(1947) Carrefour, articles (1945–1947) « L’art dirigé [Réponse à une enquête] (23 janvier 1947) » p. 6

L’art dirigé [Réponse à une enquête] (23 janvier 1947)h

1° Si l’on nomme Art ce qui relève de la création — tandis que la production mécanique relève de l’imitation — il est clair qu’il ne peut exister d’art dirigé, pas plus qu’on ne peut prévoir l’imprévisible. Ce que les communistes veulent diriger n’est pas l’art, mais la propagande et la production de cartes postales en couleur. Ce qu’ils appellent diriger l’art, c’est d’une part exercer une censure (mais la censure des lettres n’a jamais prétendu « diriger » la correspondance) et d’autre part favoriser les artistes inscrits au parti. Or les lettres de cachet, les mesures de police, le favoritisme éhonté, la calomnie, la terreur, n’ont rien à voir avec l’esthétique, ont tout à voir avec le fascisme. Dans les limites du réalisme préconisé par M. Aragon, Édouard Detaille peut s’exprimer, Picasso non.

2° Si l’artiste aujourd’hui se préoccupe d’être immédiatement accessible au peuple, il faut qu’il se maintienne au niveau de la presse du savoir et de la radio (libres ou dirigées) et il cessera d’être un artiste. Sinon, il se voit contraint d’inventer son langage, sa rhétorique, ses sujets, et peu à peu son public : c’est l’ambition romantique, c’est le destin de l’artiste individualiste, et c’est trop pour un homme.

Il s’agit pour nous, au xxe , d’appeler et de créer des « communautés » véritables, au sein desquelles le langage retrouve un sens, les signes un pouvoir, l’opposition des repères, le progrès un but. Mais cela remet en question toute notre culture, et derrière elle toute la structure sociale et la politique de l’époque. Je ne vois pas comment un artiste pourrait s’en désintéresser, ni comment il pourrait ne point s’efforcer de modifier les structures existantes et d’en inventer de nouvelles, soit par son art, soit en tant que citoyen.

3° Tout art implique une « idéologie » ou pour mieux dire exprime une théologie et une métaphysique, qu’on le veuille et le sache, ou non. Je pense que cela va mieux en le sachant.

Mais les idéologies politiques d’aujourd’hui sont aussi stériles pour l’artiste que fureur féconde la théologie au Moyen Âge, la métaphysique au temps du romantisme allemand. En fait, il ne s’agit pas d’idéologies, mais de tactiques, pas de styles mais de trucs, pas de service mais de servilité.