(1948) Articles divers (1946-1948) « Journal d’un intellectuel en exil (mars 1947) » pp. 899-916

Journal d’un intellectuel en exil (mars 1947)i

L’avant-garde à New York. — J’ai enfin découvert un « milieu littéraire » dans ce pays. Et ce n’était pas une terrasse de café, ni l’antichambre d’une maison d’édition, ni un salon — rien de tout cela n’existe en Amérique — mais une party. Et cette party n’était pas animée par la vivacité des discussions, la coquetterie des femmes, ou la célébrité des invités, mais par les plateaux de cocktails que l’on passait continuellement d’un groupe à l’autre. Il y avait là bon nombre des « intellectuels » de vingt à quarante ans dont je retrouve les noms dans les petites revues de l’avant-garde américaine. Peu de gaieté bruyante, mais un humour bonhomme, un peu loufoque, et beaucoup de sérieux professoral : car les poètes ici sont professeurs, tandis que les romanciers sont plutôt journalistes. Quant à leurs femmes et amies, elles m’ont paru cultiver le genre des nihilistes russes d’antan. La plupart sont trotskistes, ont lu Freud, ou en parlent.

À lire les revues ou little mags où ils écrivent, à les voir chez eux ou ensemble, j’éprouve une sorte de tristesse. Ils paraissent encore moins intégrés que leurs confrères européens à la vie de leur propre nation. Cela tient sans doute à mille raisons matérielles et sociales d’abord, dont j’ai deviné quelques-unes en fréquentant les éditeurs d’ici. Atteindre le public d’un si vaste pays suppose trop de compromissions visant au succès commercial. Les meilleurs se voient donc relégués dans une opposition sans portée politique, spectateurs irrités de la vie américaine, disciples réticents de nos écoles d’Europe, cherchant une méthode de pensée plutôt que des fondements spirituels, compensant par la brusquerie de leurs jugements et un style tough (nous dirions « dur » ou « vache ») leur défaut de responsabilité. Tout cela ne les empêche pas, bien au contraire, de rechercher surtout la « vie » dans leurs écrits, avec une sorte de nostalgie à la Lawrence. Ils jugent en général trop formalistes ou rhétoriques nos poèmes et nos essais.

Une jeune romancière me disait : « Vous autres, Européens, vous écrivez comme si vous étiez déjà morts. Oh ! ce n’est pas un reproche aussi violent qu’il vous paraît. Je veux dire que l’on sent chez vous un tel souci de la forme durable… »

Eux, c’est un certain dynamisme, une certaine approche brute, instinctive, et parfois émue de la « vie »… On ne sait trop. Le savent-ils eux-mêmes ? L’exigence que nous gardons encore de dégager, d’expliciter un sens, leur apparaît vaguement suspecte ou ennuyeuse, probablement « réactionnaire », l’un des mots qui leur fait le plus peur.

Mais quand ils décident de penser, ils tournent aussitôt au pédant germanique et jugent mundane ou irresponsible celui qui évite dans ses écrits les mots en isme, et le langage technique des ismes réputés d’avant-garde.

Leur vrai drame, c’est de s’être affranchis des tabous du puritanisme au prix d’une frustration de l’âme, d’un refus ricaneur du spirituel. Le mot de transcendance les rend malades, leur paraît méchamment subversif, « réactionnaire », et tout est dit…

Cinquième colonne. — Quelques fragments de mon Journal d’Allemagne ayant paru dans une revue de New York, Upton Sinclair du fond de la Californie alerte à leur sujet deux éditeurs. Sur leur demande pressante, je leur envoie le livre.

L’un me répond au bout d’une semaine : votre livre est très bien, je voudrais le publier, mais il a le malheur de porter sur les années 1935 et 1936. Or le public veut de l’actualité.

Le second m’a fait venir ce matin :

— En tant que citoyen, me dit-il, il serait de mon devoir de publier ce livre. Mais en tant qu’éditeur, ce serait un suicide.

— Comment cela ?

— Vous êtes trop objectif. On parlerait de cinquième colonne à propos de ma maison et de vous-même.

— Savez-vous que mon livre est sur la liste noire des Allemands et même de l’organisation vichyssoise des libraires ? Savez-vous que la Gestapo en a saisi, brûlé, mis au pilon tous les exemplaires restants ?

— J’imagine très bien ! Mais le public est simpliste, il attend des jugements entiers.

Quitte à ne pas savoir ce qu’il juge, ni pourquoi… Quitte à rivaliser d’intolérance brutale avec ceux qu’il croit condamner… N’est-ce pas cela, le vrai danger totalitaire, dans un pays où l’opinion gouverne ? La vraie Cinquième Colonne, dans nos démocraties, je vous le dis, c’est la paresse d’esprit !

Soirée, hier, chez Reinhold Niebuhr, l’une des meilleures têtes du pays. Professeur de théologie, socialiste militant, polémiste sérieux et sarcastique, il mène campagne pour l’intervention de l’Amérique dans le conflit. Une petite revue virulente et dense, Christianity and Crisis, qu’il vient de fonder, s’efforce de combattre l’inertie des Églises, demeurées isolationnistes dans leur grande majorité. La situation ne m’apparaît pas simple. Si les Églises s’opposent à l’intervention, c’est par objection de conscience, pacifisme, antimilitarisme, crainte du régime tyrannique que toute guerre risque d’instaurer. Mais c’est aussi parce qu’on ne croit plus au mal, en Amérique. « C’est trop affreux pour être vrai », dit-on des récits de réfugiés. Il en résulte qu’on collabore avec les partisans sournois d’Hitler, de Mussolini, de Franco et de leurs régimes « d’avenir »…

Celui qui ne veut pas croire au diable travaille fatalement pour lui.

Quinze jours dans ce refuge de l’esprit, l’Université de Harvard, au milieu de la petite ville de Cambridge qui n’est plus qu’un faubourg de Boston.

Le premier soir en arrivant dans ce logis pour étudiants où un ami me prêtait sa chambrette, je trouve un grand jeune homme assis sur l’escalier. Il m’attendait. Il m’entraîne au café. Il avait des questions à me poser au sujet d’un de mes livres dont il devra parler au séminaire de littérature.

Que veut-il donc savoir ? Simplement si c’est vrai. S’il est vrai que j’ai vécu ce que j’écris. C’est la question que je préfère.

Leur familiarité réchauffe.

Chaque soir, à la cafétéria, — un restaurant très bon marché où l’on doit se munir d’un plateau, de services et d’assiettes pris sur la pile, puis défiler devant un comptoir où l’on désigne les plats de son choix, — je déjeune avec des étudiants et leurs amies, des professeurs aussi, et quelques réfugiés. L’après-midi, on m’emmène en auto dans la campagne, vers les petits lacs secrets de New Hampshire, perdus dans les forêts de bouleaux ; à Concord où j’ai vu la maison d’Emerson, ses chapeaux et ses cannes accrochés dans le hall, la chambre de Thoreau avec son lit qu’il avait fabriqué lui-même.

Au crépuscule, j’aime errer sur les quais, le long des bâtiments de brique rose aux fenêtres encadrées de pierre et surmontés de clochers fins au bulbe d’or, devant le couvent luxueux des moines anglicans, et plus loin, à travers un vaste terrain vague, des roseaux, des marais, des débris et les fumées des feux qui les détruisent, lieu de désolation voluptueuse où T. S. Eliot, me dit-on, conçut l’idée de son Waste Land… Un grand cimetière le domine, je n’en ai jamais vu de plus serein. Point de barrières ni d’allées. De simples pierres dressées sur le gazon, irrégulièrement espacées. Ce pays qui n’aime pas la mort comme les Germains, et n’en fait point de cérémonies grandiloquentes comme les Latins, a les cimetières les plus heureux du monde.

Cambridge retient l’Européen, parce qu’à la différence des autres bourgs de ce pays, l’on y trouve une vraie place, au carrefour de trois rues, et des cafés où vers six heures du soir se groupent autour d’un verre et d’un problème les écrivains, les jeunes professeurs, les logiciens et les théologiens. On m’y a présenté trois génies.

Un génie aux États-Unis, c’est une catégorie précise d’étudiants. « Génie » n’est pas un éloge excité, dans leur bouche : cela se mesure et cela se définit par des signes certains et scientifiques. Le test d’intelligence d’un génie (examen portant sur la mémoire, l’érudition, le sens logique, la rapidité du raisonnement, etc.) doit donner un chiffre total supérieur à 135. Le génie, s’il est physicien par exemple, n’en sera pas moins un spécialiste de Kierkegaard ou de Kafka, à l’analyse desquels il appliquera les théories de la logistique de Vienne, à moins qu’il ne préfère les aborder en sociologue postmarxiste ou en freudien hétérodoxe. Une fois sacré génie, il a sa carrière faite. Les jeunes professeurs le vénèrent, on lui décerne des bourses, on lui offre des chaires avant qu’il ait terminé ses études. La plupart sont des monstres modestes. J’en ai vu un qui mangeait un sandwich et c’était un spectacle fascinant. Il l’avait découpé en rectangles égaux, et l’absorba sans le regarder, comme on résout un petit problème de logique pure. Il portait une mouche au menton. Le second était ivre. Le troisième parlait peu, ce qui est le privilège des génies.

Recette pour vivre de peu. — Je me souviens de ce sous-titre de mon Journal d’un intellectuel en chômage . Je disais simplement : « Gagner peu ». Et cela pouvait suffire en France. Ici, la recette ne vaut rien. Le minimum requis est impérieux et difficile à obtenir parce que le dollar est très cher. On ne peut pas « se débrouiller » avec moins qu’il ne faut. Et je touche ici la limite des fameuses libertés américaines, non sans angoisse.

Point de bohème en Amérique. C’est la misère totale ou le niveau bourgeois, celui que revendiquent les ouvriers et qu’ils atteignent presque tous ici, quand les Russes ne font qu’en parler. Mais les intellectuels ? Ils n’ont de choix qu’entre le journalisme et le professorat. Or je répugne à l’un autant qu’à l’autre… !

Trouvé un petit atelier, près de Greenwich village6, au haut d’une vieille maison de pierre brune, et quitté non sans soulagement mon hôtel.

Un plancher bleu foncé, des murs blancs, un plafond vitré. Deux larges et basses fenêtres sur la cour. En face, le haut building d’une imprimerie. À droite, je domine le toit plat, formant terrasse, d’une maison de trois étages, qui est un couvent. Les nonnes, deux par deux, vont et viennent sur ce toit en lisant. Comme il n’y a ni mur, ni barrière, il faut craindre à chaque fois qu’elles fassent un pas de trop, et tombent dans le vide, pour peu que leur lecture les passionne.

Depuis des mois, j’essayais de m’y mettre7. Mais je fuyais partout, dans la rue, dans le monde, au cinéma, sous le moindre prétexte.

À deux heures aujourd’hui, je me suis enfermé sans plus bouger, entre mon fauteuil et ma table — les deux bras du fauteuil touchant le bord de la table — devant un bloc de papier blanc. Des heures ont passé, immobiles. Le téléphone a sonné plusieurs fois, près de mon lit, sans que je bouge. J’ai lentement relu ma conférence de Buenos Aires, des notes éparses. À sept heures, je me suis mis à écrire. Il est dix heures et j’ai devant moi les trois premiers chapitres terminés. J’ai faim, j’ai froid, je suis heureux, je cours dîner pour 50 cents à la cafétéria du coin.

Ou écrire, ou sortir. — Après trois jours et nuits de travail acharné, j’ai tenté hier soir une sortie. Deux signes m’ont prouvé que jusqu’à nouvel ordre je suis le prisonnier de mon livre et ferais bien de ne plus m’en échapper.

Je devais aller chez des amis après le dîner. J’entre au hasard dans un petit restaurant, au bas de Madison Avenue. La salle étroite et profonde paraît vide. Il doit être environ neuf heures et demie. J’hésite sur le seuil : va-t-on me servir encore ? Au fond de la salle, deux hommes et une femme attablés causent et boivent. L’un des hommes m’ayant remarqué, je l’entends dire : « Voilà le diable ! » Ils se retournent à demi et rient. J’ai fui. Pas d’autre restaurant dans ce quartier. Je suis monté sans dîner chez mes amis.

Je n’en ai pas de plus charmants dans toute la ville, et je les ai vus presque chaque jour le mois dernier. Mais ce soir-là je n’avais rien à dire, et me demandais non sans angoisse ce que l’on peut bien avoir à dire, en général, quand on se trouve à six ou huit dans un salon. Rentré tôt, mais n’ai rien fait qui vaille de toute la nuit. Voilà qui est clair : ou écrire, ou sortir.

Pluie torrentielle et fonte des neiges. Les nonnes ne sortent plus, ou sont peut-être tombées dans la cour. Des gouttes chargées de suie s’écrasent sur mon papier, la verrière doit être fendue ou mal jointe. Raccommodé avec un ligament de ficelle verte le pied cassé de mon petit fauteuil. Bonheur d’écrire et de me sentir libre nuit et jour.

Écrit finis à six heures du matin. Église Saint-Marc à l’aube froide, quelques bonnes femmes et un jeune homme devant le vieux prêtre anglican, dans une crypte de pierre nue. Exorciser en moi la part du diable, celle qu’il a sans doute prise à mon ouvrage.

Idée bizarre : si j’ai si vite bouclé ce livre, c’était pour essayer de le prendre de vitesse.

Une lettre du propriétaire m’apprend qu’on va démolir mon étage. Je louais cet atelier au mois et n’ai donc plus qu’à déguerpir sans insister.

Emménagé dans une belle chambre blanche, vaste et carrée. Je me sens rendu au monde et à la vie courante. Mais pendant que je m’escrimais contre son image fuyante, le diable a tranquillement vidé mon compte en banque, et je ne suis pas plus avancé qu’au temps de mon île atlantique.

Comme on regarde les vitrines différemment selon qu’on a de l’argent dans sa poche ou non ! D’abord, on ne regarde pas les mêmes. Ou dans la même, on ne voit pas les mêmes objets. Et comme le monde est une vitrine, en bonne partie, il doit être possible de déterminer le degré de fortune ou d’infortune d’un auteur d’après ses descriptions du monde.

Un job. — J’étais allé voir mes enfants à Long Island, le samedi soir, et le dimanche matin j’annonce subitement que je dois rentrer en ville pour une affaire pressante. En vérité, j’ignorais quelle affaire, mais je sentais qu’il fallait rentrer. J’ouvre ma porte et j’entends le téléphone. C’est un ami qui va quitter l’Office of War Information, étant appelé d’urgence à Washington. La place sera vacante demain après-midi, et sans doute repourvue. Si j’y vais, j’ai les plus grandes chances.

J’y suis allé et une demi-heure plus tard, je me mettais à ce travail, nouveau pour moi : écrire des textes d’information et des commentaires politiques, diffusés par ondes courtes vers la France et retransmis de Londres par la BBC.

Échantillons. — Voici donc la section de langue française d’un organisme américain qui tient le rang et joue le rôle de ministère de l’Information. Il peut être amusant de noter pour plus tard la composition de notre équipe en termes de gazette littéraire.

L’ancien rédacteur en chef de Paris-Soir assisté par l’ancien secrétaire de la Revue hebdomadaire la dirige. L’ancien secrétaire de la Nouvelle Revue française et l’ancien rédacteur en chef du Matin lui fournissent de la copie. Les anciens directeurs de La Révolution surréaliste et de L’Esprit nouveau parlent cette copie devant le micro. Cependant que s’affairent dans la grande salle centrale d’anciens collaborateurs des Nouvelles littéraires , du Collège de sociologie, d’ Esprit , du Figaro , etc. Telles sont les petites surprises de l’exil.

Une journée à l’OWI.— André Breton, superbement courtois, patient comme un lion bien décidé à ignorer les barreaux de sa cage, apparaît vers cinq heures au fond de la grande salle. Il vient nous prêter sa voix noble, agrémentée d’un léger sifflement, mais il garde pour lui son port de tête et sa présence d’esprit indiscernablement ironique, admirante et solennelle. Qu’on lui donne un royaume ! Ou plutôt non : qu’on lui donne une église à régir, et le beau nom du sacerdoce à restaurer dans une atmosphère orageuse ! Mais l’Amérique n’est pas son fort. Il y tient le succès à distance, laissant à Salvador Dali, qu’il appelle Avida Dollars, le soin de faire monnaie d’une étiquette plus prestigieuse ici qu’à Paris même : surréalisme.

Chaque soir, pendant que mon texte terminé sous pression passe par une série de bureaux, de la censure à la polycopie, avant d’être remis aux speakers, nous trouvons un moment pour causer. Et souvent nous parlons des fêtes que nous rêvons d’organiser.

Celle par exemple qui devrait durer trois jours dans une vaste demeure aux portes condamnées, où chaque invité amènerait une personne inconnue des autres, tous étant costumés et masqués, les propos échangés dans un style rigoureusement pSt. J. Perserescrit , les heures réglées, le moindre indice de relâchement dans l’attitude ou le langage entraînant des sanctions immédiates. Rendre un sens aux paroles, aux gestes et au costume, par cela même à la Surprise… Introduction à la vie hiératique… C’est un rêve de compensation, si l’on voit dans quel cadre nous sommes en train de causer. Trente machines à écrire dans cette salle, en contrepoint avec deux télétypes, visières vertes aux fronts sous les lampes dures, manches retroussées, fatigue, paniques locales entre des groupes qui bavardent…

Passe Julien Green, il apporte son texte sur la vie dans les camps d’entraînement. Il a trouvé le moyen de se rendre plus invisible encore à force de discrétion, en revêtant l’uniforme simple du GI.

Ces messieurs les speakers, qui sont André Breton, le peintre Amédée Ozenfant et le jeune fils des Pitoëff, se voient priés de passer au studio 16 pour l’émission. Dans cinq minutes, au fond d’une campagne française — ce sera déjà la nuit là-bas — des oreilles clandestines entendront : La Voix de l’Amérique parle aux Français.

Il est temps que je recueille et dépouille les directives de Washington, de New York, de Londres, pour ma seconde émission, celle de la nuit. Pierre Lazareff, en bras de chemise, sort de sa cage vitrée, le crayon sur l’oreille et le front maculé d’encre à copier. Il me cherche du regard par-dessus ses lunettes. Il tient une liasse de documents, les feuillette rapidement, comme sans regarder, sort une page d’un petit geste nerveux : « Voilà ce que vous cherchiez, mon cher. Une bonne idée pour vous là-dedans ! » Cela tient de la divination, et c’est juste neuf fois sur dix.

Huit heures et demie. L’équipe de nuit s’installe sans bruit dans les bureaux presque déserts. Téléphone de Bernstein, il voudrait bien savoir un peu ce qui se passe… « N’êtes-vous pas l’auteur du Secret ? Souffrez que j’en sois la victime. » Sur quoi, peut-être, il serait temps d’aller à ce dîner, n’était-ce pas pour huit heures ? Quitte à revenir terminer dans la nuit. À deux heures du matin, si tout a bien marché, je monterai chez « Saint-Ex » faire une partie d’échecs et l’écouter parler des malheurs de sa France…

La guerre va mal, il faut le dire, et persuader l’Europe qu’elle ira bien demain. La campagne sous-marine bat son plein, Tobrouk tombe, les Russes reculent, les Japonais avancent encore. Mais j’ai pu annoncer le premier raid anglais de mille avions, et la promesse du général Marshall : « Nous débarquerons en France. »

Saint-John Perse. — Lorsqu’il est arrivé en Amérique, il n’a paru de lui qu’une seule photo, encore était-elle prise de dos. (Mais ce trait justement le révélait.) Penché à un balcon d’hôtel, au haut d’une tour, dominant le paysage épique de Manhattan, il se refusait à l’interview.

À Washington, il vit dans deux petites pièces banales, accueillant un à un, mais longuement, les visiteurs qui passent par cette ville de nulle part. Et j’ai songé à cette autre retraite, la maison rose de « La Muette », où Ramuz lui aussi laisse venir ceux qui lui apportent les rumeurs de la planète. Mais l’un questionne et l’autre parle. Il parle de Briand qu’il a servi longtemps, et qui n’a jamais su qu’il y avait Saint-John Perse ; d’Hitler dont il a regardé les yeux de près et qu’il décrit en termes médicaux ; de Reynaud qui l’a renvoyé sous la pression du parti de l’armistice… Et je doute si personne aujourd’hui parle un français plus sûr de ses nuances, plus naturellement mémorable.

Quand il vient à New York pour quelques jours, il se promène interminablement, suivant au long d’avenues anonymes des caravanes de songes planétaires nourris de maintes connaissances des prestiges, et de la ruse et des métiers de plus d’une race… « Chemins du monde, l’un vous suit. » Chemins d’exil.

Huit jours de vacances à la mer. Je partage cette maison de bois, au bord du Sound, avec les Saint-Exupéry. Parties d’échecs sur la galerie, après le bain, à toutes les heures du jour et de la nuit. Profité de ce bref loisir pour reprendre mon diable abandonné dans un tiroir depuis des mois, et pour en récrire deux chapitres (sur « l’amour tel qu’on le parle » et la passion réelle).

Tonio rentre un soir de New York portant gauchement sous le bras une longue boîte noire, d’où sort un très jeune chien tremblant. C’est un boxer qu’il baptise Annibal. Je lui apprends à marcher en laisse, sur la plage.

Peut-être qu’il n’est pas de bonheur plus conscient que celui de l’enfance retrouvée dans une vacance où le travail lui-même est jeu. Tous les prétextes que les hommes se donnent pour en sortir, un jour ou l’autre, me paraissent hypocrites ou faciles à réduire. « Gagner sa vie », dit-on, mais en vivant ainsi on aurait beaucoup moins à la gagner. « Faire une carrière », mais vues d’ici, toutes les « carrières » sont des échecs humains. « Contribuer au progrès collectif », mais la fin du progrès ne peut être qu’une plage, un loisir sur la plage, et nous l’avons ici.

Quoi de plus sale qu’une ville dont la foule transpire ? Il faut être fou pour rentrer… Mais à l’Office, notre travail s’intensifie, et les échos nous en reviennent de France.

Leur dire là-bas, dire à la Résistance que la situation se redresse lentement dans le Pacifique : car cela signifie pratiquement un peu plus de bateaux vers l’Europe. Leur dire que la production de guerre américaine peut leur sembler une tartarinade8, mais que lorsqu’on la voit de ses yeux, elle donne une sensation directe de la victoire inévitable. Leur répéter chaque jour quels sont les plans d’Hitler pour dépouiller la France de sa main-d’œuvre qualifiée — opération que Laval diaboliquement baptise « relève des prisonniers » ; donner des recettes de sabotage, qui seront reprises par la presse clandestine… Mais dire aussi les revers et les défaites : notre consigne de véracité est absolue. Washington part de l’idée juste qu’il n’est pas de mensonge, si pieux mensonge soit-il, qui ne serve Hitler en fin de compte.

J’écris vingt à trente pages par jour après des heures de recherches préparatoires. Abondance de documents sur l’Afrique du Nord, depuis quelques jours…

Bevin House. — Nouvelle maison à la campagne, à deux heures à New York, avec les Saint-Exupéry. J’y passe mes trente-six heures de congé, chaque semaine. C’est immense, sur un promontoire emplumé d’arbres échevelés par les tempêtes, mais doucement entouré de trois côtés par des lagunes sinueuses qui s’avancent dans un paysage de forêts et d’îles tropicales.

« Je voulais une cabane et c’est le Palais de Versailles ! » s’est écrié Tonio bourru, en pénétrant le premier soir dans le hall. Maintenant, on ne saurait plus le faire sortir de Bevin House. Il s’est remis à écrire un conte d’enfants qu’il illustre lui-même à l’aquarelle. Géant chauve, aux yeux ronds d’oiseau des hauts parages, aux doigts précis de mécanicien, il s’applique à manier de petits pinceaux puérils et tire la langue pour ne pas « dépasser ». Je pose pour le Petit Prince couché sur le ventre et relevant les jambes. Tonio rit comme un gosse : « Vous direz plus tard en montrant ce dessin : c’est moi ! » Le soir, il nous lit les fragments d’un livre énorme (« Je vais vous lire mon œuvre posthume ») et qui me paraît ce qu’il a fait de plus beau. Tard dans la nuit je me retire épuisé (je dois rentrer pour neuf heures à New York), mais il vient encore dans ma chambre fumer des cigarettes et discuter le coup avec une rigueur inflexible. Il me donne l’impression d’un cerveau qui ne peut plus s’arrêter de penser…

Propagande et style. — Depuis que je suis à l’OWI, rédigeant bon gré mal gré mes vingt-cinq pages quotidiennes, je n’ai pu guère écrire que ces notes de journal, et deux essais pour des revues américaines. Mais ces essais-là m’ont suffi pour déceler l’influence sur mon style de ce travail de propagande. Ou bien serait-ce l’influence de l’Amérique en général ? Mais elles convergent ou même s’identifient.

Je constate que j’hésite ou répugne aujourd’hui à écrire certaines phrases, à user de certains tours que je pressens intraduisibles, au sens le plus large du terme. Car il ne s’agit pas seulement, pour moi, d’écrire en vue d’une traduction américaine, mais également en vue d’une transmission directe à la radio. Dans les deux cas, les exigences sont les mêmes. Et elles impliquent le renoncement à toutes ces coquetteries de style imitées de nos auteurs anciens qu’on trouvait à chaque ligne chez Valéry, chez Gide et leurs disciples de la NRF , et qui en anglais retombent à plat, à la radio font parasites. Il faut sauter dans le vif d’un sujet, sans précautions de langage ni fausse humilité. Puis s’efforcer de suivre la ligne de plus grande efficacité, sans la moindre bavure savante pour l’élégance.

On ne savait plus juger du « bien écrire » sinon par référence à des modèles anciens. (Que de pastiches dans nos lettres modernes !) Bien écrire, c’est régler ses moyens sur la fin que vise un écrit. Cette fin peut condamner la phrase trop « écrite » ; ou l’exiger, selon les cas.

Que serait-ce d’être un grand écrivain dans une langue morte ? Ou dans une langue parlée seulement par une petite peuplade dispersée ?

Or une partie de la littérature française moderne, la meilleure justement, s’est mise dans ce cas.

Défaut commun à presque tous nos bons auteurs français contemporains : n’importe qui dira qu’ils « écrivent bien », parce que leurs élégances restent cousues de fil blanc. On y est fort sensible à Paris. Cependant nous vivons au xxe siècle, et je voudrais un style qui supporte le transport.

Les choses que l’on publie, si elles sont importantes, le sont soit par nature, soit par position. Elles le sont en vertu de leur qualité, originalité, beauté, vérité intrinsèque ou de leur opportunité et de leur pouvoir de signification commune.

Une carrière de grand écrivain commence par la qualité et finit par la signification.

À partir d’un certain moment, la gloire d’un homme confère de l’importance à la moindre opinion qu’il exprime — par position. (Et c’est le signe de la gloire moderne.) Il entre dans le domaine public, dans la banalité au sens propre du terme (ce qui est à tous, comme on le dit d’un cœur, d’un taureau ou d’un four « banal »). Fin de la vie d’un Tolstoï ou d’un Goethe ; d’un Valéry et d’un Gide, parmi nous. La gloire est devenue le droit d’énoncer des banalités mais qui ne passent plus pour telles, et qui portent.

Savoir ne point se limiter constamment à la qualité. Car cela irait à préférer au vrai l’original, le différent. Or le but reste bien d’élever le niveau banal en dégageant des significations communes. (Quitte à mettre en circulation quelques valeurs encore inéchangeables cette année. Mais il convient de les maquiller un peu, pour qu’elles circulent, précisément.)

Le monde actuel pressent qu’il a besoin de maîtres et de directeurs de conscience, plutôt que de monstres précieux. Cependant, il faut commencer par être un monstre, si l’on veut mériter quelque maîtrise. Toute création est en soi monstrueuse, qu’il s’agisse de l’automobile, du sourire de la Joconde, ou des Variations Goldberg. Les copies seules sont acceptables, à première vue, et seules font accepter l’original, qui fit scandale ou même ne fut pas remarqué. (Balzac « journaliste », Beethoven « cacophoniste », Baudelaire condamné, Proust « mondain », et Bach inaperçu pendant cinquante ans.)

Dans cette maison d’il y a longtemps, semblable à celles de mon enfance, en marge du temps de la guerre, j’ai vécu des journées soustraites au Destin. La mer est grise, le soir vient, les oiseaux sifflent, et l’automne atténue la sauvagerie de la verdure américaine. Que fais-je ici, que rejoindre ma vie, pas à pas dans les bois solitaires ?

Il se peut qu’on m’envoie bientôt en Afrique du Nord, et de là… Et j’éprouve un besoin presque panique de me rassembler, de me retrouver, pour rentrer tout entier en Europe après ces deux années de violente dérive.

… mais sachez-le : Nous n’étions pas absents de vous plus que de nous-mêmes. Vous étiez « occupés », nous étions en exil, et les uns comme les autres dans l’inaccepté, dans la dépossession profonde, dans une mise en question générale au pire moment, à l’heure de moindre résistance.

Notre angoisse était de penser : parlerons-nous encore le même langage au jour de ce retour en France, — dans quelle France, et dans quelle Europe ?

Nous étions soumis à l’érosion de l’exil, moins brutale, certes, mais plus intime que celle de l’occupation. Un conquérant n’occupe jamais que l’extérieur, mais l’étranger s’infiltre au cœur de l’être. Comment lui résisterait-on ? C’est un ami.

Il vous a reçus d’abord et vous a proposé ses façons et usages qu’il convenait d’aimer. Bientôt, s’il voit que vous restez là, il change un peu : vous n’êtes plus l’invité mais un client, et qui devrait s’arranger pour payer. Et quand vous n’avez plus d’argent, c’est tout d’un coup le monsieur qui ne tient pas à ce que vous causiez des ennuis. Débrouillez-vous. Et puis, vous êtes trop nombreux, on ne peut pas s’occuper de chacun de vous.

Et c’est bien vrai. Nous étions trop nombreux. En France, en Suisse aussi, avant la guerre, nous trouvions qu’il y avait trop de juifs réfugiés. Des gens frappés par le malheur, où que ce soit, il y en a toujours trop.

Cependant notre sort vous paraissait enviable, à juste titre. Les pires tourments de l’esprit et du cœur ont toujours paru préférables à la torture physique, ou même à sa menace. Autant dire qu’on les tient pour moins sérieux. Nous étions mal placés pour discuter cela, donc en somme pour défendre l’esprit, — qui était pourtant tout ce qu’il restait à défendre par nous, dans l’exil…