(1947) Doctrine fabuleuse « Antée ou La terre » pp. 121-124

Antée ou La terre

Antée géant, champion du monde, subit la hantise des forts, qui est de ne point faire honneur constamment à sa force. Noblesse oblige au tout ou rien : s’il perd une fois, c’en est fini. Jamais il ne se sent plus angoissé qu’à la veille d’une épreuve mondiale, au terme du plus rigoureux des entraînements. Son manager l’a séquestré pendant des mois, ni vin, ni femmes, ni journées de paresse ou de promenade à l’aventure. Vie à l’horaire, chronométrée, sans rien d’impur. Et pourtant il se sent impur et affaibli. Allégé physiquement par un régime sévère, tous ses muscles jouant aisément, ou se gonflant à bloc en un clin d’œil, son poids exact et sa vue nette, il s’éprouve cependant chargé d’une fièvre. Ce n’est pas l’impatience de combattre, mais au contraire un besoin obsédant d’abandon à quelque délire et de dissolution incontrôlée.

Ces dispositions, bien connues du manager, ont été qualifiées par lui, devant les journalistes, de « tendance névrotique due à l’hypersensibilité de notre ami », déclaration qui n’a pas peu contribué à la popularité du champion. La foule moderne adore que ses héros soient un peu détraqués, ces faiblesses les rendant plus humains, selon le langage courant.

Le fait est qu’Antée, jusqu’ici, déployant des trésors d’astuce à faire pâlir tous ses triomphes musculaires, a toujours réussi à s’évader, pour quelques heures, à la veille d’une épreuve décisive. Mais le lendemain il reparaît peu avant le match, affreux à voir, le visage taché de boue, les vêtements en loques, les mains couvertes d’éraflures et les ongles rognés ou cassés. Épuisé, semble-t-il, haletant et suant, il se jette dans la lutte et le voici vainqueur.

(Nous donnons ici quelques Extraits des notes de l’analyste qui a bien voulu se charger du cas, sur la demande répétée du manager.)

« … … …Complexe d’Œdipe : me suis vu contraint de renoncer à cette hypothèse, après deux ans de travail acharné… Vie des parents normale, je dirai même exemplaire9… Vie sexuelle du patient normale, sauf quelques périodes d’abstinence prolongée, coïncidant avec les périodes d’entraînement… Légère répugnance pour les géantes qu’on voudrait lui faire rencontrer… Cauchemar typique : il se promène dans une grande ville déserte… Phobie du macadam, du béton armé, des constructions métalliques… Phobie de perdre pied…

Tout cela ne m’eût pas mené très loin. Mais comme il nous arrive parfois de le constater, c’est le patient lui-même qui a fini par me donner la clé de son mystère.

Lors d’une de nos dernières séances, je me suis risqué à une allusion courtoise à sa légende bien connue. Il est entré dans une fureur terrible, a cassé le canapé en deux comme une allumette, en hurlant : — C’est le contraire ! C’est tout juste le contraire ! — Le contraire de quoi ? — Le contraire de ce qu’ils disent depuis qu’ils parlent de moi, le contraire de ce qu’il dit, le Petit Larousse, le contraire de vous autres, le contraire de vos idées, le contraire de tout !

Je n’ai pas discuté ces derniers mots, qui choquent mon sens de la logique, mais j’ai quelques meubles de prix. J’ai même feint d’approuver ce « contraire de tout ». Au cours des séances suivantes, il s’est expliqué plus posément. Je déplore, pour la clarté de ces notes, que l’appareil conceptuel de mon client soit aussi nettement déficient, mais mon devoir est de consigner ou de résumer ses paroles (plusieurs expressions argotiques m’ont échappé) dans la forme, si je puis dire, où il les a, non sans peine, énoncées.

— Harry veut me tuer (Harry, c’est son manager)… Veut pas que je me saoule. Veut pas de vadrouille. Rien de rien. Toujours propre, qu’il me veut. Moi, quand j’ai de la terre sur les doigts, s’ils disent que je suis sale, je l’ai sec. Je me lave. Avec la terre je me lave… C’est le contraire ! Ils disent que j’y prends ma force. C’est pas vrai. Ça ne coule pas comme qui dirait de la terre vers moi, c’est le contraire. C’est les saletés qui vont dans la terre. Il faut se décrasser le dedans, c’est pas une question de savonnette et d’eau de Cologne. Quand j’ai mes humeurs, je me sens faible. Je suis tout chargé. Ça me donne sur les nerfs. Plus qu’il m’isole dans mes belles chambres, plus que je m’énerve. Ça ne peut plus sortir et ça me travaille, ça me fermente dans le sang. Les humeurs, comme on dit, est-ce qu’on sait seulement ce que c’est, les humeurs ? C’est toujours dans les villes que ça me prend. Quand ils m’ont bien lavé, massé, poudré comme un bébé… et allez ! l’ascenseur, le marbre, le ciment, l’asphalte, l’auto et les assiettes ! Tout propre, tout lisse, tout astiqué, rien à toucher, vous comprenez ? Toutes mes saletés, elles restent dans mon corps. Ça ne me sort pas. Je me dis : je vais perdre. Je me dis : tu ne pourras plus cette fois, tu es trop nerveux. Je deviens comme fou ! Mais le bon Dieu m’aime, je finis toujours par m’échapper. Harry veut me tuer. Il court dans tous les bars. Je me défile en vitesse vers la campagne. Et là, docteur, là je m’en paye une tranche ! Je me roule par terre et je me creuse dans la terre, je cours tout nu, je mords les feuilles, je griffe les arbres, j’embrasse la terre, je dors par terre, et quand je me réveille couvert de terre, le lendemain matin, je me sens propre ! La forêt, le fouillis, les feuilles, c’est comme les femmes… C’est ma faiblesse qui a passé dans la terre, pendant la nuit. Vous voyez, c’est le contraire de ce qu’on dit. Regardez les morts et toutes leurs maladies — comme elle vous les nettoie, la terre ! »