(1948) Articles divers (1946-1948) « Notes sur la voie clandestine (hiver 1948) » pp. 57-63

Notes sur la voie clandestine (hiver 1948)s

Il faut être aussi rationnel que possible. Pas davantage. On verra bien jusqu’où cela va. Ensuite on verra mieux ce qui va plus loin. Ce n’est pas une erreur qui doit ouvrir la voie. Mais essayons de ramener l’attention sur cet obstacle tant de fois refusé dans un écart désarçonnant : qu’est-ce que le destin d’un homme, — mon destin ? C’est ici que la voie prend naissance.

Tu as un destin si tu es distinct.

Tout homme, dès qu’il se voit isolé par le sort, entre en superstition : c’est sa voie clandestine. L’explorateur va découvrir au loin ses propres amulettes. Le pilote fait une marque en secret sur l’hélice. Avant l’heure H, ou dans l’attente d’un amour, quelque cérémonie te disposera dans le fil de ta chance ou la cadence de ta grâce. Le risque et l’isolement nous rendent à l’enfance, parce qu’ils nous livrent aux magies intimes.

Se croire ou se sentir unique, c’est la superstition fondamentale. Et les autres s’ensuivent aisément, comme le corps quand la tête a passé. Car si je suis unique, il est une voie qui n’est tracée que pour moi seul, et que seul je pourrai deviner comme on fait un poème, ou plutôt : comme on le rejoint quand on l’invente en épousant un rythme errant. Désormais j’entre dans l’incomparable, où la piste se crée sous les pas qui la suivent. (Par toute autre voie sûre et connue, où que j’arrive, je me perdrais en route.)

Dans l’insignifiance d’une vie où l’argent et la guerre sont seuls à organiser la cohue, le superstitieux simplement sera celui qui ne désespère pas de trouver quelque sens acceptable sous l’uniforme absurdité de ce que l’on voit. C’est le seul optimiste parmi nous, qui ait causé de l’être sans niaiserie.

S’il s’arrête à telle apparence curieusement précise à ses yeux, c’est parce qu’elle semble donner tort au néant des rues évidentes, parce qu’elle fait allusion à ce qui va venir, ou parce qu’elle est un peu moins apparence que tout le reste et un peu plus apparition.

Certains soirs, il descend lentement son escalier, passe le seuil, s’arrête un moment, et commence à longer la rue. Son allure ne saurait tromper. C’est la puissante circonspection de celui qui s’engage sur le sentier de la guerre. Les feux rouges, des yeux verts, un profil détourné au croisement de deux rues, c’est New York, dont la somme donne 6 et le produit 9 — le démoniaque et le divin, pour lui — et ce sont la Sixième Avenue et la Neuvième Rue, justement — s’il y pense, il est dans le jeu. Dans un état signifiant et rythmé. Il ne voit plus l’échelle ni le chat noir à gauche, les chevaux blancs ni les curés barbus. Il n’attend rien qui ressemble aux dictons de l’occulte, attendant cela seulement qui ne ressemble à rien mais qu’il reconnaîtra du premier coup : un repère à la craie sur le seuil de sa vie, une note que lui seul peut entendre parce qu’elle résout sa dissonance intime et l’introduit dans l’harmonie de son destin. Cherchant ce qui ne vibre qu’à lui-même et révèle un accord instant, il marche au son, comme les grands appareils suivent une route en do dièse dans la nuit des hauteurs.

Que chacun donc découvre ses symboles et la voie que lui seul peut frayer pour s’approcher des mystères communs.

Mais le matériel symbolique est assez curieusement restreint, les symboles efficaces en nombre limité. Très grand génie, celui qui pourrait en créer un seul nouveau ! Dans les jeux, rêves de la conscience, et dans les rêves, jeux de l’inconscient, on a vite fait d’en dresser le catalogue : tout se ramène à quelques personnages constants et à des formes géométriques — rois et reines, châteaux et enceintes, soldats ou pions ; cercles, quadrilatères, spirales et croix ; l’Anima femme sauvage, désirable et fuyante, et le Vieillard qui juge, tous les deux sans visage… Il semble que ces formes et figures soient presque seules à définir le pouvoir d’illustrer les messages émis par quelque au-delà (ou en deçà) du moi qui veille. Canaux, écluses, ou signaux éprouvés, jalonnant la voie clandestine, fleurs de cette « rhétorique du rêve » que Jean-Paul a nommée le premier, ils règlent la circulation entre les profondeurs et la surface manifeste.

Je ne parlais que des Grands Rêves et des vrais jeux. Bien entendu, pour l’usage quotidien, comme pour le tout-venant du rêve qui le reflète, n’importe quel objet pourra servir ; vieux clou tordu, statuette à quatre sous, caillou noir, carte à jouer perdue sur laquelle on met le pied par hasard. Mais nous touchons ici au fétichisme, qui n’est qu’une obsession morbide du sens des signes.

Quand tout se ferme devant moi, et que rien ne m’indique plus comment agir et comment sortir de l’impasse, je tire les cartes, j’accepte le clin d’œil de mes superstitions improvisées. Qu’est-ce donc que cela ?

Un moyen de me refonder sur mes assises inconscientes, si la raison hésite et là où elle se tait.

Car d’une part les signes que j’accueille ont bien des chances d’être dans la complicité de mon exigence secrète. C’est elle, au vrai, qui les choisit, en vertu d’une préalable inclination, complaisance ou interprétation. Ils agissent donc comme des révélateurs de moi-même à mes propres yeux.

D’autre part, il se peut que ces signes baignent dans une réalité profonde, celle du mythe, à quoi s’ordonnent les hasards apparents, et des structures de laquelle ils me permettent de repérer certains linéaments ou certains affleurements.

Ainsi d’ailleurs font ceux qui dans le doute se réfèrent à leur tradition, aux coutumes ancestrales, aux dictons : signes enregistrés de l’inconscient collectif, et tenant lieu de raisons lorsque la raison cale.

Le superstitieux expérimente quotidiennement son destin.

Survient alors celui qui dit : « Vous ne retenez que les coïncidences, prémonitions et prédictions heureuses, une sur dix, comme la loi du hasard nous autoriserait à l’attendre. Vous négligez tous les cas où cela rate.

« Cela rate au moins neuf fois sur dix, comme toutes vos expériences de laboratoire. Et comme vous, je ne retiens que le dixième, qui donne un sens. Mais les neuf autres n’ont pas été vaines, ni muettes. Car elles m’ont dit : tu n’es pas toi, ou pas ici, tu n’y es plus ou pas encore. Elles m’ont ramené… »

Le superstitieux va loin, s’il est grand : dans la voie de l’incomparable, il va jusqu’au bout de lui-même.

Erreur commune : s’il n’y a pas de hasard, tout serait donc déterminé ? Nous n’aurions plus qu’à suivre une voie rigide, fixée de toute nécessité par le Destin ?

Erreur commune et dont il faut rougir.

Il n’y a pas de hasard, mais pourtant nous sommes libres. Je ne sais qui dispose de moi, mais la contrainte, si c’en est une, certainement n’est pas mécanique. La voix insiste ou bien n’insiste plus ; elle parle plus ou moins clairement ; des portes se ferment et se rouvrent ; mon oreille est plus ou moins fine ; je m’oriente ou me désoriente… C’est une immense affaire d’amour ! Nous ne sommes pas aimantés comme des grains de limaille, nous sommes aimés par un destin. Et parfois il nous traite avec indifférence, parfois nous blesse, parfois nous tyrannise…

Le rationaliste articule : déterminisme. Il voit un rail. Il pense au règlement d’une dictature anonyme.

J’imagine un destin actif et joueur.

Arrêtez-vous un moment, je vous prie, devant cette nouveauté proprement dramatique.

Quel coup pour nos philosophies ! Qu’on m’en cite une qui s’en relèverait. Une seule !

Une idée me retient, me tient probablement plus que jamais encore je ne me l’étais avoué : celle du changement instantané de tout, en sorte que nul ne s’en doute.

Ne serait-ce pas sur cette croyance que reposent les vœux, incantations, magie — et la prière ?

« Croire », disait Kierkegaard, « que Dieu peut à tout instant, voilà la santé de la foi. »

Amoureux égale superstitieux, parce que tout amour est unique, et doit donc inventer ses signaux, indices, repères et mesures. La science se tait, ou dit avec tout le monde, depuis trois-cent-mille ans qu’il y a des hommes et qui aiment : « Question de peaux. » Nous en sommes là.

On avancerait un peu en disant : « Question d’astres. »

Poète égale superstitieux, parce qu’ils se sentent accompagnés à chaque instant, en tapinois, par la même question : c’est à savoir s’ils suivent leur voie ou s’ils l’inventent ? S’ils ne l’inventent qu’en la suivant telle qu’elle était, ou ne la suivent qu’en l’inventant telle qu’elle devient ?

Créer ou rejoindre un poème, un destin, un amour, une vocation ?

« Je n’ai jamais su, dit le poète, si j’inventais un vers ou si je le retrouvais, comme un souvenir perdu, comme un rêve qui sombrait et que je ramène sur la berge du réveil par une touffe de cheveux, par la main… Il se débat, et pour un peu, m’entraînait dans sa mort naissante. »

Poésie et superstition : elles ont mêmes lois, mêmes incertitudes, mêmes échecs et mêmes réussites. Et les mêmes trucs aussi, souvent vulgaires. Le poète croit que 12 syllabes, exactement… Le superstitieux, que le 21 du mois, à 7 heures… Un beau soir le beau vers accourt sur douze pieds, et la femme est au rendez-vous.

(Allez répéter cela devant un jury ! Allez donc refaire l’expérience, comme l’exige leur coutume. Pourtant, c’est vrai.)

Bonne et mauvaise superstition, comme il y a bonne et mauvaise poésie.

Ajoutons que le vrai superstitieux se moque des superstitions comme le vrai poète des sujets et des mots poétiques : ni plus ni moins. L’un et l’autre en joue, et s’en jouent.