(1947) Vivre en Amérique « Vie culturelle et religieuse » pp. 59-112

II
Vie culturelle et religieuse

Une presse qui informe ses lecteurs

Peu de temps avant la guerre, à Paris, un grand journal du soir qui disposait d’un poste de radio, m’interviewa au sujet du petit livre que je venais de publier sur l’Allemagne. J’expliquai que la presse hitlérienne me paraissait meilleure que celle de France, parce qu’elle donnait plus de nouvelles, du monde, et d’une manière plus objective, du fait même que ses partis pris étaient connus et déclarés. Le directeur du journal en question censura cette partie de l’interview, en vertu de la politique qu’on attribue par erreur à l’autruche. Je suis certain qu’il avait tort, comme la suite l’a prouvé d’ailleurs. Le directeur de Carrefour admettra-t-il que je récidive à propos cette fois-ci de l’exemple américain ?

Je tiens compte des difficultés que rencontrent aujourd’hui les journaux parisiens : le manque de papier tout d’abord. Il peut y avoir plus que du mauvais goût à mettre en regard les réalisations d’un pays riche et celles d’une nation que la guerre a ruinée. Mais je ne juge pas du point de vue de Sirius. Je propose une comparaison que j’estime utile et nécessaire, et quelques conclusions aisément applicables.

Les grands journaux américains admettent dans leurs colonnes l’exposé de points de vue contradictoires, et je précise : ils l’admettent justement à l’occasion des débats les plus graves et les plus passionnés, tels que ceux que provoquent une période de grèves, le renvoi bruyant d’un ministre, ou même une élection présidentielle. Dans quel autre pays de notre monde du xxe siècle verrait-on un journal de l’importance du New York Times donner une page entière au discours de son candidat, et une page entière, en regard, au discours de son adversaire ? Cependant que l’éditorial commente en termes mesurés les mérites respectifs des personnes en présence ? Et s’il s’agit d’une grève de vastes dimensions, comme celle que l’on vit interrompre pendant plusieurs mois la production de la General Motors, vous trouverez tous les jours les points de vue affrontés du patronat et de l’union syndicale, dont les déclarations officielles seront citées in extenso.

Ainsi la controverse réelle est exposée, pièces à l’appui, devant le lecteur. Mais ce que vous ne verrez jamais, dans ce même journal, c’est une polémique contre un autre journal. Ceci me paraît très important. En France, il arrive trop souvent que le débat réel reste mal défini, les positions des parties en présence n’ayant pas été déclarées dans les termes exacts où elles s’arrêtent. Ce que l’on trouve dans son journal, c’est un débat à propos d’un débat. C’est un torrent de jugements contradictoires, mais trop exactement prévus — sous la rubrique revue de la presse — au sujet d’un problème qui, semble-t-il, importe moins en soi que ce qu’en disent les partis. Ainsi l’on peut « causer » à l’infini, mais sans trop de chance de se former une opinion plausible ou réaliste. Tartempion pense ceci, Durand déclare cela, mais l’un est radical et l’autre communiste, je le savais bien, parbleu ! comme dirait Gide, et je savais que quel que fût le problème posé, ils resteraient attachés « indéfectiblement », comme des moules, à leurs vieux principes. Mais le problème subsiste et je voudrais qu’on me dise comment le résoudre pratiquement. Au lieu de quoi Tartempion me ressasse que Durand n’est qu’un radical. De quoi donc parlait-on ? Qu’allons-nous faire ?

Ce n’est pas que les journaux américains craignent la discussion violente, la dénonciation personnelle ou le scandale. Quand ils s’y lancent, ils n’y vont pas de main morte. Mais leur objectif principal, ou si l’on veut, leur arme favorite, reste l’information toute nue, ou presque. Sur 32 pages de leur édition quotidienne, le Times ou le Tribune consacrent à peu près deux tiers de page à leurs éditoriaux, dont la moitié traite de ce qui se passe dans tel pays de l’Amérique du Sud ou de l’Europe. Le reste du journal se compose de dépêches d’agence, récrites et délayées sous forme d’articles signés, et d’articles de correspondants spéciaux publiés sous forme de longues dépêches ; de commentaires ou « colonnes syndiquées » (qui paraissent le même jour dans vingt autres journaux) ; et des rubriques régulières : sports, religion, finance, livres, théâtre, correspondances, jardins, etc.

Ce qui pose chaque jour aux rédacteurs d’un journal américain, en plus des problèmes d’un grand quotidien, le problème d’une volumineuse revue de vulgarisation. Ce qui suppose un état-major et un personnel gigantesques, spécialisés à l’infini ; des pages de publicité aussi chères qu’abondantes ; ou un propriétaire aux dollars inépuisables. Ce qui s’oppose enfin à la multiplication des journaux. New York, pour sept millions et demi d’habitants ne possède que neuf grands journaux ; Paris en publie proportionnellement sept fois plus, c’est-à-dire 32, qui d’ailleurs réunis en une seule liasse, feraient tout juste un numéro du Times, pour le volume de mots imprimés. Je ne sais s’il existe réellement 32 points de vue possibles sur la situation. Je doute qu’un seul puisse être juste tant que l’information sera remplacée par des jugements pathétiques. On me dit qu’il faudrait être à Paris pour comprendre. Je suis en Amérique, que voulez-vous ! Et les Américains ne comprennent pas non plus. — Vous savez bien, leur dis-je, qu’il s’agissait de sauver la liberté l’expression politique. — On ne peut pas juger librement, me répondent-ils, si l’on ne sait rien. Au lieu de 32 journaux de deux pages, faites-en donc quatre de huit pages. Vous gagnerez l’espace des titres, et vous aurez quelques nouvelles du monde.

Leur simplisme est exaspérant…

Mais le fait est qu’une dépêche de Paris par un correspondant américain, qui occupe chaque matin une ou deux colonnes de son journal, en apprend davantage sur ce qui se passe en France que la lecture de dix journaux français. Tous les Français qui viennent ici en tombent d’accord.

Le correspondant américain à l’étranger est une espèce humaine bien définie. Hollywood en a fait un héros qui traverse les intrigues du fascisme comme Roland transperçait les Sarrazins. Bon garçon, le chapeau de travers sur quelques idées simples mais honnêtes, il sauve la veuve et l’orphelin du résistant, déjoue les plans des gangsters politiques, donne en passant des leçons de démocratie aux sadiques de la Gestapo, et rentre en Amérique avec une belle fiancée. Rabattons-nous à la réalité : il s’agit d’un monsieur bien payé, qui parle plusieurs langues, qui adore accumuler le plus de faits possible dans le moindre espace, sur le même plan et sans jugements, et qui s’acquiert au prix de quelques aventures racontées avec brusquerie, sans desserrer les dents sauf pour sourire un peu, une réputation lucrative : à ses passages en Amérique, entre deux missions, on le fait parler à la radio, on lui donne des banquets, et l’on publie son livre tapé à tour de bras pendant la traversée. J’oubliais de dire qu’il a généralement autant de talent que d’assurance. Mais il ne s’agit pas d’un talent littéraire. On ne lui demande ni style ni vues profondes ou subtiles, seulement un dynamisme inépuisable, et le sens des prises de vues multipliées sous les angles les plus imprévus. Le grand reporter français cherche à expliquer, il tend à l’essai. Le correspondant américain cherche à faire voir, il tend au roman. Sa gloire et son statut social éclipsent bien souvent ceux des grands romanciers de ce pays. « Journaliste », aux États-Unis, ne sera jamais une épithète dépréciative, bien au contraire.

Trois remarques au sujet des rubriques régulières. Celle des sports, contrairement à ce que l’on attendrait, ne tient pas plus de place que dans la presse française. Par contre, celle de la religion, qui n’existe aucunement en France, occupe souvent deux pages entières. Enfin, vous ne trouverez pas dans les journaux américains cet héritage inexcusable de la presse du siècle dernier, que nous appelons le roman-feuilleton, et que je vois encore, en pleine période de disette de papier, encombrer le tiers de la seconde et dernière page de plusieurs journaux parisiens. Un censeur astucieux, possédé par l’idée d’empêcher le peuple de savoir ce qui se passe, n’eût pas trouvé de meilleur expédient : s’ils demandent des nouvelles, contez-leur une histoire. « S’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent des brioches. » Le siècle est en révolution, l’Europe en ruines, la France en crise pour dire le moins, c’est bien le moment de lire Paul de Kock…

La France possède depuis la guerre un ministère de l’Information dont, jusqu’à plus ample informé, je ne mettrai pas en doute l’utilité. Mais elle ne possède pas d’organes d’information dignes du nom. Sur quoi peut bien régner ce ministère ? J’imagine qu’il a pris à tâche de créer un nouvel esprit, un nouveau sens des devoirs civiques de la presse, une école de reportage, un journal type… Je me permettrais, dans ce cas, de lui suggérer le modèle du Christian Science Monitor, du New York Times ou du Herald Tribune. Ce sont ces grands journaux que j’avais dans l’esprit en écrivant ce qui précède. J’ai préféré ne point parler de la « presse Hearst » et des journaux de McCormick qui règnent sur le Middle West, et dont les tares les plus connues sont la brutalité de langage, la haine posthume de Roosevelt, l’isolationnisme impénitent, le racisme et le préjugé antieuropéen.

Toutes les comparaisons du genre de celle que je viens d’esquisser courent le risque d’opposer le meilleur d’un des termes à la moyenne ou même au pire de l’autre. Il resterait à opposer la tenue littéraire mettons du Figaro à la vulgarité totale du Journal and American. Mais il est difficile d’être à la fois juste et utile en temps de crise. Et j’ai voulu courir au plus pressé.

Hollywood n’a plus d’idées

Toujours plus impeccables du point de vue technique et toujours plus coûteux, de plus en plus semblables les uns aux autres et de plus en plus fades jusque dans leurs brutalités stéréotypées, voilà les films américains au lendemain de la guerre.

Les critiques, les échos de presse, et même les spectateurs, sont unanimes : Hollywood est à court d’inventions. Hollywood achète n’importe quoi, un roman non terminé, un bout de conversation, l’esquisse d’une histoire, un « four » de Broadway, sur le soupçon qu’on pourrait y trouver « une idée ». Je soupçonne, pour ma part, que Hollywood n’y trouvera rien, ou si elle y trouve un germe, le nettoiera. Car Hollywood n’est plus qu’une machine. Elle transforme en argent tout ce qu’elle touche, tout ce qu’elle a envie de toucher, et c’est pourquoi son avidité même à se renouveler stérilise instantanément les nouveautés qu’il semblerait facile d’y introduire, à première vue.

Cette technique trop parfaite n’est obtenue qu’au prix de telles dépenses et d’une telle quantité de spécialistes neutralisant l’originalité les uns des autres ; elle suppose une telle application au détail matériel, au cadre, au son, à l’éclairage, aux cravates et au faux vrai luxe ; elle doit tenir compte de tant d’exigences personnelles des stars, collectives et supposées du public, tatillonnes et insanes du comité de moralité, et de mille préjugés hérités de trente ans de triomphe, qu’il n’est pas de génie assez coriace pour survivre à pareille torture au ralenti, même avec une prime d’un million resplendissant au terme de l’épreuve.

Le moindre film européen d’avant la guerre, projeté dans une petite salle de rétrospectives, à New York, me semble en comparaison fait de bric et de broc et de ficelles partout visibles, mais touchant aux larmes, spirituel jusque dans l’émotion, et tout crépitant d’inventions étonnantes. Le rythme est cahotant, trop coupé, mais quand il s’établit sur une ou deux séquences, comme il entraîne !

Je rentre après cela dans une salle de Broadway : tout y marche et ronronne comme un moteur de luxe, tout est faux, tout le monde est beau, jamais on ne voit percer la trame nue du réel. Jamais un choc, pour tant de coups de poing, de coups de feu et de coups de théâtre. C’est que le public, me disent les producers, n’accepte pas que Heddy Lamarr soit mal habillée si elle joue une pauvresse, qu’Ingrid Bergman ressemble à la Suédoise qu’elle est, plutôt qu’à une star comme les autres. N’insistons pas : la décadence de Hollywood n’a pas de raisons mystérieuses ou accidentelles. Ses causes sont évidentes et inéluctables ; ce sont celles-là mêmes qui firent son succès, et non pas d’autres. Pour mes cadets, d’ici dix ans, Hollywood ne sera plus qu’une légende : comme l’est déjà Greta Garbo, symbole d’un âge.

Ô Garbo de notre jeunesse, volupté du regard, Reine des neiges, Dame des rêves de l’adolescence, femme la plus célèbre du monde, idée de la Femme régnant sur des millions de nuits, mythe évasif, que n’êtes-vous disparue, comme un ange au matin ? Dans ce petit restaurant français de la 55e rue, à l’ouest, un jour de l’autre hiver, le garçon vint me dire à l’oreille : — Pouvez-vous céder votre table, nous avons besoin d’une table de deux dans cinq minutes ? Merci. Vous allez voir que cela vaut le dérangement !…

Je me déplace. Elle entre sur ses talons plats, avec son chapeau de feutre gris souris relevé de côté, et le profil du rêve. J’eusse préféré ne la voir jamais, mais j’avoue qu’elle est très jolie, malgré la minceur de ses lèvres. Un peu plus tard, c’est une party de Pâque russe chez une amie. « Venez très tôt, vous aurez une surprise. » J’arrive très tôt et ne trouve qu’un géant, Robert Sherwood, le dramaturge et l’un des conseillers intimes de Roosevelt. Mais une minute plus tard, un pas rapide dans l’escalier : c’est elle encore, en robe courte de soie grise, et déjà nous choquons nos petits verres de vodka. On l’a présentée comme « Miss G… » (prononcez Djie), ainsi qu’on fait parfois des souverains en voyage. Comme elle est gaie ! J’ai passé une demi-heure à causer avec elle, sur un sofa, et plus tard nous avons soupé, assis par terre, dans une foule, mais dos à dos, et voici l’étonnant de l’histoire : je ne trouve rien à me remémorer de ses propos. Elle a le génie de ne rien dire qui la rende plus réelle qu’une image. Ne serait-ce pas là son secret ? Se prêter à la fantaisie de toutes les imaginations ? Comme elle est belle et comme elle est absente ! Quelle élégance dans l’irréalité ! Comme elle est gaie pour un fantôme…

Revenons à nos moutons de Hollywood. Je ne vois qu’un homme en Amérique, qui ait su tirer du cinéma quelques-uns des moyens d’expression radicalement neufs qu’il permet : c’est Walt Disney. Les autres en sont encore à photographier des comédies, des drames, des ameublements ou des jardins comme nous pouvons en voir sans l’aide d’une caméra, et sur les rythmes habituels de notre vie. C’est dire qu’ils oublient ou refusent de prendre avantage des possibilités uniques du cinéma. L’analyse du mouvement, la vitesse ou la lenteur folle, les objets qui montent et volent au lieu de tomber, les déformations expressives, les superpositions d’images ou de corps par transparence, la synchronisation des gestes et de la musique, vingt autres procédés moins faciles à définir, en deux mots : voilà le domaine que Disney seul a le courage d’explorer aujourd’hui.

Mickey et Donald le Canard font partie de la légende de ce siècle. Je les vois s’agiter sur l’écran comme des ludions qui nous rendraient visibles les mouvements délirants de l’Inconscient moderne. Battus comme plâtre, et toujours Tartarins, rapides ou entravés comme les figures du rêve, passant en une seconde de l’aplatissement physique à la mégalomanie, extravagants, sentimentaux, entourés de monstres sadiques, souvent sadiques eux-mêmes et avec quelle joie entièrement partagée par les publics d’enfants, ils évoluent dans un univers de machines féroces, d’explosions, de flammes instantanées et de bruits déchirants qui, bien avant la dernière guerre, nous donnèrent seuls la sensation du Blitz. Ils sont de notre temps d’une manière plus profonde que leur auteur, sans doute, n’eût osé le soupçonner. Car il n’est pas intelligent, s’il est génial.

Disney, quand il se trompe n’y va pas de main morte. Je pense surtout à Fantasia, essai d’illustration mouvante de quelques symphonies sérieuses (non plus silly), entrecoupées de vues en gros plan sur la chevelure blanche, les mains précieuses ou la nuque rose et violacée de Stokowsky. Par malchance, c’est au lendemain de la première de Fantasia à Buenos Aires que j’ai rencontré Walt Disney. Nous l’attendions à déjeuner chez Victoria Ocampo, plutôt déprimés par la représentation de la veille. Il entre avec sa femme. Il a l’air d’un bon garçon bien correct et bien banal. On essaie de parler musique, Mozart et Stravinsky — deux des principales victimes de son film. Il coupe court d’un ton neutre : « Mrs. Walt Disney n’aime pas la musique classique. » Un froid, et chacun pense : Que ne l’a-t-elle empêché de s’en occuper !

Son mauvais goût me paraît irrémédiable, étant celui de l’Américain moyen en matière d’art et surtout de peinture. (La fin de Fantasia, sur l’Ave Maria de Schubert, n’est qu’une suite de cartes de bons vœux comme il s’en envoie des millions à chaque Noël en Amérique.) Mais il a le secret de ce rythme endiablé, cette ingéniosité foisonnante, follement gaspillée, et cette maîtrise impitoyable dans l’agencement d’une suite de catastrophes qui laissent le spectateur soulagé et heureux, parce que son inconscient a pu se déchaîner devant lui, bien visible, pendant un bon quart d’heure, avec l’assentiment du rire de la foule.

Les créations géniales de Disney remontent à la période où il travaillait seul, à l’aventure, avec des moyens peu coûteux. Les producers de Hollywood travaillent aujourd’hui avec des milliers d’employés, dans le cadre d’une routine technique stupidement respectée par tous les nouveaux venus, et qui exige des sommes fabuleuses. Pour que ces sommes rapportent, il faut le plus grand public possible. Pour satisfaire ce plus grand public, il faut se garder d’innover ou de faire plus vrai que la convention du jour. Les milliers d’employés déjà cités se livrent donc à une chasse impitoyable à la situation neuve ou vraie, pour la tuer. En même temps, les producers se plaignent de ce que les auteurs n’aient plus d’idées…

Je vais leur donner gratis le moyen d’en sortir, et mon « idée » tient en trois mots : — Messieurs, sabrez vos budgets ! Essayez de faire pour une fois : « le film le meilleur marché du monde », au lieu de rivaliser dans la dépense. Tout changera, comme par enchantement ! Vous verrez les idées affluer. Quant au public… Eh bien ! pendant que j’y suis, un bon conseil : ne croyez pas que le grand public déteste autant que vous la nouveauté. Il a aimé Disney. Et qui sait s’il ne va point préférer les films européens, dès qu’il pourra les voir ? Tous les signes sont là. Dépêchez-vous !

Mais peut-être qu’il est trop tard, et qu’ils s’en doutent. L’importance des studios de New York s’accroît sans cesse. On parle d’un nouveau centre de production qui se créerait bientôt du côté de Miami. Les barrières commerciales qui s’opposent à l’entrée des films russes, anglais et français, céderont un jour… Et j’imagine alors Hollywood déserté, une ghost town pareille à ces villes éphémères que fit surgir dans le Colorado la ruée vers l’or, et qui n’offrent plus aujourd’hui qu’un asile délabré aux bandits, et des sujets de scénarios historiques. Il se peut que Hollywood, après sa mort, devienne une merveilleuse « idée de film », et renaisse à l’écran sous la forme du chef-d’œuvre que, vivante, elle n’a fait que rêver.

Condition des écrivains et éditeurs

Pas de milieu ni de milieux dans ce pays. Entre l’écrivain d’avant-garde et l’auteur à succès, peu ou point de moyen terme, le saut est brusque, l’abîme s’ouvre béant. Car on passe de 3000 lecteurs à 300 000, c’est-à-dire qu’on passe pratiquement du prolétaire au millionnaire des lettres. Je ne connais que peu d’exceptions.

Et de même vous ne trouverez rien à New York, encore bien moins à Washington ou Chicago, qui ressemble aux « milieux littéraires » de Paris, de Londres, ou de Berlin avant Hitler. Point de salons où l’écrivain se frotte aux gens du monde, et eux à lui ; point de cafés où l’on se retrouve en bande à l’heure de l’apéritif ; point d’antichambres d’éditeurs où se coudoient auteurs, débutants et critiques ; donc point de tribunal du goût, de critique parlée, de rumeurs, ou de réputations fondées sur le pittoresque, l’esprit, le succès personnel ou la rareté.

L’écrivain aux États-Unis vit dans une sorte de vide social. Il évolue entre la réalité de tous les jours, qui le repousse, l’ignore, ne lui fait aucune place, mais à laquelle il emprunte ses sujets, — et la machine commerciale de l’édition. Rien ne le soutient. Tout l’attaque — ou le paie.

Et il me semble qu’il a peu d’amis, pour des raisons géographiques d’abord.

Les « bons écrivains » que vous connaissez en Europe, sont dispersés aux quatre coins du continent, ne se connaissent guère entre eux, ne se rencontrent pas. Depuis le temps d’Emerson et de Thoreau, ils ne se sont jamais groupés nulle part, et n’ont fondé aucune école.

John Dos Passos vit dans un petit village de pêcheurs portugais, sur la côte de l’Atlantique. Eugène O’Neil à San Francisco. Steinbeck dans le Sud-Ouest. Caldwell à Miami ou dans l’Ouest. Faulkner et James Cain en Californie. Aldous Huxley dans un ranch du désert, mais pas trop loin de Hollywood. Archibald MacLeish à Washington. E. E. Cummings je ne sais où. Hemingway à Cuba, à Hawaï, quand ce n’est pas à Paris. Robert Frost dans une ferme de la Nouvelle-Angleterre. Richard Wright à Brooklyn. Saroyan voyage entre la côte du Pacifique et Broadway. Katherine Ann Porter, sudiste et new-yorkaise par accès, de même que Carson McCullers, vient de faire un séjour à Hollywood, dont elle ressort à demi morte d’ennui. Wystan Auden est professeur dans un collège du Vermont. Glenway Wescott habite Long Island. À New York même, on ne les voit qu’en passant. Et je crois que je viens de vous donner un catalogue assez complet de ce qui peut compter, hors d’Amérique, dans la littérature américaine. Tout le reste est promesses, ou best-sellers.

Cette dernière expression domine le marche du livre américain. Un best-seller, c’est un auteur (ou son produit) qui se vend à quelques centaines de milliers d’exemplaires en une année. C’est une catégorie, c’est un métier. C’est quelque chose qui ne touche à la littérature, telle que nous l’entendons en Europe, que par malentendu, et très rarement. (Je ne connais guère que deux cas d’écrivains dignes de ce nom qui aient atteint le sommet de la liste des ventes, publiée chaque semaine par les plus grands journaux : Hemingway et Saint-Exupéry.) Si l’on n’est pas un best-seller, on tombe dans la catégorie des écrivains « expérimentaux », c’est-à-dire des bizarres, peut-être intéressants mais peu vendables pour le moment. Et s’il se trouve un éditeur pour leur faire crédit, c’est avec l’espoir avoué qu’un jour ou l’autre ils deviendront adultes, et feront à leur tour une carrière commerciale. En revanche, pour peu qu’un écrivain sérieux, qui a fait ses preuves dans la misère ou le professorat, obtienne par chance ce succès de public, il se voit aussitôt vomi par les « petites revues » d’avant-garde, qui représentent, ici et là, ce qu’on pourrait appeler le mouvement littéraire en Amérique. Exemples : MacLeish et Steinbeck, frappés d’ostracisme par les jeunes écrivains, le premier parce qu’il est devenu un personnage officiel, le second parce qu’il fait de grosses ventes, et des ponts d’or à Hollywood.

Deux mots sur ces « petites revues » ou little mags. Elles sont le pôle non commercial de la vie intellectuelle. Dispersées, elles aussi, sur tout le continent, elles forment des centres locaux — en Virginie, dans l’Arizona, à New York — où l’on discute Freud ou Trotski, Auden, Eliot, André Breton, et l’existentialisme parisien, non sans sévérité, malgré tant de boissons dès qu’on se rencontre… L’atmosphère de ces groupes restreints rappelle davantage les cercles symbolistes et socialistes de la fin du xixe siècle européen, que les écoles de l’entre-deux-guerres à Paris, Berlin ou Oxford, plus virulentes, plus théâtrales, surtout moins tristes, parce qu’elles étaient plus proches d’un public influent.

Mais le phénomène américain qui mérite tout notre intérêt d’explorateur reste à n’en pas douter celui du best-seller. Prenons la saison 1944-1945. Trois livres se sont disputés la première place (c’est-à-dire la plus forte vente) et tous les trois étaient les premiers livres de trois femmes inconnues la veille : Betty Smith, Lillian Smith, et Kathleen Winsor. Je ne pense pas que ce soient des noms à retenir. Mais ce n’est pas la durée d’un nom qui compte ici, c’est son éclat instantané, le chiffre du tirage, les sommes payées par Hollywood pour l’achat de « l’idée » et du titre d’un livre. Ces trois dames ont vendu chacune de sept-cent-mille à un million d’exemplaires de leur livre. Les producers du cinéma et du théâtre leur ont versé des honoraires en conséquence. C’est pour chacune, et l’un dans l’autre, au moins un demi-million de dollars. L’État en retient d’ailleurs une bonne moitié sous forme d’impôts. Mais ce qui reste suffit pour une vie raisonnable. L’auteur d’Autant en emporte le vent ne s’est plus manifestée depuis son grand succès : elle se contente d’avoir inauguré une époque de l’édition, sinon de la littérature. Les autres seront sages de l’imiter. Hemingway lui-même, ayant gagné dit-on plus d’un million de dollars avec Pour qui sonne le glas, n’a plus rien publié depuis six ans.

Cette situation est simplement la pire que puisse rêver un écrivain.

Jamais on n’a tant lu en Amérique — les guerres font lire, entre autres conséquences — et jamais on n’a si mal lu. Les tirages sont montés, pour les grands best-sellers, de 300 à 800 000 exemplaires au départ, j’entends avant la mise en vente. La qualité est en raison régulièrement inverse du succès. Et les éditeurs le savent bien. Or l’éditeur américain n’est pas « un monsieur qui aime les livres parce qu’il n’en écrit pas lui-même ». C’est un gentleman réaliste, entouré d’un vaste état-major de lecteurs, d’agents publicitaires, et de jeunes femmes nommées editors, dont la tâche officielle est de récrire les manuscrits ; personne n’échappe à leur sollicitude brouillonne, surtout lorsqu’il s’agit de publier quelques extraits d’un livre dans un magazine. Tout cela coûte cher, bien entendu. Et l’on dirait parfois qu’il s’agit moins, pour l’éditeur, de découvrir et d’imposer un génie neuf, que de couvrir ses frais généraux… Dans ces conditions, si quelque grand écrivain se voit refuser l’un de ses manuscrits, il n’en conçoit ni honte ni rancune, car on lui dit très simplement que son livre — excellent d’ailleurs en tous points — n’a que le malheur de ne pas correspondre aux prévisions de vente pour la saison à venir. On prendra le suivant, bien entendu, si le sujet en paraît opportun. Tout cela se passe sans la moindre hypocrisie…

Mais aussi sans le moindre respect pour la valeur proprement littéraire ou intellectuelle d’une œuvre. Et sans la moindre considération pour sa durée probable : le succès immédiat compte seul. Un livre qui ne s’est pas vendu dans les six mois disparaît simplement du marché, et ne sera plus réimprimé. Quant aux best-sellers d’il y a deux ou trois ans, personne ne se rappelle plus leurs titres ou leurs auteurs, comme le révélait une récente enquête.

Il est clair que la seule influence bénéfique que l’Amérique puisse subir, sur ce plan, est celle de l’édition européenne, des éditeurs qui publient ce qu’ils aiment… (Je sais bien que les vices américains pouvaient être observés avant la guerre, chez nous aussi, mais à une échelle qui, vue de New York, paraît exactement microscopique.) Or si cette influence doit se produire jamais, il y faudra non seulement beaucoup de temps, mais surtout des efforts conscients, intelligents et bien organisés, de la part de nos offices de propagande culturelle.

Car si le public des « petites revues » américaines, qui tirent à deux ou trois-mille exemplaires, n’ignore rien de la dernière sous-section bordelaise d’une dissidence du surréalisme, le fait est que le lecteur des best-sellers ignore tout de la littérature européenne, ou s’en fait une idée entièrement fausse.

Vous connaissez, en France, à un ou deux noms près, les écrivains américains que j’ai cités, et beaucoup d’autres qui le méritent moins. Mais le fait est que le grand public américain sait peu de choses de nos bons écrivains. De la France, il retient quatre ou cinq noms, si disparates qu’il est comique de les citer, dans l’ordre de leur succès de vente : Ève Curie, Maurois, Saint-Exupéry, Simenon et Jules Romains. Bien loin derrière ces « grands cinq » vous trouverez Malraux, Maritain, et quelques écrivains français amenés à vivre et à publier en Amérique par les hasards de la guerre ou d’une mission. Mais on ignore sereinement, dans le grand public, je le répète, Gide, Claudel, Valéry (jamais traduit), Mauriac, Bernanos, Ramuz, Breton, Fargue, Paulhan et Michaux.

Cependant que les écrivains allemands réfugiés — Thomas Mann, Werfel, Ludwig et vingt autres — y publient leurs œuvres complètes. Que les Anglais sont édités simultanément à Londres et à New York. Que la Good neighbor policy favorise officiellement les traductions de l’espagnol et du portugais. Et que les Scandinaves jouissent du préjugé en faveur des grands nordiques blonds, et de la présence active de Sigrid Undset à New York.

Que fait la France pour assurer outre-Atlantique sa position de grande puissance intellectuelle ?

Esquisse d’une rhétorique américaine

I

Je venais d’arriver à New York. « Ne prenez pas la peine d’écrire pour eux, me dit l’un de nos écrivains les plus célèbres en Amérique, vendez-leur une idée et votre nom. » Il contait l’anecdote suivante : un magazine à fort tirage lui ayant demandé un papier de deux-mille mots, il les livra et fut payé, mais cinq-cents mots seulement parurent, dont plus aucun n’était de lui. La signature et l’idée générale permettaient cependant d’identifier le texte.

J’appris ainsi qu’il existait dans les revues et chez les éditeurs américains des personnages nommés re-writers ou editors, dont toute l’activité consiste à reviser ou à récrire les manuscrits, afin de les mettre au goût de la maison et à la portée du public que cette maison a décidé d’atteindre. Je me promis bien qu’on ne m’y prendrait pas. Et tout se passa fort décemment pour les premiers essais que je donnai à des revues sérieuses mais de tirage restreint.

Un beau jour, je reçois les épreuves d’un article qu’on m’avait commandé. Je me relis et crois rêver. Cela débute par une anecdote tirée de la page cinq du manuscrit ; puis vient ma conclusion, suivie de plusieurs fragments diversement intervertis, recombinés et ornés de sous-titres. De mon introduction ne subsiste qu’une phrase, placée d’ailleurs en conclusion. Je rougis, je pâlis, j’écris aux rédacteurs une lettre dont voici le début : « Messieurs, veuillez considérer la phrase suivante : roseau, le plus faible de la nature mais c’est un roseau. Les mots sont de Pascal, incontestablement. Mais je doute fort qu’il eût accepté de les signer, les deux éléments significatifs de sa phrase, homme et pensant, ayant été coupés par le même editor, apparemment, qui a pris soin de mon article. »

II

Un peu soulagé par ma lettre, je me trouvai plus libre d’esprit pour discuter, à quelque temps de là, le principe même du rewriting avec un jeune journaliste américain. Il avait lu ma lettre et souriait sans mot dire. Je sentis qu’il trouvait que j’avais exagéré.

— Au fond, de quoi vous plaignez-vous ? dit-il enfin. Votre article était bon, tel qu’il fut publié. Il a paru, il a porté, trois millions de personnes ont pu le lire. À votre place, je serais content.

— Mais les interventions de l’editor ont brisé tout le détail de l’argumentation !

— Qu’est-ce que cela fait ? Personne ne l’eût suivie. Vous savez bien que le lecteur moyen, chez nous, n’est pas sensible aux artifices de la logique. Ainsi accommodé, votre papier a certainement gagné en efficacité. Je suppose que c’est bien ce que vous vouliez ? Vous n’avez pas écrit pour qu’on admire votre habileté, mais pour convaincre le public de certaines vérités que vous jugiez utiles. C’est du moins ce qu’a pensé l’editor. Il a trouvé la matière bonne, il a mis votre article en état de marche, et grâce à lui on vous a publié. Car l’editor connaît nos règles, et sachez-le : pour faire paraître dans un grand magazine un article d’un type différent, il faudrait être F. D. R. lui-même.

— Ou Einstein ?

— On le lui récrirait.

— Voulez-vous m’enseigner vos règles ?

— Commencez par le catch phrase, la phrase qui attrape et force l’attention. Et peu importe qu’elle n’ait guère de rapport avec l’essence de votre sujet. Puis en dix ou vingt lignes de leader, donnez toute la substance de votre article. Ensuite, eh bien ! vous reprenez les phrases les plus frappantes de cette présentation, et vous les illustrez sans commentaires, selon le nombre de mots qu’on vous accorde. Et si possible, mais ce n’est pas indispensable, terminez sur un bang, un coup de cymbale. Je simplifie, je schématise évidemment. Comme vous seriez contraint de le faire, je pense, pour expliquer à un Américain les procédés de votre rhétorique française : le discours en trois points, conduit selon la logique, et précédé d’excuses et de formalités, qui impatienteraient notre public, bien loin de l’amuser ou de piquer son désir de lire plus avant.

— Il me semble que vous écrivez comme vous organisez vos cortèges et parades. Le catch phrase, c’est la « majorette » qui marche en tête, extravagante, empanachée, levant très haut les jambes et marquant la mesure. Puis vient le groupe des officiels et des bannières, indiquant le but et le sens du cortège. Puis la foule qui n’est maintenue que par la plus légère force de police, jouant le rôle de la logique. Enfin des haut-parleurs ou quelque groupe comique ferment la marche.

— Acceptons cum grano salis vos essais de nous comprendre par images. Ce n’est pas toujours aussi puéril…

— Mais c’est souvent encore plus mécanique. Prenez ce numéro du New York Telegram : tous les articles sur le même modèle ! Vous donnez la dépêche d’une agence en cinq lignes. Puis, en plus petit caractère, vous la récrivez en quelques ligues, en ajoutant des précisions sur la source ou le degré de son authenticité. Enfin vous la paraphrasez sur une colonne, en y mêlant d’autres informations de sources et de nature diverses, qui en recréent le contexte humain et la situent dans le jeu des forces mondiales. Et c’est peut-être l’origine du fameux « simultanéisme » d’un Dos Passos et de plusieurs de vos excellents romanciers.

— Notez que ces procédés ont fait leurs preuves sur la ligne de feu du contact quotidien avec le plus vaste public. Les écrivains font bien de se mettre à cette école, s’ils veulent agir sur leurs contemporains.

— Toute la question est de savoir ce que nous entendons par agir. Je vois bien que vos reporters sont les meilleurs du monde, je veux dire les plus efficaces dans le rendu et la « couleur ». Je vois aussi que vos romanciers empruntent à leur technique au moins autant qu’à celle du cinéma. Mais la raison de ces succès ne serait-elle pas que vos standards de culture sont naturellement accordés au niveau d’un très bon journal ? Ce réglage parfait sur les longueurs d’ondes les plus faciles à capter n’empêche-t-il pas certaines intonations de passer ? Vous avez si bien pris le rythme du siècle qu’on se demande parfois si vous restez capables de le modifier. Je cherche les gêneurs chez vous, je n’en vois que deux, et qu’on accepte d’ailleurs, mais au seul titre d’experts dans un genre bien délimité : Henry Miller et Philip Wylie, l’un avec son Air Conditioned Nightmare, l’autre avec Generation of Vipers, un grand livre à mon sens, et le premier où l’Amérique d’aujourd’hui se reconnaisse, critiquée et jugée d’un point de vue impitoyablement américain… Mais je ne vois pas de novateurs, non, pas un seul depuis Faulkner. Je ne vois pas un seul penseur qui ait le courage de bouleverser votre manière de poser les problèmes, votre vocabulaire critique, vos rythmes et vos procédés. Et pourtant ne serait-ce point cela, au sens propre des termes, agir ou opérer ?

III

J’ai rapporté ce petit dialogue pour faire sentir que la question n’est pas tout à fait aussi simple que je l’avais pensé d’abord. Nos habitudes latines — ou peut-être scolaires — nous inclinent à juger barbare, sans examen, la préoccupation américaine d’immédiate efficacité. Mais, en retour, l’Américain jugera vaines et vaniteuses nos précautions logiques, nos excuses au lecteur, et notre goût du style cultivé pour lui-même quel que soit le sujet, l’occasion, ou le but précis que l’on vise. Le souci primordial de l’écrivain français digne du nom, c’est de durer par une forme achevée. Mais si l’Américain écrit, c’est pour agir : il acceptera donc sans douleur d’amour-propre les conditions prescrites de l’action, définies par les editors qui savent comment atteindre un grand public. Et s’il est un artiste authentique, il écrira intuitivement pour envoûter le lecteur et soi-même par une sorte de rythme ou litanie de faits, — en prise directe sur l’émotivité du temps présent. Ici encore les procédés du journalisme américain fournissent l’un des secrets de l’art du roman qu’illustra la génération des Dos Passos, Steinbeck et Hemingway, dont tant de jeunes auteurs s’inspirent depuis quelques années.

Je ne songe pas seulement au fait que ces « trois grands » furent des reporters à leurs débuts et le redeviennent à l’occasion. Ou à cet autre fait que, dans le jargon des salles de rédaction américaines, un reportage s’appelle une « histoire », qu’il s’agisse d’un divorce sensationnel ou de la grève des mineurs. Je songe surtout au mouvement de l’esprit qui détermine, soit chez eux soit chez nous, non seulement une manière d’écrire mais aussi une manière de vivre, et même de faire de la politique.

Le Français n’écrit guère pour simplement décrire. Il vise et tend toujours, de tout son être, à dégager un sens satisfaisant. Avant tout, il « cherche à comprendre ». Et je crois qu’à son idée, donner un sens c’est généraliser. De même, comprendre c’est classer, ou résumer en une formule, en une maxime, en un proverbe. L’Américain cherche au contraire à « réaliser » le réel, à nous y enfoncer, et peut-être à s’y perdre. Une description, une énumération, un bombardement de faits et de sensations, ou bien leur juxtaposition sans liens logiques, peuvent y suffire, pense-t-il, dans la plupart des cas. Un dialogue d’apparence loufoque peut révéler une situation mieux qu’un commentaire astucieux. Et le mystère humain peut être mieux saisi par un compte rendu décousu que par une patiente analyse.

Au désir latin de comprendre afin de juger, répond l’essai. Au désir de « réaliser » répondent le reportage américain et le roman. Et c’est pourquoi l’information, dans le sens large que je viens de suggérer, compte davantage que le jugement aux yeux de l’Américain moyen et de l’écrivain qui se propose de l’atteindre. Peut-être oublieront-ils souvent d’aller au-delà de ce stade préalable et de conclure, c’est-à-dire de juger, ce qui reste à nos yeux l’office propre de l’homme, et finalement son efficacité la moins douteuse lorsqu’il écrit. Tandis que le Français, parfois, jugera d’autant plus brillamment, mais aux dépens de son idéal même de vérité, qu’il se sera moins embarrassé d’informations en vrac et de sensations brutes, recherchées et subies jusqu’au point de provoquer une réaction nouvelle de l’être…

IV

Mais il faut élargir ce débat. Il dépasse de beaucoup la technique littéraire. Le monde moderne est ainsi fait que dans tous les plans, littérature, politique et religion, celui qui veut agir bute contre ce dilemme : ou bien s’adapter au public, dans l’intention de mieux l’atteindre, — mais alors ce que l’on transmet n’est plus le message original ; ou bien garder la pureté du message — mais on n’atteint pas le public.

C’est tout le problème du clerc de notre temps, écrivain, doctrinaire politique, ou prédicateur religieux. S’il adopte le langage des masses, il augmentera ses chances d’être entendu, mais que peut-il espérer faire entendre dans les termes que suggère l’editor ou qu’impose le censeur d’État ? C’est gagner le monde, mais à quoi ? Et c’est le gagner au prix de son âme. À l’inverse, qu’il se garde pur, il court le risque de rester inefficace, de n’être point compris, peu lu, ou refusé.

L’auteur américain, et pour d’autres raisons le soviétique, et d’une manière plus générale tous les écrivains engagés soit au service de l’opinion soit à celui d’un parti ou d’une secte, sacrifient volontiers leur style individuel aux nécessités de l’action. L’Européen, tout au contraire, estime que le détail du style, autant que l’ordonnance des idées, transmet une qualité unique qui seule rend efficace l’acte d’écrire.

Peut-être s’agit-il tout simplement de savoir si l’on veut le succès immédiat, ou quelque action profonde et à longue échéance. Mais les plus grands, et de tout temps, sont ceux qui ont refusé ce choix, confiant à la violence involontaire du style une efficacité d’un type nouveau. Et les editors du lendemain disent que c’est cela qui porte et qu’il faut imiter…

Vue générale des églises de New York

Je n’ai pas encore découvert cet autel « au dieu inconnu » que saint Paul admirait à Athènes, mais j’ai tout lieu de croire qu’il existe à New York. Serait-ce cette Église du Centre Absolu dont je vois annoncée la « causerie mystique » en fin de la liste des services religieux, dans le New York Times du samedi ? Remontant ces colonnes d’annonces qui tiennent une demi-page du journal, je trouve les rubriques suivantes : Société védantiste, Église universaliste, Église de l’unité, unitariens, théosophes, spiritualistes, catholiques romains, protestants épiscopaux, presbytériens, pentecôtistes, méthodistes, luthériens, juifs réformés, hindouistes, huguenots, Science divine, congrégationalistes, réformés hollandais, scientistes, baptistes, moraves, disciples… Mais il y a aussi, qui n’annoncent pas leurs cultes : les luthériens de Finlande et de Suède, les orthodoxes serbes, grecs, ukrainiens et russes, les vieux-catholiques, les réformés hongrois, l’Église catholique nationale de Pologne. Et cinquante sectes.

Approchons-nous de ces églises par l’extérieur : par leur histoire d’abord, puis par l’architecture de leurs sanctuaires, enfin par le spectacle de leurs cultes.

 

Les États-Unis ont été fondés par des groupes successifs de colons, la plupart exilés pour cause de religion. Tous ces pionniers étaient d’abord les fanatiques d’une foi, rejetés par l’Europe, et qui venaient chercher en Amérique la liberté de célébrer leur culte. Ils y trouvèrent aussi la possibilité de fonder des cités idéales, conformes à leurs doctrines morales et politiques. D’où le caractère social très accentué que prit, dès le début, leur vie religieuse ; d’où aussi, le caractère religieux de leur civisme.

La structure politique des États-Unis reflète encore, de nos jours, le jeu complexe de ces apports confessionnels, ceux-ci se confondant d’ailleurs, le plus souvent, avec les apports nationaux. C’est ainsi qu’un Américain qui appartient à l’Église réformée a bien des chances d’avoir des ancêtres hollandais ; allemands ou suédois s’il est né luthérien ; anglais s’il est presbytérien ; et s’il est catholique, italiens, polonais ou irlandais. À ces différences d’origine sont venues s’ajouter dès le xviiie siècle des différences de classes : l’Église baptiste est largement populaire, la méthodiste aussi (elles comptent chacune 9 à 10 millions de membres), tandis que l’Église presbytérienne et l’Église protestante-épiscopale (bien moins nombreuses) sont surtout citadines et fashionable.

Quant à la fameuse multiplication des sectes, elle n’a rien à voir avec la diversité des confessions d’origine nationale. C’est au xixe siècle qu’elle a sévi, et pour des raisons politiques ou géographiques au moins autant que doctrinales. La guerre de Sécession a coupé en deux groupes, Sud et Nord, la plupart des grandes confessions.. Ces groupes à leur tour se sont morcelés sur leurs ailes gauche et droite, en « libéraux » et « fondamentalistes ». Et plus ces groupuscules étaient restreints, plus la tendance sectaire s’y faisait virulente, entraînant de nouvelles divisions, jusqu’à donner naissance à des « églises » qui ne comptaient que quelques centaines d’élus. Avec le xxe siècle et l’achèvement de la colonisation du continent, peut-être par l’effet d’une réaction normale, peut-être aussi parce que les communications rapides et les fréquents changements de domicile facilitaient des contacts nouveaux et tendaient à dissoudre les sectes purement locales, le processus s’est renversé. Les groupuscules ont rejoint les groupes, qui se sont fédérés ou qui ont fusionné. Les confessions ou dénominations traditionnelles se sont reconstituées en une dizaine de corps qui représentent la grande majorité des protestants. Et ces réunions préalables ouvrent des voies jadis insoupçonnées : Presbytériens et Anglicans étudient depuis quelques années un projet d’union organique.

Quelle que soit par ailleurs l’évolution interne de cette « poussière de sectes » comme disent les étrangers (scandalisés par une diversité dont ils ignorent les origines valables, pour la plupart européennes), voici le fait qu’il convient de souligner : ces étiquettes ne correspondent nullement à des antagonismes religieux. Bien au contraire, c’est l’uniformité des conceptions de la vie chrétienne, dans les diverses dénominations, qui peut frapper l’observateur. Une promenade dans Manhattan commencera de nous en convaincre.

 

On m’avait dit que je verrais à New York de pauvres petites églises tout écrasées entre des gratte-ciel triomphants. On ne m’avait pas dit que ces églises, d’ailleurs immenses pour la plupart, sont vénérées et fréquentées par la moitié des habitants de ces gratte-ciel, qui ne voient d’ailleurs aucun inconvénient à ce qu’un lieu de culte soit moins haut qu’un building, comme une hostie est moins grosse qu’un pain ; ils ne sont pas si enfantins que leurs critiques. On ne m’avait pas dit non plus que New York possède, en plus de ces églises, la plus grande cathédrale du monde : Saint-Jean de Dieu, édifiée au sommet d’une colline de granit dominant Manhattan. C’est le siège de l’évêque anglican de New York. (Dommage qu’un édifice construit au xxe siècle copie scrupuleusement les bons modèles gothiques.)

Je remonte la Cinquième Avenue, en partant de Washington Square. Voici d’abord, à deux-cents mètres l’une de l’autre, deux églises au clocher oxfordien : l’une anglicane, l’autre presbytérienne, indiscernables. Ouvertes toutes les deux le jour entier, possédant toutes les deux leur autel, leurs stalles de chœur et leur pupitre pour la Bible, d’où pend un ruban large à la couleur de la saison ou de la fête liturgique. Plus haut, l’église collégiale hollandaise, de style baroque, en marbre blanc ; et vis-à-vis, dans un jardin, une église anglo-catholique, tout encombrée de poutres et d’images : c’est là que les acteurs vont se marier. Plus haut encore, une autre église gothique aux flèches banales en pierre grise : Saint-Patrick, cathédrale catholique. Puis l’anglicane Saint-Thomas, aussi dissymétrique que Saint-Étienne du Mont de l’extérieur, mais la nef et le chœur, fort classiques, s’ornent d’une rosace bleue et de sculptures précieuses. Sur les pages d’un gros livre ouvert dans le vestibule, je lis les signatures de visiteurs de toutes confessions (ils les indiquent, et je note beaucoup de Roman Catholics). Passons maintenant dans Park Avenue. Des coupoles byzantines sur un porche roman : Saint-Barthélemy, l’église des riches, avec son chœur immense et froid, en mosaïque. Christ Church est méthodiste : colonnes de marbre noir, mais un autel et des retables en gothique flamboyant, trop dorés. Plus loin, l’église luthérienne de Saint-Pierre, déshonorée par des vitraux livides et plus sulpiciens que nature. L’autel est dominé par des boiseries sombres, ornées de branches de sapin à Noël.

Et partout, dans tous ces sanctuaires, le même parfum de chêne ciré, de luxe, de dignité, de dévotion correcte…

 

Un dimanche matin à New York : voilà le temps, voilà le lieu pour une étude comparée des liturgies et des principaux rites occidentaux, dépouillés de leur patine, reconstitués, discrètement archéologiques.

Le peuple américain — est-il puéril ou sain ? — adore plus que tout autre les costumes et la belle ordonnance des processions. Dès l’entrée, des messieurs en jaquette, ou au moins en veston bordé, la boutonnière fleurie d’un œillet blanc, s’empressent. Ils vous dirigent avec une fermeté cordiale vers les sièges libres, ou dépourvus de plaque au nom de leur propriétaire. Déjà le chœur fait son entrée, en robes noires, surplis blancs et bonnets, suivi de pasteurs chamarrés des insignes de leur grade académique, longs capuchons rouges, jaunes, bleus ou violets, attachés sous le rabat et pendant sur le dos. Tout le monde se lève, puis tout le monde se rassoit, puis tout le monde se met à genoux ; puis se relève et se rassoit, et s’agenouille, se relève encore et s’assoit de nouveau avec une discipline sans défaut.

Ceci chez les baptistes de Riverside, l’église du Révérend Fosdick, comme chez les anglicans des beaux quartiers, et chez les méthodistes comme chez les luthériens. Les catholiques eux-mêmes, à Saint-Patrick, observent durant les offices une correction de maintien presque presbytérienne.

Entrez dans une église, au hasard, vers midi. Si vous tombez sur un service chanté, la communion reçue à genoux devant l’autel, vous vous croirez chez les Romains, mais vous serez chez les anglicans si l’officiant est en surplis, ou chez les luthériens s’il est en robe noire. Chez les presbytériens, on distribue la Cène sur les plateaux d’argent qui circulent dans les bancs, de main en main, et toute l’église apparaît transformée en une salle de banquet silencieux. Partout, des chœurs en robe, des fleurs, des croix, des cierges.

Eh quoi ! c’est catholique ! s’écrie scandalisé le protestant français qui assiste à l’un de ces cultes. Mais un de mes amis, argentin, sortant de la messe à Saint-Patrick, se plaignait de l’absence toute « protestante » du désordre gentil, de la distraction ou des marques de ferveur théâtrale qu’il s’attendait à retrouver dans un tel lieu…

Religion et vie publique

J’ai fait une découverte sur les États-Unis : c’est qu’il n’est pas de pays moderne où la religion tienne dans la vie publique une place plus importante et plus visible. Il faut être un Européen pour s’en étonner, me dit-on. De fait, pour un Américain qui connaît tant soit peu son histoire, rien n’apparaît plus naturel. Ce grand empire a commencé par les prières des émigrants. Il s’est fondé sur des groupes religieux qui constituèrent ses premières communes, et pour lesquels croyant et citoyen se trouvaient être, en fait, des synonymes.

On peut apprécier diversement cette interpénétration de la vie ecclésiastique et de la vie publique (dans un pays, remarquons-le, où les Églises ont toujours été séparées de l’État). Je me bornerai pour aujourd’hui à la décrire comme un fait, un grand fait qui mérite d’autant plus d’être connu et médité qu’il s’est vu curieusement négligé par presque. tous les bons observateurs européens de l’Amérique.

Ouvrez le New York Times : vous y trouverez, le samedi, deux grandes pages consacrées aux choses religieuses : sujets des sermons du lendemain, nouvelles des missions et de nombreuses activités sociales, programmes de musique sacrée, annonces détaillées des services que célébreront les principales paroisses de la cité. (Trois cultes chaque dimanche dans beaucoup d’églises.) Le lundi, copieux résumés des sermons de la veille, avec manchettes et sous-titres ; on en accorde beaucoup moins aux conférenciers les plus en vogue.

Tournez le bouton de votre radio : à 14 h. chaque jour, vous entendrez un choix « d’hymnes de toutes les Églises ». Plus tard, un quart d’heure de nouvelles religieuses du monde entier. Le samedi, les synagogues. Le dimanche, du matin au soir, une douzaine de cultes relayés par différentes stations. Vous passerez d’une liturgie solennelle de l’Église épiscopale à quelque réunion de Réveil ultradynamique dans un quartier miséreux, de là à une neuvaine dans un couvent, à un chœur luthérien, à un prêche baptiste pour les nègres…

Je vais à une soirée chez un professeur du Séminaire de théologie protestante de New York : j’y trouve d’autres professeurs et des étudiants, bien sûr, nais aussi des journalistes, des personnalités politiques, des écrivains d’« avant-garde »… Et ces professeurs de théologie n’hésitent pas à collaborer aux magazines politiques à gros tirages qui forment l’opinion moyenne du pays. Ce qui est étonnant, c’est précisément que cela n’étonne personne ici. Je songe à la France laïque de naguère ! Je songe même à la Suisse, à tant de timidités, de cloisonnements, et peut-être de prudences aussi, que l’on n’imagine pas en Amérique…

Cherchant à louer une maison, je parcours les annonces. J’en trouve plusieurs de ce type : « Six pièces, confort, métro, Églises à proximité. » J’achète un guide de quartier, d’aspect commercial. Une page y est réservée aux lieux de cultes. En tête : « Préservez votre privilège américain : allez au culte de votre paroisse. »

Certes, l’on peut sourire de la publicité qu’étalent les Églises de province, des grands panneaux de « bienvenue à tous » qu’elles plantent à l’entrée de leur ville, et qui promettent des jeux de loto le mardi soir et de la danse le samedi, même dans les églises catholiques. On peut déplorer la concurrence que se font les diverses dénominations dans un même village. Mais ces traits extérieurs s’expliquent lorsqu’on découvre la réalité de la vie communautaire dans les paroisses. Devenir membre d’une Église, en Amérique, c’est aussi trouver un milieu social, des amis, des appuis matériels s’il le faut. Dans ce pays énorme, qui manque de cadres traditionnels, et dont la population est si nomade encore, la vraie cellule sociale, c’est la paroisse. Plus sociale que religieuse, dira-t-on ? C’est un risque. Mais c’est aussi une possibilité d’action spirituelle constamment maintenue dans la cité.

Il faut connaître cet arrière-plan pour donner tout leur sens à certains incidents de la vie politique américaine. Imaginez, par exemple, le gouverneur d’un des grands États de l’Union prenant part à une campagne de « mission intérieure » à travers tout le continent. Imaginez Roosevelt prononçant une longue prière à la radio, la veille de l’élection présidentielle ; les journaux décrivent en détail les services de communion auxquels ont participé les deux candidats, ce même jour. Wallace, le vice-président, surnommé le « timide mystique », déclarant après son installation qu’il va se retirer à la campagne pour une semaine de recueillement. Le choix de lord Halifax comme ambassadeur aux États-Unis est particulièrement approuvé, parce que, dit-on, sa piété profonde lui gagnera la confiance des États du Middle West…

J’écoutais hier la cérémonie dite de « l’Inauguration ». La veille, le président avait été harangué par des pasteurs et des prêtres des trois grandes religions. Le matin, la radio diffusa les prières de « confession générale », dont il répétait les phrases à haute voix avec tous les membres du Congrès, dans une église de la capitale. Cela s’intitulait : « La nation prie avec son président. » Le speaker commentait : « Maintenant, le président et M. Wallace s’agenouillent avec toute la congrégation… Le chœur entonne le cantique : Ô Dieu, notre aide aux temps passés… Le président y joint sa voix. » Puis ce fut la prestation de serment, à la tribune élevée sur les marches du Capitole, devant des centaines de milliers de spectateurs. Après une prière dite par le chapelain du Sénat, le président jura, la main posée sur sa vieille Bible de famille, en langue hollandaise, qu’il avait choisi d’ouvrir au chapitre 13 de la première Épître aux Corinthiens : « Et maintenant ces trois choses demeurent : la Foi, l’Espérance et la Charité… » Le discours inaugural terminé, et à peine les applaudissements se sont-ils apaisés, une voix forte prononce : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », annonçant la bénédiction.

Si je relève tous ces traits, c’est que la presse et la radio ne cesseront de les souligner et de les détailler le lendemain, c’est qu’ils sont réellement essentiels à la compréhension de la démocratie américaine. Il est important de savoir que les grandes cérémonies civiques et politiques de ce pays, aussi impressionnantes que les cérémonies totalitaires, se déroulent dans un cadre chrétien, immédiatement significatif pour la grande majorité des participants, créateur d’un sentiment unanime et profond, mais aussi différent que possible de ces passions de haine et d’orgueil collectif que l’on excite ailleurs. « Ô Dieu, priait le chapelain, revêts notre président du manteau de l’humilité…, couronne-le des dons les plus saints du chef, et permets que dans ces sombres jours, il puisse conduire un peuple pieux et uni de cette vallée d’ombre jusqu’aux éternelles collines de la paix. » Plusieurs dizaines de millions d’hommes entendaient cette prière, pouvaient s’y joindre.

Une spiritualité engagée dans le siècle

À l’origine et au premier rang de la lutte contre l’esclavage, de la lutte contre les taudis, de la lutte pour la prohibition, de la lutte pour les droits du travail, du pacifisme militant, bref de toutes les grandes causes publiques en Amérique, vous trouverez une église ou des pasteurs, plus dynamiques au nom de leur Bible qu’un démagogue au nom des droits du peuple. Pendant trois siècles, les dénominations diverses ont fourni aux Pionniers les rudiments vitaux de morale civique et privée sans lesquels nulle société n’est possible. Il ne s’agissait pas de « moralisme » (les ismes n’apparaissent qu’une fois le combat rompu) ni « d’évangile social ». Il s’agissait d’une lutte pour l’existence, et les pasteurs y tenaient une fonction directrice. Elle leur est disputée de nos jours par la science vulgarisée, les commentateurs de radio, l’école publique, le cinéma et les comics. Mais ils en ont gardé le pli : leur christianisme est avant tout une force sociale, un moyen d’assurer une vie décente et de l’améliorer sur tous les plans. (Le christianisme européen, même aux temps héroïques d’avant le Moyen Âge, quand il assumait lui aussi toute la charge de la culture et du maintien de la morale dans la cité, préparait à la mort plus qu’à la vie.)

La paroisse était la commune. Aujourd’hui, le plus petit village compte deux ou trois églises différentes, et les paroisses sont devenues des clubs. Elles offrent à leurs membres des relations sociales, des banquets, des jeux de loto, des comités variés, des conférences, des films, un peu de danse, les cultes du dimanche et parfois de la semaine, bref un milieu.

Le pasteur se trouve donc à la tête d’un organisme social assez complexe. Mais il dispose d’aides nombreuses : un suppléant souvent, un chef de chœur, les présidents des divers comités, les diacres ou les vestrymen (anciens d’Église), et beaucoup de dames avides de donner libre cours à leur fameuse efficiency. Sa fonction principale sera donc de parler, et ce n’est pas le dimanche qu’il parlera le plus, car son sermon ne dépasse pas vingt minutes : une leçon de civisme ou de morale, incitant les fidèles à adopter les maximes d’une vie plus satisfaisante à tous égards.

On me demandera : qu’y a-t-il de proprement religieux dans tout cela ? Tout et rien, répondrai-je, et voilà bien le mystère du christianisme américain.

Tout acte civique, social, moral, jugé conforme au bien du plus grand nombre et aux coutumes reconnues par l’église possède une valeur religieuse, est la religion même, à leurs yeux. Ce qui implique que le christianisme est la meilleure manière de vivre, un idéal qu’il faut mettre en pratique moins pour aller au Paradis que pour jouir du paradis terrestre que pourrait être l’Amérique, si seulement tous ses habitants se décidaient à mener une vie « décente »… Sur quoi l’Européen frotté d’un peu de théologie va s’écrier que dans cet idéal, il ne voit rien de chrétien que l’étiquette, couvrant d’ailleurs des marchandises de provenance nettement païennes : la morale du bonheur, par exemple. Comment imaginer, parmi ces gens « décents », un mystique, un ascète, un grand spirituel, un fou de Dieu, un martyr — un pécheur !

Cependant, ces Américains répètent le Credo chaque dimanche à haute voix tous ensemble et debout, tandis que le chœur et le pasteur se tournent vers l’autel fleuri par Mrs Smith en souvenir de ses parents défunts. Ils communient en très grand nombre et fort souvent, avec une visible ferveur. Et la musique est belle, et les voix justes, et l’ordonnance du culte sans défaut. Au surplus, ce sont de braves gens, plus généreux que les Européens, plus indulgents dans leurs jugements, moins menteurs et plus accueillants…

Mais n’allez pas leur poser trop de questions sur le sens symbolique de leurs cérémonies, sur le péché, la grâce, la transcendance, que sais-je. Les choristes de Christ Church (méthodiste) sont vêtus de robes et de barrettes de velours rouge, et siègent en demi-cercle dans le fond du chœur, séparés de l’autel par des ogives en bois doré : une véritable miniature de Livre d’Heures. Pourquoi ce rouge et cette dorure ? Cela fait bien, et c’est « traditionnel »… Ils n’ont pas le sens proprement « religieux » des correspondances et des signes. Qu’est-ce que le péché, pour eux ? L’inefficacité et l’inadaptation sociale, résultats d’une mauvaise hygiène morale. Qu’est-ce que la grâce ? Un optimisme fondamental. La transcendance ? Un terme théologique, probablement réactionnaire. Et le Mal enfin ? Un trouble de fonctionnement qu’une éducation rationnelle et la culture des sentiments élevés parviendraient à éliminer.

Personne n’est juge même d’une seule âme, même de la sienne. Et je viens de parler en général de 65 millions de chrétiens américains, j’entends de membres inscrits d’une paroisse, dont 40 millions de protestants. En vérité, je n’ai décrit qu’une atmosphère, et les croyances du « chrétien moyen », quand tout chrétien réel est par définition une personne unique, un être exceptionnel. On ne saurait aller beaucoup plus loin. Mais, sans prétendre à dépasser le niveau d’une sociologie religieuse, je voudrais indiquer le dilemme que pose à un esprit européen le spectacle des églises américaines.

Ou bien l’église va dans le siècle, l’organise, et tend à se confondre avec la société terrestre, mais alors la foi tend à se confondre avec la morale du bourg ; ou bien l’église se dresse face au siècle pour lui prêcher le pur message de la foi, mais alors elle n’est plus dans le monde, qui s’organise sans elle et ne l’entend plus. Ou bien vous mettez le message à la portée de la masse et dans le style du jour, mais certains mots ne sauraient y passer, comme péché, grâce, mort et résurrection ; ou bien vous parlez du péché, de la grâce et du sacrifice, mais ces mots n’ont plus cours dans la presse, à la radio ni dans les magazines, et vous perdez toute influence sur les masses.

À quoi Kierkegaard répondrait que les masses comme telles ne seront jamais chrétiennes, et que la grâce prend les hommes un à un, comme des héros tragiques, au-delà de toutes les, aides de la morale et de la religion…

Il ne me reste plus qu’à noter que Kierkegaard, précisément, est entièrement traduit en Amérique, et que j’ai trouvé partout des étudiants — non seulement chez les théologiens — qui le lisent et commentent avec passion. Ce petit signe en contredit bien d’autres.