(1948) Articles divers (1946-1948) « Genève, rose des vents de l’esprit (19 décembre 1946) » pp. 31-32

Genève, rose des vents de l’esprit (19 décembre 1946)c

Pendant deux semaines viennent d’avoir lieu à Genève, comme on sait, des « Rencontres internationales » placées sous l’égide de L’Esprit européen. On y a entendu des conférences et des discussions, des concerts, des récitals de poèmes, et assisté à des spectacles lyriques, dramatiques et cinématographiques remarquables. Tous les journaux en ont abondamment parlé, ce qui nous dispense d’y revenir en détail. Mais nous avons tenu à recueillir les impressions de M. Denis de Rougemont, l’un de nos plus brillants essayistes, dont la conférence, en l’aula de l’Université, a obtenu le plus grand succès, comme celle, par ailleurs, du romancier français Georges Bernanos, tous deux ne s’étant pas trop égarés dans les mots en urne, ayant appelé un chat un chat et provoqué dans la salle des mouvements divers, comme on dit.

C’est comme cela qu’existe l’esprit européen : dans la libre discussion, nous confie Denis de Rougemont. La liberté d’opposition est typiquement européenne. Même sans en tirer de conclusion, sans trouver une solution. L’Européen veut prendre conscience du drame qui se joue en lui, qui se joue en chaque homme.

Mais l’Américain ?…

L’Américain, lui, c’est ce qui le distingue de l’Européen, court à la conclusion. Il veut une solution pratique, autant que possible. Mais il est capable, après une conversation, de changer d’opinion. Pas l’Européen. L’Européen se retranche dans ses convictions et pense que l’adversaire est méchant, puisqu’il ne pense pas comme lui. Des entretiens, tels qu’ils viennent d’avoir lieu à Genève, eussent été un four aux États-Unis. En Russie, ils auraient été interdits. Personnellement, je regrette qu’aucun Russe n’ait répondu à notre invitation. Heureusement, nous avons eu Lukács, et je vois mieux maintenant quelles questions j’aurai à poser à la Russie. Je lui dirai : « Vous accusez les démocraties d’être purement formelles, de n’être pas complètement réalisées ; vous prétendez, vous, Russie, être une démocratie réelle. Et vous avez des camps de concentration, et vous interdisez aux poètes de s’exprimer librement, et vous n’avez pas la liberté de la presse, et vous repoussez l’existentialisme qui pose des questions, et vous refoulez les reporters étrangers et vous êtes le peuple le plus militariste du monde. Si vous vous dites un pays démocratique, c’est simple mot. Votre démocratie est plus formelle que celles de nous tous. Nous, nous acceptons de n’être pas complètement démocratisés ; vous, vous ne l’acceptez pas. À vous de faire le premier pas. Ouvrez vos frontières. Vous pouvez venir chez nous. Vous refusez ? Nous ne demandons qu’à comprendre. C’est à quoi, d’ailleurs, nous espérons parvenir lors des prochains entretiens de Genève. À condition que nous ayons plus de contacts personnels entre représentants des différents pays. »

Notez, nous dit encore Denis de Rougemont, que je passe pour un homme de gauche dans les partis de droite et pour un homme de droite dans les partis de gauche. Je ne suis jamais pour ou contre un parti. Je suis contre le totalitarisme et pour la démocratie réelle, qui est le fédéralisme. Un régime de tyrannie n’aboutit jamais à la liberté.

On le voit, M. Denis de Rougemont nous prouve que l’esprit européen s’inspire d’une grande liberté et d’une parfaite franchise de paroles. Sinon, ce ne serait plus l’esprit européen, où la France donne le ton, la France qui est un pays de dialogue, comme aime à répéter André Gide. Quand cesse le dialogue, c’est le totalitarisme qui sévit. Denis de Rougemont nous dit encore quel éloge enthousiaste tous les participants ont fait de Genève et de la Suisse. Les Français, notamment, sont venus avec une grande curiosité et un grand désir de tirer quelque chose de positif des entretiens de Genève.

Il faut que Genève devienne une sorte de Salzbourg intellectuel, ajoute notre interlocuteur. Tout le monde insiste pour cela ; parce que la Suisse est en dehors de l’ONU, parce qu’on y parle sans mandat, pas au nom d’un peuple, mais d’un réel esprit européen. Nous ne sommes pas une nation, nous sommes une confédération, donc bien préparés et prédisposés pour une mission de ce genre.

Denis de Rougemont souhaite encore que l’an prochain on invite des conférenciers américains, dont la voix ne peut plus être séparée des dialogues européens. Il souhaite encore que l’on organise à Genève un Café de Flore de l’Esprit européen, ou chacun se rencontrera librement, en dehors de toute officialité. Excellente idée. Genève, rose des vents de l’esprit, continuera ainsi à jouer son rôle de cité internationale, à condition, bien entendu, que l’esprit puisse y souffler librement où il veut.