(1948) Articles divers (1946-1948) « La guerre des sexes en Amérique (janvier 1947) » pp. 3-12

La guerre des sexes en Amérique (janvier 1947)h

Le flirt en public (outdoor love-making) vient d’être interdit à la station aéronavale de San Diego, Californie, tant pour le personnel de la Marine que pour les civils. Le capitaine Leslie E. Gehres, commandant de la station, déclare que depuis quelque temps, on assiste à un croissant étalage en public de marques d’affection du genre communément appelé necking 4. S’il est vrai que tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il s’agit là d’un passe-temps absorbant et plaisant, il est non moins généralement admis que ce n’est pas un sport public et diurne.

Cette petite nouvelle, parue dans le respectable New York Times au mois d’avril 1946, exprime avec un grain d’humour l’attitude de la jeune Amérique vis-à-vis du problème des sexes. Si vous tenez entre vos mains ce texte, comme un graphologue intuitif tient une lettre à peine regardée, et que vous tentez de formuler ce qu’il évoque dans votre esprit comme type de civilisation, j’imagine que vos conclusions ne seront point trop différentes de celles que je voudrais dégager d’un séjour de six ans en Amérique.

Les mœurs sexuelles de l’Europe peuvent être définies comme un jeu très complexe opposant un ensemble de règles sociales communément respectées en principe, et un ensemble de pratiques traditionnelles permettant de tourner ces règles sans les détruire. Les mœurs sexuelles de l’Amérique ne sont point si faciles à définir. Comment expliquer le contraste entre le puritanisme rigoureux de tel village de la Pennsylvanie, de tel milieu méthodiste ou baptiste, et le laisser-aller naïf en apparence de la jeunesse qui vit au cinéma et s’inspire des valeurs d’Hollywood, en dépit de toutes les censures ? Car en Europe, le vice et la vertu restent fort étroitement liés, l’un vivant de l’autre, pour ainsi dire, et n’existant que par la négation de l’autre, si bien que le contraste entre les deux relève en fin de compte d’une même estimation du rôle et de l’importance de la sexualité. Tandis qu’en Amérique nous trouvons deux morales également admises, semble-t-il, l’une faite de vices et de vertus, comme chez nous, mais l’autre étant un « sport » d’une nature différente, — et c’est la seconde que j’essaierai de décrire.

De la passion

Je pense que l’Amérique en tant qu’américaine, ignore le phénomène que nous nommons passion.

J’écrivais dans un livre récent :

Rien de plus rare qu’une passion véritable, car elle suppose une très grande force d’imagination créatrice ; des dispositions spirituelles à la fois délicates et profondes, mais qui n’ont pas trouvé leur véritable objet ; un pouvoir exceptionnel de concentration, c’est-à-dire de fidélité ; enfin le mépris des biens terrestres et du bonheur… L’amour-passion ne peut exister que dans une civilisation marquée par la croyance en la valeur unique de chaque être. Il suppose un objet irremplaçable et comme prédestiné par un acte divin.

Ces lignes, écrites en Amérique, trahissent une critique inconsciente de l’atmosphère du Nouveau Monde : elles en peignent le négatif. L’Américain me paraît peu doué pour les raffinements spirituels, peu capable de concentration, peu enclin au mépris des biens terrestres, et religieusement convaincu que le bonheur est le but de la vie : n’est-ce point écrit dans sa Constitution ? Son attitude vis-à-vis de la passion est peut-être plus saine que la nôtre. En bref, il n’aime point souffrir, et tient pour perversion ce goût de la torture exaltante et intéressante qui fait le sujet de nos plus beaux romans d’amour. Les obstacles au bonheur des amants, indispensables au développement d’une grande passion, sont à ses yeux autant de preuves que l’affaire est mal engagée et qu’il ferait bien d’y renoncer. Si quelque drame se noue dans sa vie, malgré lui, il n’a de cesse qu’il n’en sorte au plus vite, par une dépêche d’adieu, un voyage, un divorce. Never get involved, ne vous laissez jamais prendre au piège d’une intrigue complexe et qui menace de tirer à conséquence : telle est la grande maxime de sa morale nouvelle. Les difficultés sentimentales qui nous fascinent et que nous cultivons, sans nous l’avouer, lui font peur, et l’éloignent vite de l’être ou des circonstances qui les causent. Il n’a pas le goût de la durée intense. C’est tout de suite ou jamais. C’est OK ou ce n’est rien. Si ce n’est pas vous ce soir, c’était donc une erreur. Ils ne croient guère à la valeur unique d’un être, — et il est vrai qu’il faut beaucoup de soins, de temps perdu, de complaisance et de folies pour composer une telle croyance. Nul n’est irremplaçable dans un monde aussi vaste, et où les déplacements sont si faciles.

Au vrai, l’amour-passion ne saurait exister dans une civilisation qui n’accorde à l’échec nulle dignité spirituelle, et qui ne tient pour vrai que ce qui réussit. Or, l’échec n’est pour eux qu’une perte sèche, et non la condition d’un approfondissement de la conscience et de la densité de la vie.

Comme on demandait à une Américaine intelligente si le suicide par amour existait aux États-Unis : non, dit-elle, si nous nous suicidons au lendemain d’une rupture ou d’une trahison, c’est simplement que nous n’aimons pas à rester seuls.

Du matriarcat, du mariage et des « moms »

Dans un tel monde, il ne subsiste que deux solutions praticables : le mariage, ou l’affair d’un soir (car ils appellent affair tout autre chose que le business comme nous disons).

Le mariage à l’américaine est une institution d’un type nouveau. Il se fonde sur l’égalité économique et légale des conjoints, donnant ainsi un avantage énorme aux femmes.

C’est l’homme qui amène l’argent, en règle générale, mais c’est la femme qui tient les cordons de la bourse, en l’occurrence, le carnet de chèques. Elle ne se borne pas à choisir les rideaux, mais la maison, et même l’auto. Je vois la preuve qu’elle se sent responsable et autonome (ou un peu plus) dans cette ardeur inextinguible qui la possède de perfectionner tout ce qui tombe à portée de sa main (et un peu plus). On ne saurait dire d’elle, comme de l’Européenne, par, métaphore idéaliste, qu’elle règne au sein de son foyer ; car elle règne, tout simplement, dans toute la vie, et le foyer n’est qu’une partie de ses domaines. Il s’agit de l’aménager pour qu’il fonctionne au service de tout le reste : la carrière du mari et la sienne propre, l’hygiène des enfants, les relations sociales. Pour elle, point d’esclavage des routines domestiques : ce serait être esclave de ses machines. Si ces dernières se multiplient dans une cuisine et un sous-sol américain, c’est justement pour libérer la femme des soucis qui l’absorbent chez nous. Il est étrange que nous parlions toujours de leur « matérialisme » à ce propos, puisque le but de ces perfectionnements est d’alléger les tâches matérielles, auxquelles notre littérature prétendument « spiritualiste » rend un culte sentimental : comme si la « poésie des travaux ménagers » ne correspondait pas, en fait, au labeur harcelant, physiquement déformant, et moralement aigrissant à l’extrême, dont la majorité des femmes d’Europe souffrent encore, pour la plus grande satisfaction des hommes.

L’Américaine a renversé le rapport des forces. C’est le mari qui peine pour payer le frigidaire et permettre à la femme de lire des romans, — ou d’en écrire.

Regardez maintenant le couple américain au restaurant, ou dans un train. Vous verrez une femme très soignée — son ménage simplifié lui en laisse le temps —, ornée de quelques gros bijoux de quatre sous, mais bien brillants, précédant un mari moins galant que stylé, toujours prêt à subir ses impérieux caprices avec une calme indifférence. Chaque pas, chaque geste, et chaque moue de la femme manifeste qu’elle sait ce qu’on lui doit. Comme elle est installée dans la vie ! Elle s’y avance avec l’autorité, souvent polie, mais parfois un peu plus que désinvolte, d’une propriétaire de droit divin. Qu’un incident de voyage ou de service la mécontente pour quelque raison mystérieuse, elle ne fera pas de scène criarde, mais affichera un silence offensé qui signifie à son mari d’intervenir, sinon elle va se lever et sortir d’un pas vif, le menton haut, les cheveux au vent. Et le mari se hâte d’obtempérer pour éviter le pire.

Cette domination de la femme ne s’observe pas seulement dans la vie quotidienne d’un ménage ou d’une rue citadine. Elle s’enracine profondément dans la psychologie et dans l’économie américaine.

On assure que les femmes possèdent le 75 % de la fortune privée en Amérique, soit que le système de l’héritage les favorise, soit qu’elles montrent en affaires comme ailleurs une efficiency sans égale. Nous sommes donc en présence d’une civilisation qui tend vers le matriarcat, dans la mesure où les facteurs économiques la déterminent.

Mais c’est dans la psychologie de la famille américaine que le statut royal de la femme a ses bases vraiment profondes. Et cette psychologie tient dans un mot, dans moins qu’un mot, dans l’abréviation familière pour Maman, que soupire le GI loin du foyer, dans ces trois lettres fatidiques qui sont le secret de millions de drames matrimoniaux, sexuels et psychiques : MOM.

Philip Wylie, dans un livre rageur intitulé Génération de Vipères, a seul osé dénoncer le « momisme » comme la Gorgone du matriarcat américain.

MOM est partout, elle est tout et dans tous, et d’elle dépend le reste des États-Unis. Déguisée en bonne vieille ; mom, chère vieille mom, votre mom aimante, etc., elle est la fiancée à tous les enterrements, le cadavre à tous les mariages.

Satan, dit-on, sait occuper les mains oisives. La mère américaine, libérée des travaux qui la maintiennent ailleurs dans les limites de l’activité domestique, a créé le Women’s Club et cent-mille organisations analogues, devant lesquelles tremblent les députés, les pasteurs, les magnats du cinéma. Ce « tonitruant troisième sexe » dérobe aux jeunes femmes — selon le même auteur — « cette part de la personnalité du fils qui devait devenir l’amour d’une femme de son âge ». Mom le transmute en sentimentalité fixée sur la mère dévorante.

Sans nul doute faut-il voir dans ce mythe de la Mère la tragédie secrète d’une civilisation qui produit plus de divorces, plus d’homosexuels, plus d’obsédés que l’on enferme ou non, et plus d’alcooliques qu’aucune autre.

Dans la femme qu’il épouse, le jeune Américain, inconsciemment, cherche la mère. Il la sert, elle l’endort et le semonce. Au culte qu’il est censé lui rendre, elle répond dans le meilleur des cas par cette espèce de loyauté que le suzerain jadis accordait au vassal. Et ce n’est point qu’elle soit moins capable qu’une autre d’amour, de tendresse ou même d’aveugle dévouement. Mais l’attitude de l’homme à son égard est faite pour éveiller en elle le goût de la liberté et de l’autonomie, comme elle dira ; entendons bien : de la domination. Ainsi la femme se virilise à la mesure de ce que l’homme attend d’elle. Frustrée sans le savoir dans sa féminité, elle se révolte contre sa condition, fait de nécessité vertu, prend en main les rênes de la vie, et se prépare à devenir à son tour une mom aussi redoutablement « perfectionniste » et activiste que sa belle-mère. Quant à l’homme, cause du mal et victime peu consciente, il se réfugie dans son club ou parmi les copains du bar voisin.

La journée d’un couple bourgeois, dans une grande ville américaine, ménage peu de contacts entre mari et femme, et sans doute n’en souffrent-ils guère. Lui déjeune avec ses collègues en vingt minutes, près de son bureau ; elle, dans un restaurant où des centaines de femmes, par tablées, composent aux yeux de l’étranger qui s’égare dans ce lieu réservé, le spectacle le plus inquiétant du Nouveau Monde : car nous sommes habitués à voir des hommes en masses, à la caserne ou dans une réunion publique (et les femmes s’approchent volontiers), mais il y a je ne sais quoi de repoussant (et pas seulement pour un Européen, je m’en assure) dans un rassemblement de femmes d’âge moyen, non dépourvues de prétentions à-plaire. Le soir réunit le couple quelques instants pour la chasse au taxi, s’ils sortent ensemble. Et le reste, souvent, se perd dans les alcools. Tout se passe comme si l’homme d’Amérique n’avait qu’un goût modéré pour la femme, dont il ne serait que la conquête plus ou moins résignée ou satisfaite.

Certains ménages moins riches, ou campagnards, ont une vie beaucoup plus normale : c’est là qu’on verra l’homme faire la vaisselle pendant que la femme couche les enfants, et tous les repas sont pris dans la petite cuisine blanche, parfois ornée d’un bar, toujours d’un frigidaire. Mais alors le mari perd en autorité ce qu’il gagne en intimité. Il se peut que les mariages de ce type — où l’homme joue le rôle de la machine numéro un dans la maison — soient ceux qui offrent le plus de garanties contre le divorce américain.

Du divorce

Les statistiques établissent qu’aux États-Unis l’on divorce davantage que dans tout autre pays du monde, Suisse comprise. Mais ce que les statistiques oublient de noter, c’est qu’on y divorce d’une manière tout à fait différente.

Aux yeux des intéressés, le divorce américain ne saurait être, comme chez nous, la douloureuse rupture d’une longue intimité, celle-ci n’existant pas, en règle générale. Aux yeux de la morale courante, il apparaît bien moins sous l’aspect d’un désordre social que sous l’aspect d’une mise en ordre de deux vies individuelles. C’est qu’en Europe, l’on se préoccupe avant tout du passé, d’un capital de souvenirs et d’habitudes communes, dont la rupture du couple entraînera la perte. En Amérique, tout cela pèse bien peu au regard des chances de repartir à neuf, de déblayer les perspectives d’avenir, qu’offre l’interruption d’une expérience mal engagée ou négative. Nous pensons, comme toujours, à conserver5, eux à ouvrir. Le divorce est pour nous l’enterrement d’un bonheur, pour eux l’acte de naissance d’une vie plus nette, — ou simplement la permission de se remarier. Il arrive que le nouveau mariage ne soit séparé du divorce que par le temps de changer de salle, et c’est le même juge — passant par l’autre porte — qui légalisera les deux actes. Telle est du moins la coutume de Reno.

Reno n’est pas une légende pittoresque, mais une nécessité pratique créée par les étranges législations qui règnent encore dans maint État de l’Union. Ainsi dans l’État de New York, la seule cause admise de divorce est le flagrant délit d’adultère. Autant dire que le divorce est impossible, à moins que l’on accepte d’en passer par une odieuse mise en scène « légalement constatée » dans une chambre d’hôtel. Le seul recours est donc le voyage de Reno, comédie fort coûteuse basée sur un mensonge : l’intéressé doit en effet déclarer devant la cour son intention bien arrêtée de vivre désormais dans le Nevada. Il y reste six semaines, à l’hôtel, est alors déclaré résident, obtient son divorce en un quart d’heure, se remarie en dix minutes, quitte les lieux l’instant d’après. Il n’y reviendra jamais, bien entendu, sauf s’il divorce une seconde fois. Cette éventualité, d’ailleurs, doit être envisagée très sérieusement. Chaque jour dans les courriers mondains annonçant les mariages de la classe riche, vous trouverez les noms des conjoints suivis de cette mention qui n’étonne plus : « lui pour la troisième fois, elle pour la quatrième. » Motif : mental cruelty (nous disons : « incompatibilité d’humeur »). Mais on en trouvera d’autres, plus précis. Il n’aimait que la cuisine du Nord, elle lui servait des ratatouilles à la mode de la Louisiane : divorce accordé. Dès qu’elle tombait malade, il faisait venir à la maison un entrepreneur des pompes funèbres et des couronnes : divorce accordé. Il se frappait la tête contre les parois et lui mordait souvent les jambes : divorce accordé. La loufoquerie américaine se donne libre carrière dans ce domaine, comme si elle excusait tout parce qu’elle amuse. Vous penserez que ce n’est pas sérieux, et peut-être aurez-vous raison. Si grave que soit un tel jugement, j’incline à croire que la facilité avec laquelle l’Américain divorce, révèle que ses mariages manquent de sens et de sérieux. Il n’y entre pas pour toute la vie, mais pour un bail de « trois-six-neuf ». Une jeune héritière très connue déclarait à un groupe de journalistes qui la félicitaient sur ses fiançailles, à 19 ans : « C’est merveilleux de se marier pour la première fois ! » Deux ans plus tard, elle était à Reno et se remariait, « elle pour la seconde fois, lui pour la quatrième ».

Cependant, j’en reviens à ma première définition, le divorce à l’américaine est considéré avant tout comme la mise en ordre de deux vies. Derrière tous les motifs allégués, il y a comme partout l’adultère. En Europe, où l’on croit au mariage-sacrement, à la continuité de la famille, à l’héritage, on s’accommode de la faute, on attend la fin de la crise, on espère recoller tant bien que mal le ménage, afin qu’il puisse encore offrir à l’opinion une façade de normalité. En Amérique, on se refuse à cette hypocrisie sociale. Le premier accroc fait par un conjoint coûte à l’autre 1000 dollars, prix du voyage de Reno, du séjour et des avocats. L’hygiène morale de l’Amérique ne tolère pas dans un foyer les miasmes d’une situation irrégulière, et ne laisse pas le temps de les résorber. C’est une passion de la propreté, de la mise au net, d’origine nettement puritaine, qui explique peut-être, en fin de compte, le phénomène du divorce américain.

De la sexualité

Je mets en fait que le puritanisme, hérésie moraliste issue en Angleterre de la Réforme calvinienne, et transplantée dans toute sa virulence en Amérique, détermine de nos jours encore les mœurs sexuelles du Nouveau Monde. J’ajouterai qu’elle les détermine principalement par les réactions qu’elle provoque une fois refoulée dans l’inconscient de la plus composite des collectivités.

L’élément puritain ou d’ascendance puritaine ne représente plus en Amérique qu’une infime minorité. Boston, leur ancienne citadelle, est aujourd’hui en majorité catholique. Les Juifs, les Noirs, les Irlandais, les Polonais, les Italiens qui forment ensemble les trois quarts au moins de la population de New York, sont indemnes de toute trace directe d’éducation puritaine au foyer. Mais les standards moraux créés par les Pionniers leurs sont transmis sous la forme atténuée de l’American way of life, à l’école, dans la presse, au cinéma, au cours du soir pour étrangers récemment naturalisés. On leur inculque à tous qu’être un Américain, c’est être un homme « décent » et comme je demandais à quelques étudiants ce qu’ils entendaient par là, l’un d’eux me dit : « Décent est l’homme qui tient parole et se tient propre, à tous égards. »

Cette volonté de vivre une vie nette se combine curieusement, aujourd’hui, avec une réaction universelle contre le puritanisme sexuel. On a rejeté tous ses tabous. On ne pense plus que la « chair » soit le Mal, ni ses désirs des signes de malédiction divine. Peu ou point de pudeur, la nudité triomphe avec le plus grand naturel. Point de mystère non plus quant aux « origines de la vie », que les parents et professeurs expliquent avec un certain pédantisme, craignant par-dessus tout que les enfants n’aillent se former des complexes… Et pourtant, dans cette liberté, qui entraîne une grande licence des mœurs chez les jeunes gens, l’Européen s’étonne de ne point trouver trace de ce qu’il nommait libertinage. L’Américain, me semble-t-il, n’est pas vicieux. Il est moral ou sans morale, mais bien rarement immoraliste. Ce qu’il ignore, c’est ce mélange de scrupules et de goût de les violer, de sentiment longuement macéré et de raffinements casuistiques, de conscience dans le mal et de plaisir au drame qui, chez nous, pervertit la vie sexuelle et l’élève au niveau de la culture. Puritain ou émancipé, le jeune Américain semblerait un peu fade à nos romanciers de l’amour. Il reste chaste ou se comporte en animal irresponsable, mimant une sorte d’innocence. Disons, pour fixer les idées, que les deux romans européens les moins pensables en Amérique seraient sans doute Adolphe et les Liaisons dangereuses. Ajoutons-y la poésie d’un Baudelaire, sa spiritualité sensuelle.

Les avantages et les dangers de l’état des mœurs que l’on vient d’esquisser donneraient matière à tout un livre. Mais il me paraît vain de l’écrire, car l’Amérique est en pleine transition, à cet égard plus qu’à tout autre. Il convient donc de n’indiquer qu’à la volée quelques remarques dont on reconnaît qu’elles sont par nature discutables.

Certains critiques américains déclarent que la jeunesse de leur pays est sex-obsessed, mais il se peut qu’elle soit tout simplement sexy, et que l’obsession n’existe que chez lesdits critiques. Certains Européens penseraient plutôt de la même jeunesse qu’elle manque de vraie sensualité. Ils croient sentir entre les sexes une sourde hostilité, qu’ils attribuent naturellement à l’action des tabous puritains, refoulés dans l’inconscient, et qui se vengent. Les statistiques de crimes sadiques, de délinquance juvénile, de cas de névrose ou de folie, viendraient à l’appui de cette thèse ; mais il ne faut pas oublier l’influence beaucoup plus directe et contrôlable du cinéma et des comics.

À mon avis, l’aspect le plus intéressant de l’évolution actuelle des mœurs américaines, c’est qu’on y pressent un avenir qui sera sans doute celui de la Russie soviétique et d’une partie de la jeunesse européenne. Essayons de le définir en quelques traits. Perte du sens tragique de l’amour ; réalisme scientifique et quelque peu pédant, substitué aux préjugés du moralisme, mais aussi du libertinage ; fuite générale devant l’intensité et les complexités sentimentales ; l’échange sexuel, par consentement commun, n’engage à rien, ni à l’amour ni au mariage ; affirmation du droit au bonheur comme seule règle ; et peut-être, du fait de l’égalité complète, désaffection mutuelle des deux sexes. (Vont-ils mourir chacun de leur côté, selon la prophétie de Vigny, fatigués de leurs brèves et frustes pariades ?) Tout cela, au stade présent du moins, trop volontaire et rationnel pour que l’on soit en droit d’y voir une « révolte des instincts », ou d’y dénoncer je ne sais quelle « vague de barbarie nouvelle ». Le danger n’est sans doute pas là.

Car il est très possible qu’au contraire de ce que pensent la jeunesse américaine et ses censeurs de plus en plus timides, la violence primitive et la santé de l’instinct soient justement les vraies créatrices de tabous, et que la suppression de ces derniers, loin de relever d’une dialectique normale entre contrainte et liberté, trahisse un fléchissement vital. Possible aussi, d’un tout autre point de vue, que la morale bourgeoise, issue des puritains, ait été l’une des plus perverses qu’ait jamais sécrétée l’humanité, et que sa disparition assainisse l’atmosphère tout en affadissant la vie, provisoirement.

Entre les moralistes puritains qui tentaient follement de faire « comme si » l’instinct sexuel pouvait être passé sous silence ou nié ; les sexologues qui tenteront follement de faire « comme si » ce même instinct souffrait des mesures rationnelles ; les producers de Hollywood qui tentent follement de l’exciter tout en le contenant dans de « justes » limites, fixées par le Comité Hays, — le jeune Américain, s’il trouve une voie saine et quelques disciplines praticables, sera vraiment le génie du siècle et l’objet d’une grâce spéciale. Or c’est bien ce qu’il pense être, étant Américain. Je ne l’observe pas sans inquiétude ; non plus sans beaucoup d’amitié.