(1948) Suite neuchâteloise « VIII » pp. 83-94

VIII

On peut écrire aussi contre les lacs, ces endormeurs, et porter sa louange à des lieux plus sévères. Mais plutôt il convient d’alterner ces agréments et ces vertus. Qui nous parlera des forêts ? Pour ma part, j’ai trop peu vécu sous les sapins, dans les vallées du Jura. J’y suis né, certes, mais les vraies patries sont celles où l’on naît à l’amour.

Un portrait de notre pays, peint de là-haut, ne ressemblerait guère à mes esquisses. Au lieu de la lumière souvent voilée du lac, on y verrait un éclairage cru, des ombres longues et givrées, des couchants d’incendie sur les menées moroses des hauts plateaux boisés de noir. Ils vont jusqu’au Tibet, me disait un jour Ramuz (dont la géographie se passait bien d’atlas). C’est la même civilisation, les mêmes fumées sur les tourbières, les mêmes chants tristes, la même vie intérieure… Il me disait aussi que les paysans huguenots des Cévennes et du Languedoc sont en réalité des musulmans, qu’il suffit de les voir, tout noirs dans leurs cuisines, fatalistes et irréductibles… J’aime tous ceux qui prolongent ou qui ouvrent des voies. Je garde ma méfiance pour l’espèce de mensonge qui rend la vie plus petite que nature, sous prétexte d’exactitude.

Pays des horlogers à domicile, des longues veillées, des inventions pratiques, et de beaucoup de dignité cordiale dans le commerce quotidien, c’est le Nord du canton qui a gagné et nous a faits républicains, voilà cent ans. Il nous donne aujourd’hui nos meilleurs socialistes. C’est un pays qui est « avancé » par tradition. Dans ma vallée natale, où se réfugia Jean-Jacques, Bakounine présida, me dit-on, les réunions secrètes d’où devait sortir la Première Internationale, aussitôt confisquée par Marx.

 

De cette enfance il me reste un cauchemar, l’école primaire, dont j’ai parlé ailleurs ; l’idée que mon village ne ressemble à aucun autre ; une connaissance intime de la neige ; le désir des pays chauds ; et un petit lièvre.

Je me souviens de ce retour du Creux-du-Van, à travers les grands pâturages parsemés de sapins majestueux et coupés çà et là de murs bas faits de grosses pierres entassées avec art. Nous passions les clédars (beau mot celtique, l’un des rares qui subsistent chez nous) et les refermions avec soin, pour que les vaches n’aillent point changer de propriétaire. Nous marchions à grandes enjambées, joyeux de sentir nos gros talons cloutés mordre dans le sol élastique. Soudain je suspendis mon pas : au bout de mon pied, dans un creux d’herbe, un petit lièvre frémissait, immobile et terrorisé. Nous nous sommes regardés un moment, de tout près. Un seul geste rapide eût suffi pour l’attraper par les oreilles. J’imaginai en une seconde la gloire que me vaudrait cette aventure, ma rentrée triomphale à la maison. (Faut-il avouer que je la regrette encore ?) Mais je restais là sans mouvement, fasciné par l’aubaine et plus encore ému par ce petit être tremblant. C’était trop beau… Le lièvre détala. Combien d’occasions merveilleuses ai-je laissées détaler depuis ! Ce sont peut-être celles qui m’ont le plus appris. Ma gloire ou mon plaisir en ont pâti, mais j’en tire une satisfaction plus secrète et qui les vaut bien. Chaque fois qu’une chance offerte un instant fuit d’un bond parce qu’un scrupule ou un respect, ou quelque obscure sagesse ont retenu ma main, je me dis : c’est encore un petit lièvre ! et poursuis mon chemin plus léger.

Si je l’avais attrapé, m’en souviendrais-je encore ? Je n’en parlerais pas ici.

 

Des Montagnes au lac, cependant, malgré tous les contrastes qu’on a vus, c’est bien le même peuple et c’est le même accent. J’entends les mêmes allures, le même accent de l’âme, du cœur et de la poignée de main ; mais hélas ! aussi du langage. Et à ce propos…

L’opinion publique, de nos jours, veut que si l’on parle de son pays et de son peuple on les loue sans aucune retenue, et cette vanité collective s’appelle, on ne sait pourquoi, patriotisme ; mais que si l’on parle de soi, on confesse uniquement ses faiblesses, et cela s’appelle sincérité. (Quand il s’agit de la famille, ce moyen terme entre l’individu et la patrie, on ne sait plus sur quel pied danser.) Pour moi, j’ai pris le parti de laisser les étrangers vanter nos vertus bien connues et découvrir celles que nous ignorons. Je me borne à l’autocritique. Et par exemple, il est de mon devoir de citoyen conscient et responsable d’élever une solennelle protestation contre l’accent de mes compatriotes, celui qu’ils ont pris de nos jours et que leurs pères n’ont pas connu, l’accent le plus navrant de tout le domaine français, de Québec à Menton, de Bruxelles à Port-Bou.

Je ne vais pas m’occuper de nos fautes de français, elles sont moins graves, et je ne crois pas que nous en commettions beaucoup plus que les Parisiens : simplement à d’autres endroits. (Exercice pour enfants des écoles du canton. Corrigez le verbe suivant : J’ai l’ennui, tu t’encoubles, il aurait meilleur temps, on veut d’jà bien ça faire, vous voyez pas jour, ils n’en peuvent rien ; dans lequel s’encoubler est plaisant, meilleur temps utile, le reste mauvais ou atroce.)

Mais l’accent, c’est bien autre chose. C’est à quoi l’étranger juge un peuple au passage, et l’estime sympathique ou non. Tout le monde aime les Vaudois, les Marseillais, s’amuse des Canadiens, tolère les Belges, et se moque à l’occasion des Auvergnats, mais grimace de douleur à nous entendre. Écoutez les jeunes gens dans la rue (« sur la rue » ou « en rue », diraient-ils). Ce n’est plus dire, ce n’est plus s’exprimer, mais patauger dans une bouillasse verbale, où l’on se traîne avec de lourdes brusqueries, pour s’enliser régulièrement avant d’avoir atteint la fin d’une phrase.

Je sais bien que l’influence du suisse allemand y est pour beaucoup, et qu’on ne peut pas déplacer le canton de Berne. Mais je me souviens aussi de l’état d’esprit qui entretient cet état de choses et qui ne cesse de l’aggraver : c’est celui de l’école primaire et de la caserne, où l’on se moque sans pitié des garçons qui « raffinent », c’est-à-dire parlent avec un peu d’aisance.

Cette émulation par le bas pourrait être arrêtée par les instituteurs. Il suffirait de renverser la mode, et de statuer qu’à partir d’aujourd’hui l’on va se moquer doucement de ceux qui parlent mal, au lieu de tourner en ridicule ceux qui essaient de bien dire, d’articuler nettement, de maîtriser leurs moyens d’expression. Le vers fameux de Valéry : « Honneur des Hommes, Saint Langage ! » serait la devise de cette croisade, dont le succès embellirait notre existence mieux qu’une « plage » ou qu’un monument.

 

Je me pardonnerai ces remarques un peu vives si elles attirent l’attention de nos éducateurs sur une disgrâce que l’habitude risque de rendre insensible à certains. Dans ce domaine, faire attention suffirait presque à prévenir et à guérir.

Il convenait qu’au terme de ces pages j’apporte aussi ma petite contribution au centenaire que l’on va célébrer. Voilà qui est fait selon mes moyens, qui sont ceux d’un monteur et ajusteur de mots, par métier soucieux de langage. Cadeau modeste mais peut-être utile, si l’on songe que ce centenaire est celui d’une libération, et qu’un peuple n’est vraiment libre que s’il possède et maîtrise d’abord, dans la force et la grâce du terme, la liberté de l’expression.