(1948) Suite neuchâteloise « I » pp. 9-16

I

On se trompe en croyant qu’un voyageur à longueur de chemin perd sa patrie : c’est souvent elle qu’il découvre le mieux quand il parcourt le globe et vit chez l’étranger. Non qu’il y pense toujours, mais les hommes qu’il fréquente la voient en lui d’abord, l’en tiennent pour responsable, et par l’erreur la plus commune, l’en nomment si bien le représentant qu’il lui faut à la fin se la représenter comme il n’eût jamais fait en y restant. Dans sa cité, il était d’une famille, et pour sa famille un prénom ; à l’étranger, il devient toute une race. Serait-ce vrai ? se dit-il. Le voient-ils mieux que moi ? Mais que voient-ils, dont je n’ai pas conscience et que je croyais bien quitté ? Il se retourne et le voilà tout étonné… Désormais, nul n’est plus curieux des apparences et des secrets de son pays. Il songe : c’est là-bas que le mystère m’attend, et que ne vais-je pas y découvrir, à mon retour, que jamais je n’ai su regarder ?

 

On lui dit : — Vous êtes Suisse ? Vous en avez de la chance ! Mais vous avez si peu l’air suisse.

— C’est qu’il n’y a pas d’air suisse, ou qu’il y en a vingt-deux.

— De quelle région de la Suisse êtes-vous ? De Neuchâtel ? Attendez, Neuchâtel, rappelez-moi…

 

Ainsi je me demandais parfois ce qu’on sait de Neuchâtel dans le vaste monde. Je trouvais à peu près ceci : la Bible d’Ostervald, le chocolat Suchard, les montres, et le séjour de Rousseau. Certains ont entendu parler du juriste Emer de Vattel, ou des travaux de Jean Piaget sur la psychologie de l’enfant. Le seul vin suisse qui se vende à New York, mais à quel prix ! c’est le Neuchâtel blanc. (On voit sur l’étiquette le Trou de Bourgogne et la descente des vignes vers le lac. Je pouvais dire à mes amis : là, dans ces arbres, au pied de cette colline, j’ai passé mon adolescence.)

Voilà donc ce qui atteint chez nous à la « classe internationale » comme on dit dans le monde des sports. Ces quelques traits épars ne font pas un portrait. Dès qu’on essaie de définir l’originalité de notre canton, tout devient si complexe et souvent si bizarre aux yeux de la plupart des étrangers, qu’on en reste soi-même étonné. Principauté prussienne et canton suisse français ; traditions aristocratiques à peine éteintes (moins de cent ans) dans la plus vieille démocratie du monde ; tant de culture et peu de littérature ; tant de bon sens professé et de fous à soigner ; tout un petit monde de contrastes intenses, entre l’austérité des montagnes au nord et les rives latines au midi, la France à l’ouest, l’Alémanie à l’est ; — tout un petit monde si bien cerné, si conscient de lui-même, et si distinct… Je me disais qu’un jour je voudrais en écrire, mais qu’il fallait d’abord rentrer.

 

Je suis rentré, c’est la coutume des Suisses ; reparti, revenu, et ce n’est pas fini. Comment un peuple aussi jaloux des moindres traditions locales, aussi sensuellement lié à sa nature, peut-il produire tant de nomades ? C’est le secret du « Service étranger ». Ceux qui ont envie de se battre avec la vie s’en vont ailleurs brasser leur sang, plutôt que de troubler la pax helvetica, merveille inaperçue du monde moderne.

 

Le voyage, quand j’étais enfant, c’était quitter Couvet pour Neuchâtel, le « Vallon » pour le « Bas », l’école pour les vacances. C’était fuir et trahir en son cœur le cirque proche des crêtes dentées de sapins noirs, fermer les yeux pendant les treize tunnels, dans le long courant d’air des gorges, sentir qu’on descendait vers la lumière, vers le grand lac doublant soudain le ciel au sortir du treizième tunnel, vers des parcs somptueux et secrets, vers tout un monde intimidant, peuplé d’angoisses et de facilités, vers le bonheur.

Aujourd’hui, ce trajet d’aventure, sur lequel je repasse en express, n’est plus que les quinze dernières minutes, la dernière cigarette d’une nuit mal dormie, le moment de refermer les valises entre deux coups d’œil par la fenêtre. Tout va trop vite pour le souvenir. Voici les toits, le clocher de Couvet, la petite gare qu’on traverse en trois secondes — disparus sans laisser de traces, sans rejoindre en moi leur image. Un jour, il faudra s’arrêter, passer une nuit, se réveiller dans ce village où je suis né ; mesurer mon âge et le Temps. Mais la vie, mais ce train m’emportent. La parole est encore à ce qui vient.

Et voici les brumes sur le lac, les murs de vignes séculaires, et ce toit qui demande aux voyageurs, en grandes lettres de tuiles blanches : ÊTES-VOUS SAUVÉS DU PÉCHÉ ? Tout de suite les questions personnelles, et ce besoin de réformer le prochain…

Est-ce que ceux qui vivent sous ce toit sont tellement sûrs de leur affaire ?