(1947) Doctrine fabuleuse « La gloire » pp. 85-91

La gloire

Nous le connaissions un peu, et pensions le connaître. La lecture de ses papiers posthumes nous le révèle bien différent. Il fallait certes s’y attendre, et pourtant l’on demeure surpris. C’est que tout, dans ses livres — surtout les plus sincères — semblait exclure les préoccupations que trahit son journal intime. Peut-être le secret d’une différence aussi curieuse est-il caché dans les passages de ces cahiers que nous allons transcrire ici. De ces fragments de dates diverses, l’on ne verra point se dégager de conclusions tout à fait claires : il y a trop de contradictions. Mais c’est ce qui peut intéresser. Une attitude aussi profondément ambiguë, vis-à-vis de la gloire, n’est pas sans entretenir les plus curieux malentendus entre un auteur et ses lecteurs. Or il se peut que ce soit l’attitude de la plupart des écrivains modernes.

« J’ai vécu pour la gloire, dit le prince André, et qu’est-ce que la gloire, si ce n’est aussi l’amour du prochain, le désir de lui être utile et de mériter ses louanges ? J’ai donc vécu pour les autres, et mon existence est perdue, perdue sans retour ; depuis que je vis pour moi, je suis plus calme… Les autres, c’est le prochain, comme la princesse Marie et toi vous l’appelez, le prochain, cette grande source d’iniquité et de mal ! Le prochain, sais-tu, ce sont les paysans de Kiew, que tu rêves de combler de bienfaits. » (Tolstoï, La Guerre et la Paix.)

Cette page m’avait séduit par sa mauvaise humeur. En la copiant, je n’y vois plus que sophismes. Non, la gloire, ce n’est pas l’amour mais au contraire le mépris du prochain. Le prince André n’a pas trouvé de prochains, car il n’a cherché qu’un public. C’est le public qui donne la gloire à celui qui le méprise assez pour le flatter. Tandis que la princesse Marie, qui a vraiment aimé son prochain, n’en a pas reçu de gloire et n’en demandait point. Aussi ne pense-t-elle pas qu’elle a « perdu sa vie ».

Liszt, à la fin d’un concert triomphal, s’incline et prononce à mi-voix : « Je suis le serviteur du public, cela va sans dire. » C’est à cela qu’on donne la gloire. Et ceux qui ne la briguent point risquent fort de se rendre antipathiques. Jamais la foule n’a jugé ridicule que l’on affiche un amour de la gloire même excessif pour le talent qu’on a. La foule ne tient pour glorieux que ceux qui prennent le soin de parler de leur gloire. Chateaubriand eut de la gloire, mais non Stendhal. Mme de Staël en eut, mais non Constant (comme écrivain). Or personne ne lit plus les Martyrs ni Corinne, et tout le monde croit aimer la Chartreuse et Adolphe. Mais ce jugement sur le talent, changé du tout, n’entraîne pas que l’on change le jugement sur la gloire. La gloire est donc un mythe : j’entends que son pouvoir et sa grandeur ne dépendent d’aucune raison, et paraissent même n’en point souffrir. Fama crescit eundo ; minuit praesentia famam. Toute gloire est donc aliénée. Celle d’un Chateaubriand n’est pas à lui, ni à son œuvre, mais au public qui la lui prête parce que d’abord l’auteur s’y est prêté. Quant à moi, je suis trop égoïste pour me laisser aller à ce jeu-là. Je me sentirais dépossédé. C’est que je veux être aimé pour moi-même, tel que je suis et non point tel que me désire leur goût sentimental de « l’Art ».

Mais comme tout se complique et se retourne ! Celui qui veut la gloire, est-ce qu’il manquerait d’orgueil ? Serait-il plus humble que moi ? Et l’orgueilleux que je suis, ne donne-t-il pas une preuve d’amour à son audience en exigeant d’elle plus de noblesse ? Dire : je néglige la gloire, c’est dire : je vous néglige, vous qui donnez la gloire pour prix d’une complaisance. Mais c’est dire aussi : je vous aime, puisque je vous veux moins vulgaire que vous n’êtes.

Celui qui ne veut pas la gloire telle que la donne une foule à qui la flatte, n’est-ce pas qu’il veut la gloire telle que lui seul serait capable de se la décerner ?

L’idée moderne de la gloire nous vient, dit-on, de la Renaissance. Glorieux est celui qui s’affirme en différant, bien plus qu’en excellant. C’est donc l’individu qui se distingue, n’importe où. (Crimes commis pour s’acquérir la gloire, fréquents dans l’Italie du xve siècle.) Le besoin de la gloire est donc né d’une sorte de maladie du sens social. C’est le contraire de l’amour du prochain. L’individu qui cherche la gloire n’a plus souci ni même conscience du voisin qu’il pourrait aider (c’est le prochain), mais seulement du voisin qu’il peut utiliser. Il cherche des admirateurs, des confirmateurs de son être. C’est que l’acte de s’écarter d’une communion ou d’une communauté écarte aussi de soi, et l’on éprouve alors le besoin de se faire confirmer.

Un homme en communion active avec les hommes qui l’entourent ne songerait pas à rechercher la gloire. Car la gloire est ce qui sépare. Mais il chercherait l’excellence, à son rang et selon ses astres. Ainsi les héros et les rois sont les auteurs de leur éclat. Ils donnent et ne demandent rien. Et ce qu’ils donnent fait toute la renommée du peuple. (Aujourd’hui c’est l’inverse qu’on observe : c’est ce que donne la foule qui fait la gloire d’un homme.)

La gloire antique était virile, comme le don. Alexandre exemplaire, plus beau que tous, plus fort et plus heureux que tous, n’était pas séparé, mais au sommet. Sa gloire était dans son destin, gagée par une mesure universelle que ses actions comblaient exactement. Mais notre gloire ne saurait être mesurée : c’est une rumeur, c’est une publicité, une espèce d’inflation provisoire. Elle n’est pas grande, mais exagérée, mobile, nerveuse, sentimentale. Et voici qui est encore plus grave : elle est ressentie comme flatteuse. C’est donc quelque chose de vulgaire. De fait, je ne connais pas de gloire moderne dont on ne puisse démontrer par quels moyens elle fut acquise : toujours au prix d’une vulgarité. (Zones de bassesse chez d’Annunzio : c’est là, non pas dans la beauté de son œuvre, que s’est constituée sa gloire.)

Et cependant, je me suis surpris à désirer une gloire qui ne m’ennuierait pas. Non point la leur, mais celle que je pourrais rejoindre, telle que je la connais depuis toujours, moi seul.

Un dieu n’a pas besoin d’adorateurs pour rayonner et se réjouir de son être. Oui, c’est bien là le privilège d’un dieu. Et la vraie gloire.

Qu’est-ce que l’incognito ? Il y a là quelqu’un qui a de la valeur ; on ne le sait pas. La gloire moderne, c’est à peu près l’inverse. Mais ne serait-ce pas aussi le meilleur moyen de sauver son incognito en se donnant l’air précisément d’y renoncer ?

Autre avantage de la gloire : elle confère le droit d’être banal. Tant pis si beaucoup en abusent…

Hypothèse : l’expérience intime de la gloire précède toujours sa manifestation.

L’ambitieux ne vaut rien pour la gloire. Il ne peut aboutir qu’au succès. Il reste sous l’empire de la comparaison.

Beaucoup d’hommes n’imaginent pas qu’on puisse avouer sa vanité, ou bien ils croient que ce serait naïf ; et si l’on avoue son orgueil, ils croient que c’est par vanité…

Je suis homme : donc vaniteux, naïf, retors, orgueilleux, etc. Quel avantage à feindre ? La plus sotte vanité étant assurément d’essayer de faire croire qu’on n’en a point. Si l’on condamne sa propre vanité, le mieux pour s’en débarrasser serait d’en parler ouvertement. Comme un menteur qui dirait : « Je vous avertis que je vais mentir, pour telle et telle raison aisément vérifiable. » Ce serait instructif et amusant.

Je veux ma gloire, et je ne l’avoue jamais — je fais le modeste — d’où vient cette pudeur ?

Je ne veux pas la gloire pour vous éblouir, vous que j’aime et qui me connaissez. Vous savez ce que je suis, et si vous appreniez un jour que j’ai de la gloire, que sauriez-vous alors d’essentiel que dès maintenant vous ne sachiez ? Ou c’est que vous vous tromperiez, croyant par d’autres ce que vous ne croyez point par vous-mêmes — et je ne veux pas l’erreur. Ou bien veux-je cette erreur-là ?

Certes — mais non comme une erreur — je veux cela.

Qu’est-ce donc que « gloire », dont la prononciation, pour peu d’emphase que j’y prête, me fait venir les larmes aux yeux ? Gloire et lumière, gloire et mystère, gloire et mort lumineuse, gloire et ce triomphal accord clamé, ou cet instant plutôt qui est au seuil de sa résolution fondamentale — quel est ce seuil, et que nous ouvrent, sur quel ciel, les symphonies ?

Je n’ose pas dire que je veux être Dieu. Ce serait là, pourtant, ma vérité, la vérité de mon mensonge. Est-ce à cause que mon nom est : mensonge, que je voudrais la gloire et ne sais pas pourquoi ? Ou n’ose pas savoir pourquoi…

Ce que je n’ose pas savoir est angoisse. Angoisse est le nom du secret que je sers sans oser le servir, parce que je sais que son nom est mensonge, et que c’est moi — qui ne suis rien.

Ainsi Dieu est mon adversaire. C’est lui seul qui s’oppose à ma gloire, et qui me sauve malgré moi de mon triomphe. Il n’y a qu’un seul Dieu, celui qui dit Je suis. Ce sera Dieu, ou ce sera moi. Si c’est moi, ce ne sera rien. Si c’est Dieu, je ne serai rien. Si Dieu me tue, il sera tout, et tout sera. Ainsi, ô Dieu, délivrez-moi de la gloire !

Mais cette prière m’émeut encore comme la gloire !