(1948) Articles divers (1946-1948) « La balance n’est pas égale entre les États-Unis et l’URSS (8 novembre 1947) » pp. 1-2

La balance n’est pas égale entre les États-Unis et l’URSS (8 novembre 1947)p

L’anecdote circulait à New York ce printemps. Un reporter américain vient de visiter les stations flambant neuves du métro de Moscou, et son guide soviétique l’invite à admirer. « Très beau, dit notre Américain, mais je ne vois pas de trains circuler ? » — « En effet, réplique le guide, ils ne circulent pas encore, mais vous, qu’est-ce que vous dites de la question des Noirs aux États-Unis, hein ? »

Ce dialogue de fous n’est pas celui des peuples, mais de certains journalistes qui parlent en leur nom. C’est ainsi que L’Humanité, comme pour détourner l’attention des mises au pas mensuelles de la culture décrétées par Jdanov en Russie, proclame que « l’Amérique dégrade l’esprit ! » Le raisonnement, sur huit colonnes, est le suivant : 1° « Henry Miller propage l’idée du monde la plus désespérée qu’un Américain ait encore puisée dans son pays » ; 2° Truman veut asservir l’Europe au dollar ; 3° Donc Truman impose à l’Europe la lecture de Henry Miller, et ce dernier qui est « le plus rusé de tous » écrit ce qu’il faut pour servir « l’expansionnisme » du dollar.

Qu’on ne rie pas : il s’agit de « dialectique ». Et qu’on ne hausse pas les épaules : il s’agit d’un retour en force de l’hitléro-fascisme culturel. (C’est à peine si les termes ont changé depuis que Goebbels et Gaida insultaient les Yankees barbares.) Tout le raisonnement de L’Humanité repose sur la conviction typiquement totalitaire que ce qu’on publie dans un pays donné ne peut et ne doit servir que le parti au pouvoir. Ainsi, Faulkner, Hemingway et Miller, nolens volens, servent Truman (même s’ils ont écrit sous Roosevelt). Mais alors, et pour les mêmes raisons, le succès en Europe occidentale de Tolstoï et Dostoïevsky devrait être mis au crédit des sombres desseins du tsarisme ? Et, de même, l’insuccès notoire de la littérature soviétique serait le fait d’un calcul de Staline ?

Il se peut que les rédacteurs de L’Humanité s’imaginent servir la paix et la justice en embrouillant tout, au nom de fleur dialectique. Pour ma part, j’essaierai de débrouiller quelques faits, au nom de la simple vérité.

Tout d’abord, il est notoirement faux d’écrire que Henry Miller a puisé son désespoir « dans son pays » : c’est la vie de Montparnasse entre les deux guerres que décrivent ses Tropiques, publiés à Paris, et interdits en Amérique.

Ensuite, il est notoirement faux et ridicule d’accuser les éditeurs américains de « tirer parti » du pessimisme d’un Miller ou d’un Faulkner, pour faire de leurs livres des « rabatteurs de dollars à travers le monde ». Essayons d’expliquer patiemment l’absurdité technique de ce reproche :

1° Les éditeurs américains ne sont pas aux ordres de Truman, comme ceux de l’URSS sont aux ordres de Staline ; 2° Les éditeurs américains cherchent à faire de l’argent, comme les nôtres, tout en publiant parfois une œuvre de qualité qui ne rapporte rien ; 3° Or les livres qui font de l’argent aux US sont les romans historiques et les romans religieux, qui tirent souvent à un million et plus ; 4° Les droits de traduction d’un de ces romans ne représentent au mieux qu’une fraction négligeable des bénéfices sur la vente en Amérique ; 5° Les œuvres « pessimistes » de Faulkner et surtout de Miller, loin d’être des best-sellers, tirent à 5 ou 20 000 exemplaires, tandis que les œuvres de Lewis Douglas, de Betty Smith, de Betty McDonald, et d’une trentaine de romanciers dont l’Europe ne connaît même pas les noms, tirent à 800 000 avant la mise en vente, pour peu qu’un book club s’y intéresse ; 6° Le succès à l’étranger d’un Henry Miller stupéfie les éditeurs américains qui en entendent parler, mais non pas Truman qui s’occupe d’autre chose, et dont la politique a autant de rapports avec les vomissements décrits par un Miller, que la réalité américaine avec ce qu’en écrit un stalinien.

Ceci dit, et les arguments de L’Humanité proprement balayés dans le ruisseau, auquel nous laisserons le soin de les conduire à leur conclusion naturelle, — reste toute la question de la culture américaine dans ses rapports avec « l’esprit », pour parler comme les communistes.

Les intellectuels européens qui ont connu de près la vie américaine ont coutume d’insister sur deux traits de cette culture qui leur paraissent foncièrement déplaisants : la dictature de l’argent, et celle du grand public, c’est-à-dire du simplisme qu’on baptise opinion moyenne.

Sur la dictature de l’argent aux USA, tout a été dit, et les cent anecdotes personnelles que je pourrais verser au dossier n’ajouteraient rien que l’on ne sache. Comme dans tous les pays où l’entreprise est libre, mais plus que chez nous, parce que l’Américain n’est pas hypocrite dans ce domaine, les éditeurs de livres et de revues demandent avant tout d’un écrit qu’il se vende. On m’assure que l’éditeur d’Ambre fit savoir à la jeune et jolie femme qui en est l’auteur qu’il jugeait l’ouvrage très mauvais, mais l’acceptait comme très vendable.

Qu’il y ait là une dégradation de l’esprit, je pense que tout le monde l’admettra, sans chicaner sur le sens exact du mot esprit dans ce contexte. Mais la question n’est pas si simple.

Car après tout, c’est le goût du public qui fait le succès financier d’un roman, bien plus que la passion du gain chez l’éditeur. En d’autres termes, si Ambre est un triomphe mondial qui réduit à néant ceux de Miller à Paris, c’est que la majorité du grand public est imbécile. Il faut donc l’éduquer, concluent les moralistes américains. Et pour cela, donnons-lui des Digests où, sous une forme assimilable et simplifiée, il trouvera le meilleur de ce qui s’écrit chez nous. Et que lui donne-t-on, dans le fait ? D’excellents articles sur l’hygiène, les sciences, les mœurs chinoises, la vague de divorces, l’aviation ou le sort des Indiens ; des extraits bien choisis d’Emery Reeve, d’Einstein, de Saint-Exupéry, de John Gunther ; des anecdotes frappantes et loufoques à souhait ; de l’optimisme, encore de l’optimisme, et une confiance sérieusement motivée dans les destins de l’Amérique.

Nous voici loin des « turpitudes » et de la résignation morbide dénoncées par L’Humanité. Mais dans la mesure même où ces digests sont des écoles de simplisme béat au service de l’idéologie majoritaire, nous voici tout près des problèmes que pose la « culture des masses » en Russie comme en Amérique. Un communiste moins que tout autre a le droit d’ironiser sur ce sujet.

L’éditeur américain, pour éduquer le grand public, cherche à le séduire et lui fait trop de concessions, ce qui rapporte une quantité de dollars. Le commissaire soviétique, au contraire, force carrément l’opinion, dans le sens d’une théorie tactique qui change d’ailleurs tous les six mois ; ce qui entraîne une quantité d’emprisonnements. Mais nous, Européens, quels efforts faisons-nous pour qu’une masse élargie assimile les idées ? Nous préférons marquer les points, les mauvaises notes à droite et à gauche, d’un air sceptique. Nous dénonçons l’abus flagrant des méthodes américaines, au lieu d’en faire meilleur usage. Nous sommes de petits malins qui refusent de choisir entre la peste et le choléra, entre les blocs. Nous tenons la balance égale…

Eh bien ! non, la balance n’est pas égale ! L’Amérique est tout de même un pays où les dégradations de l’esprit, hélas ! réelles, peuvent encore être dénoncées, et le sont chaque jour avec une force, une pertinence, une cruauté qu’aucun critique européen n’égale. De Mencken à Philip Wylic, de Thorsten Veblen à Reinhold Niehbur, pour ne rien dire des romanciers, il n’est pas une des tares américaines qui n’ait été décrite, avouée, analysée par les Américains eux-mêmes, avec une liberté d’esprit que l’Europe ne peut qu’envier, et qui épouvanterait les staliniens.

La balance n’est pas égale. Car ce qui dégrade l’esprit, ce sont bien moins les tentations de l’argent et du succès vulgaire que les habitudes de mensonge en service commandé par l’État. Ce qui dégrade l’esprit, ce n’est pas le fait que les mauvais romans encombrent l’étalage, mais qu’on n’ait plus le droit de les juger mauvais si le Parti les déclare orthodoxes.

La balance n’est pas égale. Car d’un côté l’on se moque encore de la bêtise, de l’autre on la fait respecter. Pendant qu’on jouait à Moscou, ce printemps, une pièce violente de Simonov, où l’on voit un reporter américain persécuté par ses patrons pour avoir « bien parlé » de l’URSS, l’un des meilleurs producers de Broadway me dit en riant : « Il n’y a qu’une réponse possible. Je vais faire jouer cette pièce ici, ce sera le succès de fou rire de la rentrée. »

Quant à l’influence américaine, concluons sur une simple remarque qui rétablit les proportions. Pour L’Humanité tout se résume dans le pessimisme de Miller, dont le succès, je l’ai montré, loin d’être le fait des éditeurs américains, est celui de notre public. Mais sur l’Europe, en général, l’influence américaine s’est exercée en deux occasions plus marquantes, je veux parler de 1917 et de 1942, et alors elle fut bien le fait de la volonté du peuple américain et de la politique de ses chefs.