(1968) Les Cahiers protestants, articles (1938–1968) « Europe unie et neutralité suisse (novembre-décembre 1950) » pp. 309-316

Europe unie et neutralité suisse (novembre-décembre 1950)g

I

Comment allons-nous justifier, aux yeux de l’Europe qui essaie de se fédérer, cette raison de nous tenir à l’écart ou de bénéficier d’un traitement tout spécial, que nos autorités et nos journaux ne se lassent pas d’invoquer — comme si cela allait de soi — chaque fois qu’on nous propose d’entrer dans une forme quelconque d’union européenne ?

Le fait est que nos voisins d’Europe comprennent de moins en moins notre neutralité. Le fait est que les Américains ne la comprennent absolument pas, et que les Russes n’y croient pas plus qu’ils ne croient à nos libertés, et vraiment, ce n’est pas beaucoup dire.

Il serait donc temps qu’en Suisse au moins, l’on essaie de comprendre un peu mieux les raisons véritables de ce statut spécial, qui ne résulte pas d’une loi éternelle de la nature, ni d’un commandement de Moïse, ni d’un droit divin des Helvètes, bref, qui n’est pas tombé du ciel et qui ne va pas du tout de soi.

Je suis bien obligé de l’avouer publiquement : pour beaucoup de mes compatriotes, la neutralité suisse est devenue un tabou, aussi sacré que l’égoïsme. On refuse de la discuter, parce qu’on craint que cette discussion n’aboutisse à des conclusions gênantes et n’oblige à des prises de position. On n’aime pas cela… Ce qu’on veut, c’est la paix chez soi et tant pis pour les voisins. Ce qu’on veut, c’est faire du commerce avec tout le monde, sans se compromettre avec personne, tout en échappant au reproche d’égoïsme par des œuvres philanthropiques. Il faut bien le reconnaître, ce repliement intéressé, qui tient parfois du raisonnement de l’autruche, et parfois d’une sagesse rusée, a parfaitement réussi jusqu’ici, matériellement parlant. Quant aux effets moraux, sur notre peuple, de ce tour de force prolongé, ils sont hélas plus discutables. Et si vraiment notre neutralité n’était rien d’autre que ce que le Suisse moyen semble croire aujourd’hui, il ne faudrait pas s’étonner qu’elle impatiente de plus en plus le reste du monde. Comment les Suisses, si jalousement ennemis de privilèges dans leur pays, peuvent-ils prétendre avoir en bloc ce privilège exorbitant ? Pour commencer de répondre à cette question, je me contenterai ce soir d’un rapide aperçu sur l’histoire de notre neutralité, car je soupçonne qu’elle n’est pas bien connue de la plupart de nos contemporains.

Aux origines lointaines de notre État, il y a le Pacte de 1291. Ce pacte fut juré par les représentants des trois communautés des Waldstätten, qui étaient en somme des corporations ou coopératives forestières. Le pacte avait pour but de maintenir les libertés impériales acquises par ces communautés. Et ces privilèges avaient été accordés par l’empereur afin que le passage du Gothard fût gardé libre pour tout le Saint-Empire. Ainsi donc, dès le début, ce premier noyau de la Suisse a reçu un statut spécial dans l’intérêt de l’Europe entière, au moins autant que pour lui-même.

La première idée d’une neutralité négative des Confédérés apparaît vers 1648, lorsque la Suisse se sépare de l’Empire par le traité de Westphalie. L’expérience de la guerre de Trente Ans a montré que les cantons ne peuvent rester unis que s’ils s’abstiennent de prendre part aux guerres entre rois catholiques et protestants — puisqu’ils sont eux-mêmes divisés entre les deux confessions.

Mais ce n’est qu’en 1815 que la neutralité de la Suisse se voit proclamée, sanctionnée par les Puissances et déclarée perpétuelle. En même temps, elle prend un aspect positif. On sait en effet que le traité de Vienne dit en tous termes que « la neutralité et l’inviolabilité de la Suisse […] sont dans les vrais intérêts de l’Europe entière ».

En 1914, on retrouve ce même mélange d’intérêt propre et d’intérêt européen dans notre abstention du conflit. Si la Suisse avait pris parti, à ce moment-là, elle se fût déchirée en deux : une partie tenant pour la France, l’autre pour l’Allemagne. Il était évident que notre neutralité dépendait donc, au début de ce siècle, du fameux « équilibre européen ».

Mais déjà en 1939, la question se posa différemment. L’équilibre étant rompu au profit des puissances fascistes, la Suisse ne dut son salut qu’à une chance extraordinaire, aidée par une armée solide et un terrain redoutable aux divisions blindées.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Tout est changé. Les conflits qui menacent d’éclater n’opposeront plus les catholiques aux protestants, comme pendant la guerre de Trente Ans ; ni la France à l’Allemagne, ou l’Autriche à l’Italie, comme en 1914 ; ni même des Européens à d’autres Européens comme de 1939 à 1945. Il n’est donc plus question pour la Suisse d’essayer de maintenir sa place centrale et réservée dans le jeu des puissances voisines. Il n’y a plus d’équilibre européen. Il y a l’Europe entière qui essaie de survivre et de s’unir contre un danger commun. Nous sommes tous dans le même sac, si j’ose dire.

La seule question réelle qui se pose désormais, c’est de savoir si la neutralité de notre pays est encore « dans les vrais intérêts de l’Europe entière ». Apporte-t-elle, ou non, une contribution effective à la défense commune de l’Europe ?

II

Avant tout essai de réponse, on fera bien de se demander d’abord : Quels sont, en somme, les vrais intérêts de l’Europe entière ? Sont-ils les mêmes aujourd’hui qu’il y a cent-cinquante ans, ou même qu’il y a dix ans ? Je ne le pense pas. Ce que les auteurs des traités de 1815 entendaient par l’intérêt de l’Europe, c’était un certain degré de concorde entre nos pays et leurs régimes, concorde qui ne semblait pouvoir être assurée que par l’équilibre entre les grandes puissances du continent. Il s’agit aujourd’hui d’autre chose. L’idée d’une guerre prochaine entre pays européens n’empêche personne de dormir. Mais tout le monde pense à deux dangers communs : l’un idéologique et militaire, à l’Est ; l’autre économique et social, parmi nous. Pour y faire face, personne n’a proposé une meilleure solution que l’union. « Les vrais intérêts de l’Europe entière », c’est donc tout simplement que l’Europe devienne entière, qu’elle mette en commun toutes ses forces pour relever son économie, son niveau de vie, son moral, et pour assurer sa défense. Or, peut-on dire que l’attitude plus que réservée de la Suisse contribue sérieusement à promouvoir l’union ? Peut-on dire que la Suisse, en refusant de se risquer à Strasbourg, contribue à renforcer le Conseil de l’Europe ? Certes, nous avons fini par adhérer avec d’infinies précautions, à quelques entreprises internationales, telles que l’OECE et l’Union des paiements. Mais c’était en réalité parce que nous ne pouvions plus faire autrement. Ce n’était pas pour hâter l’union, mais par intérêt bien compris. Il serait donc un peu excessif de citer nos adhésions tardives et réticentes comme autant de contributions à l’unité. Sur ce plan général, il semble difficile de soutenir que la neutralité représente un apport positif à la fédération du continent, c’est-à-dire à ses vrais intérêts.

Mais sur le plan précis de la défense de l’Europe, la situation est différente. M. Churchill a parlé à Strasbourg de créer une armée européenne. M. Pleven a fait voter un projet similaire par la Chambre française. Et déjà, l’on commence à regarder de travers cette petite Suisse qui prétend rester neutre quand tout le monde réarme à grands cris. Mais attention : les cris ne sont pas des armes ! La vérité, c’est que la Suisse neutre est le seul pays d’Europe qui soit matériellement et moralement prêt à se défendre en cas d’attaque, demain.

Je sais très bien que la seule mention de l’armée suisse a le don de provoquer des sourires légèrement ironiques ou incrédules chez certains de nos voisins. Qu’ils comptent plutôt leurs divisions ! Nous en avons, je le crains, plus qu’eux tous réunis. Il n’y a qu’un seul coin de l’Europe qui soit sérieusement défendu, et le fait est, paradoxal mais évident, que ce petit coin, c’est la Suisse neutre. Quand l’armée de l’Europe commencera d’exister, il sera temps d’aborder la question d’un plan de défense unifié.

Vous le voyez, la réponse que j’essaie de trouver n’est pas simple. Si l’effort militaire considérable que nous impose notre statut de neutralité est une contribution réelle à la défense du continent, on ne saurait vraiment en dire autant de notre attitude méfiante et presque négative à l’égard de l’union nécessaire.

À la question qu’on me pose de tous côtés : Êtes-vous pour l’abandon de notre neutralité ? je ne puis donc répondre oui ou non. Le problème ne peut pas être posé, encore moins résolu, dans l’abstrait. Ce qu’il faut savoir tout d’abord, c’est pour quelle raison grande et forte, c’est en somme au profit de quoi la Suisse devrait éventuellement renoncer à sa neutralité. Je réponds pour ma part que cela ne pourrait être qu’au profit de l’Europe entière, c’est-à-dire au profit de son union fédérale, et de cela seul. Encore faut-il que cette union prenne forme, et qu’en son nom des questions très précises nous soient posées. Cela viendra, n’en doutez pas ! Demain, soit les États-Unis, soit le Conseil de l’Europe s’il sort de son impasse, soit encore une menace de guerre contre le continent tout entier, nous poseront ces questions précises. Il faut que notre opinion soit prête à y répondre. Il ne faut pas que notre gouvernement se trouve placé devant des options graves qu’il lui sera difficile de trancher, ne sachant pas ce que pense le peuple suisse. Il ne faut pas que l’histoire nous surprenne, endormis dans la fausse sécurité d’une tradition qui a peut-être fait son temps, endormis derrière la neutralité, comme la France en 1940 derrière la ligne Maginot, comme l’Amérique l’été dernier derrière sa Bombe.

Je voulais introduire, ce soir, une discussion qui, je l’espère, deviendra générale, et qui me paraît vitale pour notre avenir. Je me borne à proposer, pour l’orienter, un seul principe de jugement politique. Le voici :

Tant que la neutralité de la Suisse se révèle utile à l’Europe — comme aujourd’hui sur le plan militaire — il faut la maintenir. Si au contraire elle devient un prétexte à freiner l’union de l’Europe et à ne pas y prendre notre part, elle est contraire à l’esprit même de son statut, et elle peut donc demain devenir une trahison.

Car je le répète : notre neutralité a été reconnue par les puissances « dans l’intérêt de l’Europe entière », et non pas comme un privilège qu’il n’y aurait plus à mériter. Elle est relative à l’Europe. Et ceux qui, par erreur ou par malice, veulent aujourd’hui la transformer en neutralité absolue, précisons : en neutralité entre l’Europe et les ennemis de l’Europe — entre l’Europe unie et l’URSS par exemple — ceux-là sont infidèles à notre tradition. Ils violent notre statut légal, et l’esprit même de nos institutions. Je me promets de revenir sur ce point capital, que personne encore n’a touché, tout au moins à ma connaissance.