(1980) Réforme, articles (1946–1980) « L’Europe, aventure du xxe siècle (1er mai 1948) » p. 7

L’Europe, aventure du xxe siècle (1er mai 1948)g

Il y a l’utopie de l’Europe, et il y a l’aventure de l’Europe. Cette distinction fondamentale correspond à deux attitudes, entre lesquelles nous aurons à choisir dans un délai que la situation du monde rend très court.

L’utopie

La faiblesse générale des utopies, c’est qu’elles sont en réalité moins riches d’avenir que le présent. Je dirais même, sans trop de paradoxe, que l’utopie peut se définir en général comme un système sans avenir.

Le plus grand historien de notre temps, Arnold Toynbee, fait observer que les utopies classiques sont, en réalité, et je le cite : « des programmes d’action déguisés en descriptions sociologiques imaginaires ». Mais l’action qu’elles proposent n’est rien d’autre que l’arrêt artificiel, à un certain niveau, d’une société en décadence. On isole de cette société les éléments que l’on considère comme bons, et l’on en compose un système qui serait en équilibre permanent, à l’abri des menaces grossières comme des créations de l’esprit, insensible aux défis toujours renouvelés de la réalité toujours changeante, bref : hors du courant de l’Histoire.

Dans ce sens, « défendre l’Europe » est aujourd’hui une utopie. Telle qu’elle est, pessimiste et divisée, encombrée de frontières qui l’empêchent de respirer, menacée à chaque instant d’une sorte d’hémiplégie, soit que la gauche réussisse à paralyser la droite ou l’inverse, l’Europe est pratiquement indéfendable.

Je m’explique :

Tenter d’unir en une alliance défensive nos États-nations tels qu’ils sont, tenter de coaliser leurs souverainetés pour lutter contre les empires, ce serait vouloir coaliser précisément les facteurs principaux de notre décadence. Une sainte alliance de nos microbes ne me paraît pas le moyen de sauver notre santé. Une sainte alliance des souverainetés dont nous mourons ne nous rendrait pas davantage la vie. Nos frontières, nos cordons douaniers, suffisent à empêcher nos biens de circuler, mais n’arrêteront pas les armées. Je dis donc que vouloir l’union de l’Europe sans rien changer à sa structure économique et politique, c’est pratiquement ne rien vouloir, c’est l’utopie.

Au contraire, transformer l’Europe conformément à son génie, qui est celui de la liberté, et dans les conditions du xxe siècle, qui sont celles de l’organisation ; rappeler à cette Europe qui se sent diminuée qu’elle compte encore 250 millions d’habitants, les plus travailleurs et les plus inventifs de toute la terre, c’est-à-dire du seul point de vue de la quantité, plus que la Russie et deux fois plus que l’Amérique ; l’organiser au-delà des États en une grande unité politique et en un vaste espace économique ; la fédérer dans sa diversité, en vue de maintenir et d’illustrer une certaine notion de l’homme dont, malgré toutes ses infidélités, elle reste aux yeux du monde entier, le grand témoin — c’est la tâche dans laquelle nous nous sommes engagés, c’est l’aventure du xxe siècle, et c’est la vocation de cette génération.

L’aventure

Depuis quelques semaines, ou quelques mois, l’idée de l’union européenne a fait des progrès étonnants, sinon dans la réalité, du moins dans les déclarations des gouvernants, et dans la presse. Certains pensent que l’union est en bonne voie, et que notre agitation fédéraliste est par conséquent superflue.

Je persiste à penser, pour ma part, que les gouvernements travaillent encore en fait, dans le sens de l’utopie que je viens de décrire, et que le sort de l’aventure réelle n’est pas ailleurs que dans nos mains : nous, l’opinion, les citoyens de l’Europe, ceux qui sont décidés à fournir l’effort d’invention à la hauteur du siècle.

Je disais à Montreux en septembre dernier, lors du congrès de l’Union européenne des fédéralistes :

Si l’Europe doit durer, c’est aux fédéralistes qu’elle le devra, et à eux seuls. Sur qui d’autre peut-elle compter ?

Elle ne doit pas compter sur les gens au pouvoir. J’en connais peu qui aient l’intention de le laisser limiter, et c’est pourtant ce que nous leur demandons. Tous les gouvernements ont un penchant marqué à persévérer dans leur être, et même à lui survivre aussi longtemps que possible avec l’appui de la police. Or l’être des gouvernements, dans le monde actuel, c’est la souveraineté absolue. Tous les États-nations qui se sont arrogé ces droits absolus sans devoirs, ont un penchant irrésistible à devenir totalitaires. Et ce n’est point que leurs hommes d’État soient particulièrement bêtes ou méchants, mais leur fonction leur interdit de céder un pouce, et dans l’état présent de l’opinion et des rivalités de partis, ils courraient le risque d’être accusés de trahison s’ils transigeaient un seul instant avec le dogme de la souveraineté absolue. L’union, la paix, que la plupart d’entre eux désirent, ne peuvent pas être leur affaire, pour des raisons absurdes, mais techniques. Il faut donc les pousser dans le dos, voilà qui est clair.

Quelques mois plus tard, parlant au nom des gouvernants, et décrivant leur situation embarrassée, le Premier ministre belge, Monsieur Spaak, s’écriait dans un discours fameux : « Bousculez-nous ! »

Nous sommes d’accord.

La parole est maintenant aux peuples, à l’opinion qui se réveille, aux citoyens du continent. Ils vont la prendre dans quinze jours, aux états généraux de l’Europe, convoqués à La Haye pour le 7 mai.

Où elle mène

Je ne puis anticiper sur les résolutions auxquelles aboutira ce congrès de l’Europe. Le 19 juin 1789, personne ne prévoyait le serment du Jeu de Paume, qui marqua le lendemain un tournant de l’Histoire. Ce que je sais, c’est notre volonté, et c’est le but précis que nous visons tous, à plus ou moins brève échéance.

À grands traits, voici le tableau :

Nous avons aujourd’hui une Europe divisée et cloisonnée dans l’anarchie. Nous voulons une Europe organisée. Une Europe sans barrières ni visas, rendue dans toute son étendue à la libre circulation des hommes, des idées, et des biens. Pour assurer ces libertés organisées, certaines institutions seront nécessaires.

Nous voulons au-dessus des États, de toute urgence, un Conseil politique de l’Europe. Nous voulons que ce Conseil soit contrôlé par un Parlement de l’Europe. Nous voulons qu’un Conseil économique entreprenne la mise en commun de nos ressources naturelles. Et nous voulons qu’un Centre de la culture donne un organe, une voix et une autorité, à la conscience européenne.

Par-dessus tout, dominant ces Conseils qui domineraient eux-mêmes les États, nous voulons instituer une Cour suprême, qui soit la gardienne de la Charte des droits et des devoirs de la personne, et à laquelle puissent en appeler directement, contre l’État ou le parti qui s’en empare, les citoyens, les groupes, et les minorités. Ainsi sera garanti le droit d’opposition, faute duquel il est dérisoire de parler de démocratie.

Finalement nous voulons l’Europe, parce que sans elle le monde glisse à la guerre, et que l’alternative n’est plus, pour nous, que d’empêcher cette guerre ou de périr en elle. Séparés, isolés, aucun de nos pays n’empêchera rien. Séparés, isolés, nous serons colonisés l’un après l’autre en toute souveraineté nationale, et vous voyez peut-être à quoi je pense. Fédérés, au contraire, nous remonterons au niveau de puissance des deux grands. Ils baisseront le ton, et l’on pourra parler.

Chance de l’homme

Telle est la vision directrice de l’aventure que nous courons. Et il est clair que son enjeu n’est pas d’abord notre sécurité, n’est pas d’abord notre prospérité, bien que l’une et l’autre en dépendent, mais qu’il est avant tout l’enjeu de la personne, la chance de l’homme au xxe siècle. Et c’est pourquoi la hiérarchie des Conseils que nous proposons aboutit à la Cour suprême, c’est-à-dire à une institution dont la fin n’est pas la puissance, ni le maintien par la police d’une certaine idéologie, mais au contraire le règne de la loi, par où j’entends la garantie des droits élémentaires de l’homme, antérieurs à l’État, supérieurs à l’État, et sans lesquels, pour nous Européens, le bonheur même paraît inacceptable.

Entre un libéralo-capitalisme et un étatisme absolus, tous deux nés en Europe pour émigrer plus tard sur des terres vierges, où leurs excès sont manifestes et menaçants, car leur conflit se déclare sans issue, l’Europe se doit, et doit au monde d’inaugurer la troisième voie, la voie des libertés organisées.

Nous vivons aujourd’hui la « drôle de paix ». Il dépend de nous qu’elle se termine demain en paix-éclair, et c’est l’effet que pourra seule produire la proclamation solennelle de la fédération européenne.

Il se passe quelque chose à l’Est. Il est temps qu’il se passe quelque chose en Europe ! Il est temps de réveiller l’espoir d’une moitié séparée du continent. Il est temps de donner aussi à nos amis américains la certitude que nous ne sommes pas ce qu’ils ont parfois presque raison de croire que nous sommes : des démissionnaires de l’Histoire.

La véritable troisième force, au plan mondial, ce n’est pas je ne sais quel groupement de double négation et de demi-mesures, c’est l’Europe rejoignant le xxe siècle, pour en prendre la tête et inventer l’avenir. C’est le fédéralisme qui veut que la Terre promise ne soit pour nous ni l’Amérique ni la Russie, mais cette vieille terre à rajeunir, à libérer de ses cloisons, notre Europe à reconquérir, pour tous ses peuples, pour tous ses partis, et comme le veut son vrai génie, pour tous les hommes.