trembler.

Mais il ne s’agit pas d’une nation comme les autres.

Je voudrais, pour vous le faire sentir, prendre un exemple au langage quotidien de l’Amérique. Lorsqu’un citoyen des États-Unis désapprouve une certaine action, une certaine conduite, une certaine opinion, il a coutume de dire, depuis quelques années, pour marquer sa réprobation aussi fortement que possible : It’s unamerican, « ce n’est pas américain. »

Nationalisme, direz-vous. Oui, mais pas à la manière européenne.

La phrase veut dire : cette opinion ou cette action ne va pas dans le sens de l’idéal commun vers quoi tendent les Américains, et qui les fait devenir vraiment Américains, quelles que soient, par ailleurs, leurs origines. On ne se réfère pas au passé, mais à l’avenir. On n’invoque pas la tradition, mais l’utopie. On pense moins aux ancêtres qu’aux descendants, considérés d’ailleurs comme nécessairement ascendants vers une vie meilleure. Et il ne s’agit pas d’une déclaration d’anti quelque chose, mais au contraire d’une exhortation et d’un rappel qu’on adresse à soi-même autant qu’aux autres, afin que chacun devienne plus digne de ce que tous attendent de ce pays, plus digne du mythe, du rêve américain.

Voilà donc un nationalisme « ouvert » et pour qui la nation est en avant dans un élan, un rêve, une liberté future. Non pas comme chez Maurras dans le passé, comme chez Barrès dans la terre et les morts, ou comme chez Rosenberg dans le sang et le sol.

Ce qu’il y a de répugnant dans le nationalisme européen, c’est que l’on y sent une volonté de resserrement, une soif d’imposer au voisin ses propres limitations traditionnelles et de lui faire subir la loi d’un village qui n’est pas le sien. Au contraire, ce qu’il y a de rassurant dans le nationalisme américain, c’est qu’on y sent une volonté d’élargissement, une soif de proposer au voisin les moyens de libération qu’on vient de découvrir pour son compte et qui seront bien plus efficaces appliqués à l’échelle mondiale. Ici, l’impérialisme américain vient se confondre, pratiquement, avec le rêve d’une communion planétaire dans la même liberté.

Ils ont envie d’ouvrir le monde à leur jeunesse, non pas de refermer sur lui leurs serres. Ils ont envie de nous faire bénéficier de leur style de vie, de leur way of life, parce qu’ainsi, croient-ils, tout le monde (et eux compris, bien entendu) se sentira plus en sécurité et plus à l’aise.

Je pense aux Russes. Je vous laisse comparer. Chacun ses goûts. Je me borne à marquer une différence capitale : l’Américain n’insiste pas quand on ne l’aime pas — comme en Europe — ou simplement quand on peut faire sans lui, comme on vient de le voir aux Philippines.

J’entends d’ici nos méfiants à moustaches et à col dur : « Le commerce américain va nous submerger et détruire nos coutumes d’économie paysanne ; on achètera nos âmes avec des frigidaires ; la sottise humanitaire enlisera nos élans spirituels ; nous serons noyés par une civilisation qui ne respecte que la quantité ; le dollar sera roi, etc. »

Toutes ces méfiances sont sans fondements, toutes ces accusations injustes, à mon avis. Si nous vendons nos âmes contre des frigidaires, ce sera notre faute et non pas celle de l’industrie américaine qui aura mis dans un coin de nos cuisines ces appareils où tout respire l’innocence et ronronne l’hygiène. Ceux qui voient dans le frigidaire une menace pour leur civilisation semblent avouer par là que cette dernière n’est plus très saine, qu’elle « sent » déjà. Il est grand temps qu’on la mette dans la glace. De même, le commerce américain ne peut nous submerger qu’au moyen de produits que nous aurons bien voulu acheter ; et si son rythme plus rapide met en péril certaines coutumes avares, ce sera tant mieux. De même encore, la « sottise humanitaire » des États-Unis nous a fait moins de mal, semble-t-il, que « l’intelligence » inhumaine de certains chefs européens qui professaient le machiavélisme. De même enfin, si nous sommes un jour noyés par la quantité, ce ne sera pas la faute de la quantité, mais bien de l’abaissement de notre qualité. En résumé, ce que l’on nomme en Europe « l’américanisme » n’est pas un danger américain, mais européen. Je veux dire par là que si un homme devient l’esclave de son automobile, le blâme en retombe sur l’homme et non sur la machine. Car primo, on ne l’a pas forcé à l’acheter, et secundo, une fois l’automobile achetée, il ne dépendait que de lui d’aller à pied quand cela lui chantait.

Mais je m’avise ici d’une contradiction étrange. Il semble bien que ce sont les mêmes personnes qui vitupèrent l’impérialisme commercial de l’Amérique, d’une part, et qui se plaignent de ce que l’Amérique ne leur vende pas assez de blé, d’autre part. Quand l’Amérique envoie, on parle d’impérialisme ; quand elle n’envoie pas, on parle d’égoïsme et d’hypocrisie puritaine. Et il arrive même trop souvent que l’on parle des deux à la fois. Je voudrais insister sur ce point.

Ceux qui se méfient de l’Amérique, en Europe, l’accusent à la fois d’être là et, pour comble, de n’être pas là. Quand elle fait une crise d’isolationnisme, on l’accuse de myopie, d’inertie, d’incompréhension de la situation mondiale et d’orgueil inqualifiable. Mais quand elle fait une crise d’idéalisme et qu’elle intervient dans les affaires d’Europe, comme en 1917 et en 1943, on l’accuse de se mêler de ce qu’elle ne peut comprendre.

Ce qu’on voudrait, en somme, c’est que les Américains interviennent quand les choses vont très mal — par notre faute — et qu’ils vident les lieux en vitesse, comme des intrus et sans remerciements, dès qu’ils nous ont tirés d’affaire. « Eh quoi ! deux ans pour débarquer ! » (C’est-à-dire pour créer de toutes pièces une armée de 10 millions d’hommes.) « Eh quoi ! trois mois déjà que nous sommes libérés et ils infestent encore nos bars ! »

Autre exemple de cette même contradiction dans les jugements européens sur l’Amérique. On n’a pas épargné les critiques à la politique d’occupation américaine en Allemagne : « Ils sont trop doux, ils sont naïfs, ils ne comprennent rien aux problèmes de l’Europe, de quoi se mêlent-ils ? » Intimidés, conscients d’avoir fait quelques gaffes à la Patton, les Américains donnent des signes de leur envie de s’en aller. Mais aussitôt : « Ah ! bien sûr, ils vont nous laisser seuls avec toute la charge de l’occupation sur les bras ! »

Remarquons que les Russes ne prêtent pas le flanc à des critiques de ce genre parce qu’ils ne publient rien, interdisent les reportages, agissent en conquérants et claquent les portes dès que se produit la moindre divergence.

À ce propos, j’entendais l’autre jour un diplomate américain parler de l’attitude hostile des Soviétiques à l’égard de toutes les mesures proposées ou soutenues par son pays.

— Ils sont bien maladroits, disait-il en souriant, car à force de nous contrecarrer, ils vont nous obliger à faire enfin de la politique étrangère dont nous n’avions naguère ni le goût ni le besoin…

Prise entre ces reproches contradictoires d’isolationnisme et d’impérialisme, la politique américaine hésite parfois. D’autant plus qu’il existe bel et bien aux États-Unis des fractions isolationnistes et des fractions impérialistes et que ces minorités, d’ailleurs plus bruyantes qu’efficaces, se confondent même dans certains cas — par un paradoxe symétrique de celui que je relevais tout à l’heure.

Cette timidité de la politique américaine me paraît beaucoup plus dangereuse pour l’Europe que cet impérialisme qu’on redoute pour de mauvaises raisons ou parce qu’on l’assimile à des tendances européennes qui n’ont de commun avec lui que le nom.