(1962) Esprit, articles (1932–1962) « Thèses du fédéralisme (novembre 1948) » pp. 608-610

Thèses du fédéralisme (novembre 1948)aw

L’Europe absente, démissionnaire, colonisée, c’est un certain sens de la vie, une certaine « conscience » de l’humain, oui, l’âme d’une civilisation qui serait perdue, perdue pour tous et non seulement pour nous ! Ce n’est donc pas au nom de je ne sais quel nationalisme européen qu’il nous faut défendre l’Europe, mais au seul nom de l’humanité la plus consciente et la plus créatrice de l’homme.

[…] Or, il s’en faut de beaucoup que les Européens soient unanimes à tenir activement le parti de cette Europe, de ses complexités vitales, de sa culture. Une analyse sociologique assez grossière suffit à révéler dans tout le continent une sorte de clivage et un double tropisme. Les masses industrielles, dans leur partie active, regardent vers la Russie, et les grands hommes d’affaires regardent vers l’Amérique. À tort ou à raison — je n’en juge pas ici — ils s’imaginent que ces pays réalisent mieux que leur nation ce qu’ils attendent eux-mêmes de la vie. Ainsi ce ne sont pas seulement les idéaux de progrès collectiviste ou de progrès capitaliste qui ont quitté notre continent, mais, à leur suite, les espoirs et les rêves des plus actifs d’entre nous ont émigré. La bourgeoisie, dans son ensemble, se contente d’un double refus de la Russie et de l’Amérique, se résigne à la décadence, ou la déplore mais sans faire mieux. Je ne vois plus, pour tenir vitalement aux conceptions et aux coutumes européennes, que deux classes par ailleurs tout opposées : les intellectuels non embrigadés d’une part, les provinciaux et campagnards de l’autre. C’est-à-dire les esprits les plus libérés et les plus attachés aux préjugés locaux ; les subversifs et les conservateurs par profession ou position.

Ne demandons pas l’instauration d’une fédération européenne pour que se crée un troisième bloc, un bloc-tampon, ou un bloc opposé aux deux autres. Ce ne serait résoudre, et, au contraire, ce serait exalter le nationalisme aux dimensions continentales. Ce qu’il nous faut demander, et obtenir, nous tous, c’est que les nations européennes s’ouvrent d’abord les unes aux autres, suppriment, sur tous les plans, frontières et visas, renonçant au dogme meurtrier de la souveraineté absolue, créent ainsi une attitude nouvelle, une confiance — ouvrent l’Europe au monde, du même coup. Ce qu’il nous faut demander et obtenir — obtenir de nous-mêmes tout d’abord — c’est que le génie de l’Europe découvre et qu’il propage les antitoxines des virus dont il a infesté le monde entier.

Il n’y a de fédération européenne imaginable qu’en vue d’une fédération mondiale. Il n’y a de paix et donc d’avenir imaginable que dans l’effort pour instaurer un vrai gouvernement mondial. Et le monde, pour ce faire, a besoin de l’Europe, j’entends de son esprit critique autant que de son sens inventif.

[…] La fédération européenne ne sera pas l’œuvre des gouvernants chargés de défendre les intérêts de leur nation contre le reste du monde. La fédération sera l’œuvre de groupes et de personnes qui prendront l’initiative de se fédérer en dehors des gouvernements nationaux. Et ce sont ces groupes et ces personnes qui formeront le gouvernement de l’Europe. Il n’y a pas d’autre voie possible et praticable. Les USA ne sont pas dirigés par une assemblée des gouverneurs des quarante-huit États, ni la Suisse par les délégués des vingt-deux cantons. Ce serait impraticable. Ces deux fédérations sont gouvernées, au-dessus de leurs États, et en dehors d’eux, par un exécutif et un législatif issus des peuples.

[…] Seul, le fédéralisme ouvre des voies nouvelles. Seul il peut surmonter — voyez la Suisse — les vieux conflits de races, de langues et de religions sclérosés dans le nationalisme et le problème des minorités. Et surtout, il peut dépasser l’opposition chaque jour moins convaincante d’une gauche qui défend la contrainte et d’une droite qui revendique les libertés : le but, l’essence de la pensée fédéraliste étant précisément de trouver les moyens d’articuler, d’arranger sans les tuer, les diversités de tous ordres (politiques aussi bien qu’économiques) dans un corps, non dans un carcan. Ce qui est la politique par excellence, n’en déplaise aux sectaires de tous bords.

[…] À l’homme considéré comme pur individu, libre mais non engagé, correspond un régime démocratique tendant vers l’anarchie, et débouchant dans le désordre, lequel prépare toujours la tyrannie.

À l’homme considéré comme soldat politique, totalement engagé mais non libre, correspond le régime totalitaire.

Enfin, à l’homme considéré comme personne, à la fois libre et engagé, et vivant dans la tension entre l’autonomie et la solidarité, correspond le régime fédéraliste.