(1980) Réforme, articles (1946–1980) « Roger Breuil qui vient de mourir était un grand romancier protestant (13 mars 1948) » p. 7

Roger Breuil qui vient de mourir était un grand romancier protestant (13 mars 1948)f

Il était venu passer une soirée chez moi, il y a quelques semaines, car nous avions parlé d’une pièce que nous comptions écrire ensemble. Nous étions amis depuis dix-sept ans, et sans question, pour le reste de notre vie. Il est difficile de comprendre que c’est fini. Je retrouve sa dernière lettre : il ne m’y parle que de notre projet, et je n’ai pas encore répondu. Il est difficile de comprendre que ce qui était tourné vers l’avenir est devenu tout d’un coup du passé, est fini. Que veut-il signifier, par ce retrait soudain ? Mais non, il ne veut rien, il a subi. Sachant que seule cette autre chose est vraie, à travers nous et malgré nous, cette autre chose contre laquelle il n’y a rien à faire, et qui nous aime.

Je relis la dernière page de sa Galopine, où il dit cela, et chaque mot porte. Je voudrais que vous preniez ce roman, et que vous aussi vous relisiez cette dernière page (280 et 281). Je pense que vous ne l’oublierez plus. Et ce sera l’hommage le plus vrai.

Subitement je comprends que Roger Breuil n’a pas cessé de représenter pour moi l’inquiétude de la vocation, son cheminement imprévisible, son mystère. En termes de psychologie courante, il faudrait parler de pudeur. Mais cette pudeur cachait une étrange liberté, celle que donne aux démarches intimes les plus aventureuses en apparence, la certitude d’une vérité qui sur nous-mêmes en sait plus long que nous. Moins on en parle et mieux elle sait se faire entendre.

Ce mouvement de retrait constamment renouvelé ; cette manière de poser une question, ou plutôt d’indiquer qu’elle se pose, mais de s’abstenir d’y répondre parce que la réponse n’est pas la nôtre ; cet effacement de l’individu, avouant (non sans humour) bien des incertitudes, comme pour mieux renvoyer à ce qui les transcende, j’en retrouve des marques sensibles dans tous mes souvenirs de lui, et dans son œuvre : c’était son style, son art, et sa vraie force. Certains lui demandaient un « message ». Il n’aimait guère ce mot, pour des raisons profondes et non seulement par pudeur naturelle ou discrétion spirituelle. Le Message est ailleurs, et autrement troublant, autrement consolant que tout ce qu’on peut en dire. Voilà le secret de la liberté d’un écrivain qui se voulait fidèle en vérité.

De tous les romanciers contemporains, il est celui dont l’œuvre est le plus solidement fondée dans la plus sûre théologie : c’est pourquoi il n’en parle jamais, et se garde bien d’utiliser ses personnages pour exposer des « idées religieuses ». Il nous montre des hommes et des femmes qui vivent comme ils le peuvent la vie contemporaine, il les suit de très près, d’une allure naturelle, avec une secrète tendresse, souvent avec une ironie née de l’exactitude du regard. Certains ne signifient rien et ne s’en doutent pas : certains s’en doutent, et s’inquiètent sourdement, mais ne savent pas toujours nommer leur inquiétude. Lui se refuse à la nommer pour eux comme le font trop de romanciers chrétiens — mais aussi à la nier ou la dénaturer comme le font tant de romanciers athées. Avec une sorte d’honnêteté très rare, peut-être unique dans la littérature française, tout à la fois curieuse et intrépide, il laisse en blanc la solution que ses personnages n’ont pas trouvée, il laisse agir en nous l’obscure question dont ils étaient les porteurs ou la proie ; et ce respect des âmes donne à chacun de ses livres — même à ceux où l’on n’allait voir qu’un plaisir tout gratuit de conteur né — de grandes marges et des prolongements, une qualité d’appel lancinante, nostalgique, et finalement heureuse, comme exaucée…

Il était le meilleur écrivain protestant de nos contemporains (bien que son œuvre soit indemne de toute référence insistante à la foi qui l’inspire, et de tout langage pieux). Il est entré dans les grandes marges de cette vie, et son dernier retrait, le plus énigmatique, achève une œuvre d’espérance.