(1980) Réforme, articles (1946–1980) « Vues générales des Églises de New York (12 octobre 1946) » p. 2

Vues générales des Églises de New York (12 octobre 1946)c

Je n’ai pas encore découvert cet autel « au dieu inconnu », que saint Paul admirait à Athènes, mais j’ai tout lieu de croire qu’il existe à New York. Serait-ce cette église du Centre Absolu, dont je vois annoncée la « causerie mystique » en fin de la liste des services religieux, dans le New York Times du samedi ? Remontant ces colonnes d’annonces qui tiennent une demi-page du journal, je trouve les rubriques suivantes : Société védantiste, Église universaliste, Église de l’Unité, unitariens, théosophes, spiritualistes, catholiques romains, protestants épiscopaux, presbytériens, pentecôtistes, méthodistes, luthériens, juifs réformés, hindouistes, huguenots, Science divine, congrégationnalistes, réformés hollandais, scientistes, baptistes, moraves, disciples. Mais il y a aussi, qui n’annoncent pas leurs cultes : les luthériens de Finlande et de Suède, les orthodoxes serbes, grecs, ukrainiens et russes, les vieux-catholiques, les réformés hongrois, l’Église catholique nationale de Pologne. Et cinquante sectes.

Approchons-nous de ces églises par l’extérieur : par leur histoire d’abord, puis par l’architecture de leurs sanctuaires, enfin par le spectacle de leurs cultes.

Séparations et réunions

Les États-Unis ont été fondés par des groupes successifs de colons, la plupart exilés pour cause de religion. Tous ces pionniers étaient d’abord les fanatiques d’une foi, rejetés par l’Europe, et qui venaient chercher en Amérique la liberté de célébrer leur culte. Ils y trouvèrent aussi la possibilité de fonder des cités idéales, conformes à leurs doctrines morales et politiques. D’où le caractère social très accentué que pris, dès le début, leur vie religieuse ; d’où aussi, le caractère religieux de leur civisme.

La structure politique des États-Unis reflète encore, de nos jours, le jeu complexe de ces apports confessionnels, ceux-ci se confondant d’ailleurs, le plus souvent, avec les apports nationaux. C’est ainsi qu’un Américain qui appartient à l’Église réformée a bien des chances d’avoir des ancêtres hollandais, allemands ou suédois s’il est né luthérien ; anglais s’il est presbytérien ; et s’il est catholique, italiens, polonais ou irlandais. À ces différences d’origine sont venues s’ajouter, dès le xviiie siècle des différences de classes : l’Église baptiste est largement populaire, la méthodiste aussi (elles comptent chacune 9 à 10 millions de membres), tandis que l’Église presbytérienne et l’Église protestante-épiscopale (bien moins nombreuses) sont surtout citadines et fashionable.

Quant à la fameuse multiplication des sectes, elle n’a rien à voir avec la diversité des confessions d’origine nationale. C’est au xixe siècle qu’elle a sévi, pour des raisons politiques ou géographiques au moins autant que doctrinales. La guerre de Sécession a coupé en deux groupes, Sud et Nord, la plupart des grandes confessions. Ces groupes à leur tour se sont morcelés sur leurs ailes gauche et droite, en « libéraux » et « fondamentalistes ». Et plus ces groupuscules étaient restreints, plus la tendance sectaire s’y faisait virulente, entraînant de nouvelles divisions, jusqu’à donner naissance à des « églises » qui ne comptaient que quelques centaines « d’élus ». Avec le xxe siècle et l’achèvement de la colonisation du continent, peut-être par l’effet d’une réaction normale, peut-être aussi parce que les communications rapides et les fréquents changements de domicile facilitaient des contacts nouveaux et tendaient à dissoudre les sectesd purement locales, le processus s’est renversé. Les groupuscules ont rejoint les groupes, qui se sont fédérés ou qui ont fusionné. Les confessions ou « dénominations » traditionnelles se sont reconstituées en une dizaine de corps qui représentent la grande majorité des protestants. Et ces réunions préalables ouvrent des voies jadis insoupçonnées : presbytériens et anglicans étudient, depuis quelques années, un projet d’union organique.

Quelle que soit par ailleurs l’évolution interne de cette « poussière de sectes », comme disent les étrangers (scandalisés par une diversité dont ils ignorent les origines valables, pour la plupart européennes), voici le fait qu’il convient de souligner : ces étiquettes ne correspondent nullement à des antagonismes religieux. Bien au contraire, c’est l’uniformité des conceptions de la vie chrétienne, dans les diverses dénominations, qui peut frapper l’observateur. Une promenade dans Manhattan commencera de nous en convaincre.

Du gothique neuf

On m’avait dit que je verrais à New York de pauvres petites églises tout écrasées entre des gratte-ciel triomphants. On ne m’avait pas dit que ces églises, d’ailleurs immenses pour la plupart, sont vénérées et fréquentées par la moitié des habitants de ces gratte-ciel, qui ne voient d’ailleurs aucun inconvénient à ce qu’un lieu de culte soit moins haut qu’un building, comme une hostie est moins grosse qu’un pain ; ils ne sont pas si enfantins que leurs critiques. On ne m’avait pas dit non plus que New York possède, en plus de ces églises, la plus grande cathédrale du monde : St-Jean-de-Dieu, édifiée au sommet d’une colline de granit dominant Manhattan. C’est le siège de l’évêque anglican de New York. (Dommage qu’un édifice construit au xxe siècle copie scrupuleusement les bons modèles gothiques.)

Je remonte la Cinquième Avenue, en partant de Washington Square. Voici d’abord, à deux-cents mètres l’une de l’autre, deux églises au clocher oxfordien : l’une anglicane, l’autre presbytérienne, indiscernables. Ouvertes toutes les deux le jour entier, possédant toutes les deux leur autel, leurs stalles de chœur et leur pupitre pour la Bible, d’où pend un ruban large à la couleur de la saison ou de la fête liturgique. Plus haut, l’église collégiale hollandaise, de style baroque, en marbre blanc ; et vis-à-vis, dans un jardin, une église anglo-catholique, toute encombrée de poutres et d’images : c’est là que les acteurs vont se marier. Plus haut encore, une autre église gothique aux flèches banales en pierre grise : Saint-Patrick, cathédrale catholique. Puis l’anglicane Saint-Thomas, aussi dissymétrique que Saint-Étienne-du-Mont, de l’extérieur, mais la nef et le chœur, fort classiques, s’ornent d’une rosace bleue et de sculptures précieuses. Sur les pages d’un gros livre, ouvert dans le vestibule, je lis les signatures de visiteurs de toutes confessions (ils les indiquent et je note beaucoup de Roman Catholics). Passons maintenant dans Park Avenue. Des coupoles byzantines sur un porche roman : Saint-Barthélemy, l’église des riches, avec son chœur immense et froid, en mosaïque. Christ Church est méthodiste. Colonne de marbre noir, mais un autel et des retables en gothiques flamboyant, trop dorés. Plus loin, l’église luthérienne de Saint-Pierre, déshonorée par des vitraux livides et plus sulpiciens que nature. L’autel est dominé par des boiseries sombres, ornées de branches de sapin de Noël.

Et partout, dans tous ces sanctuaires, le même parfum de chêne ciré, de luxe, de dignité, de dévotion correcte…

Le goût de la cérémonie

Un dimanche matin à New York : voilà le temps, voilà le lieu pour une étude comparée des liturgies et des principaux rites occidentaux, dépouillés de leur patine, reconstitués, discrètement archéologiques.

Le peuple américain — est-il puéril ou sain ? — adore plus que tout autre les costumes, et la belle ordonnance des cortèges et des processions. Dès l’entrée, des messieurs en jaquette, ou au moins en veston bordé, à la boutonnière fleurie d’un œillet blanc, s’empressent. Ils vous dirigent avec une fermeté cordiale vers les sièges libres ou dépourvus de plaque au nom de leur propriétaire. Déjà le chœur fait son entrée, en robes noires, surplis blancs et bonnets, suivi de pasteurs chamarrés des insignes de leur grade académique, longs capuchons rouges, jaunes, bleus ou violets, attachés sous le rabat et pendant sur le dos. Tout le monde se lève, puis tout le monde se rassoit, et s’agenouille, se relève encore et s’assoit de nouveau avec une discipline sans défaut.

Ceci chez les baptistes de Riverside, l’église du Révérend Fosdick, comme chez les anglicans des beaux quartiers, et chez les méthodistes comme chez les luthériens. Les catholiques eux-mêmes, à Saint-Patrick, observent durant les offices une correction de maintien presque presbytérienne.

Entrez dans une église, au hasard, vers midi. Si vous tombez sur un service chanté, la communion reçue à genoux devant l’autel, vous vous croirez chez les romains, mais vous serez chez les anglicans si l’officiant est en surplis, ou chez les luthériens, s’il est en robe noire. Chez les presbytériens, on distribue la crème sur des plateaux d’argent qui circulent dans les bancs, de main en main, et toute l’église apparaît transformée en une salle de banquet silencieux. Partout, des chœurs en robe, des fleurs, des croix, des cierges.

Eh quoi ! c’est catholique ! s’écrie scandalisé le protestant français qui assiste à l’un de ces cultes. Mais un de mes amis, argentin, sortant de la messe à Saint-Patrick, se plaignait de l’absence toute « protestante » du désordre gentil, de la distraction ou des marques de ferveur théâtrale qu’il s’attendait à retrouver dans un tel lieu…

Plus divisés qu’ailleurs en apparence, plus proches aussi les uns des autres par leurs rites, coutumes et décors, comment les chrétiens d’Amérique conçoivent-ils et vivent-ils leurs croyances ? J’essaierai, dans un prochain article, de rassembler les éléments d’une réponse qui ménage certaines pudeurs de l’âme, et le mystère inhérent à ce genre de problème.