(1951) Les Libertés que nous pouvons perdre (1951) « L’anxiété de l’homme moderne » pp. 3-8

L’anxiété de l’homme moderne

Notre première question : « Pourquoi l’homme de ce temps a-t-il peur de la liberté ? » demanderait un long examen de conscience de notre civilisation, une analyse qui remonterait de plusieurs siècles dans notre histoire, et peut-être une psychanalyse. En attendant, prenons tout simplement l’Européen de la moitié du xxe siècle dans sa situation pratique. Prenons le jeune homme qui entre dans la vie.

Il se voit jeté dans un monde où il se sent comme égaré. Tout est trop grand, trop compliqué et trop variable. Tout est possible en théorie, mais rien n’indique ce qu’il faut faire, ou les indications paraissent contradictoires. Quel métier choisir, par exemple ? Autrefois, le fils d’un drapier devenait drapier ; le fils d’un noble, officier ; le fils d’un paysan, paysan. Aujourd’hui, il peut devenir n’importe quoi, avec un peu de chance. Mais tout le pousse à faire autre chose que son père : c’est ce qu’il appelle se libérer des préjugés de sa famille ou de son milieu. Il se libère donc, mais pour quoi ? Voilà le problème. Un sentiment d’arbitraire le domine. La morale bourgeoise n’est plus une aide, elle ne peut plus fournir de directives bien claires. Contredite par les pratiques courantes, à base de cynisme prudent, par la psychanalyse dans les classes aisées, par le marxisme dans le prolétariat ; enfin, par ce matérialisme général qui traduit tout en termes de monnaie — mais la monnaie change constamment de valeur —, la morale a perdu sa force contraignante et son prestige. Ni la coutume, ni les principes, ni la foi religieuse, pratiquement, ne guident plus le grand nombre de nos contemporains. Jamais pourtant la nécessité d’orientations claires et indiscutables n’a semblé plus urgente, dans les vertigineuses complexités de la vie moderne. Voici donc notre jeune homme livré à l’anxiété, à l’insécurité matérielle et morale. Où trouvera-t-il le groupe humain qui lui offrira une protection et défendra ses intérêts ? La famille tend à se dissoudre, ou bien elle végète en province. Comment s’orienter dans le choix d’une carrière ? Et comment vivre sans un but, sans une inspiration quelconque ? Pourquoi ceci plutôt que cela, puisque tout est possible en principe ?

Réponse des dictatures

C’est à cette anxiété de l’homme déraciné, isolé et désorienté, qu’ont répondu les passions collectives et les systèmes totalitaires.

Le nationalisme, tout d’abord, s’est substitué au patriotisme local et instinctif ; les passions politiques ont remplacé les convictions traditionnelles. Mais le nationalisme et l’esprit partisan eussent échoué à donner à l’homme des masses une règle de vie, une discipline d’action et de pensée — sauf en temps de guerre ou de révolution — si l’élément social n’était venu se conjuguer avec eux, après la Première Guerre. Ce que Mussolini, puis Hitler, tous les deux fortement influencés par l’exemple de Lénine, ont eu le sombre génie de comprendre les premiers, c’est que l’homme des masses vit dans l’angoisse de l’insécurité, de l’arbitraire, et qu’il en est réduit à désirer qu’on le libère d’une liberté sans contenu. Ils ont compris que l’homme moderne cherche un guide (Duce, Führer, Caudillo, Père des peuples) qui lui dicte sa conduite et qui la justifie, sans discussion possible, sans crainte d’erreur, le délivrant ainsi de l’angoisse de choisir et de risquer d’avoir à s’en repentir. Ce n’est point par méchanceté ou par perversité que tant d’hommes en Europe sont devenus fascistes et deviennent aujourd’hui communistes. C’est parce que ces hommes ont senti obscurément, de tout leur être, le besoin d’un principe d’unité, d’obligation et de sécurité, que seules les dictatures se déclaraient prêtes à fournir.

Tant que les démocraties occidentales n’auront pas mesuré leur carence fondamentale à cet égard, elles ne comprendront pas la vraie nature de la tentation qui en résulte, la tentation totalitaire. Leur polémique contre les dictatures et leur rhétorique libertaire resteront vaines, ou n’agiront qu’à contre-fin, si elles n’offrent pas à l’homme un ordre rassurant.

Deux anecdotes

Arthur Koestler raconte qu’à la suite de la publication en France du Zéro et l’infini, il reçut trois lettres d’étudiants lui disant en substance ceci : « Monsieur, je crois exacte votre description du stalinisme. En conséquence, je m’inscris au Parti communiste. Car c’est précisément une discipline, une efficacité de ce genre que je cherchais. »

Voilà pourquoi tant d’hommes, de nos jours, fuyant une liberté qui les laisse sans défense et les angoisse, choisissent la tyrannie, s’y jettent fanatiquement, et s’imaginent qu’elle est un ordre, une mise en ordre tout au moins. Nous touchons là le secret de la vraie force, de la seule force de persuasion intime dont disposent les régimes totalitaires.

Illustrons ce point capital par une autre anecdote véridique, que rapporte un diplomate français. « Quand je suis arrivé à mon poste, à Moscou, disait-il, une des premières questions que m’ont posées les Russes dont je faisais la connaissance, a été la suivante : — Comment avez-vous fait pour venir ici ? Je leur dis, un peu étonné : — Mais, c’est très simple, j’ai pris le train. —Non, me répondit-on, ce n’est pas cela que nous voulons savoir. Comment avez-vous obtenu les licences, permissions de quitter le pays, bons pour acheter un billet, certificats politiques, etc., qui sont, comme chacun sait, nécessaires pour voyager ? »

Il fallut très longtemps au Français pour convaincre ses interlocuteurs qu’il avait tout bonnement été à l’une des gares de Paris, où il avait acheté son billet sans nulle autre formalité. Quand ils le crurent enfin, leur conclusion fut simple mais inattendue : « — Un pays comme le vôtre, lui dirent-ils, doit être dans un terrible désordre ! »

Ce diplomate ajoutait que les quelques Russes qu’il connaissait et qui avaient pu venir vivre en Occident, loin de se sentir plus à l’aise dans notre atmosphère de liberté, y souffraient d’une sorte d’inquiétude perpétuelle. Chez eux, tout est dicté, chaque geste, chaque démarche, sont expliqués « scientifiquement » où sont prescrits par le Parti et sa doctrine. En Occident, il faut sans cesse choisir, se décider personnellement. On ne sait jamais exactement ce que l’on doit faire. C’est un vertige. C’est épuisant !

Psychose de l’homme moderne

Nous aurions tort de rire d’une pareille attitude. Elle a des motifs très profonds dans la psychologie de l’homme moderne, et cela des deux côtés du rideau de fer. Il serait faux de croire que ledit homme moderne a le goût de l’esclavage. Il cherche une discipline qui le rassure. Et ce n’est pas qu’il aime la discipline en soi, mais il en a besoin dans la mesure justement où elle le délivre de sa liberté. Car sa liberté signifiait l’obligation constante du choix individuel et la discipline l’en délivre ; elle le délivre aussi du risque d’erreur toujours impliqué par le choix, risque augmenté par la complexité et l’instabilité de la vie moderne ; et finalement, la discipline le délivre du sentiment de sa culpabilité individuelle, survivance d’une morale qui ne sait plus lui donner des raisons positives de vivre. L’homme qui se sent vaguement coupable, sans trop savoir de quoi et sans se l’avouer, cet homme recule naturellement devant les risques de la liberté. Il va se cacher derrière la règle d’un parti, la règle collective, la discipline rigide, l’infaillibilité d’un chef. C’est le chef désormais qui assumera toutes les erreurs, tous les péchés ; c’est lui qui les transformera en vérités et en vertus, aussi longtemps que son Parti aura le pouvoir.

Il existe, dans l’homme moderne, des tendances inconscientes qui le poussent puissamment en sens inverse de ses revendications de liberté et de progrès, devenues purement verbales et routinières. Quand on lui vante la liberté en général, et qu’on l’oppose avec indignation aux tyrannies totalitaires, on ne le convainc pas bien profondément. On n’atteint qu’une partie de son intellect, et ce sont d’autres forces qui le mènent. Contre les évidences qu’on lui propose, et même qu’on lui montre du doigt, quelque chose en lui se révolte. Il ne l’avoue presque jamais. Il ne se l’avoue pas à lui-même. Il donne toutes sortes de raisons, pas très plausibles, pour expliquer la supériorité des dictatures. Il nie d’abord qu’elles soient des dictatures. Puis il affirme que si elles le sont, ce n’est que pour une brève période de transition un peu pénible mais indispensable. Il croit enfin que ces dictatures préparent des libertés bien plus concrètes que celles dont jouit l’Occident. Rien ne sert alors de lui montrer qu’en fait c’est justement le contraire qui est vrai. Car le motif profond de sa conversion aux dictatures, celui qu’il ne peut confesser, c’est qu’il est en pleine fuite devant la liberté, c’est qu’il cherche un refuge contre elle, contre lui-même aussi peut-être, contre l’arbitraire de la vie, et qu’il le trouve dans cet Ersatz de l’ordre qu’offrent les dictatures totalitaires.

Cette attitude ne saurait être modifiée par des arguments. Nous sommes en présence d’une psychose, qui atteint des millions d’hommes en Occident, et dont nul d’entre nous n’est tout à fait indemne. Une psychose ne se réfute point par la logique et l’évidence ; elle exige d’autres formes de traitement. Essayons de les esquisser.

Premier remède : réformes sociales

La fuite devant la liberté, bien qu’elle soit par essence une attitude mentale et affective, se trouve favorisée cependant par plusieurs circonstances matérielles. Avant toute autre forme de traitement psychique, ce sont ces circonstances matérielles qu’il s’agirait de modifier : je veux parler de l’insécurité sociale qui règne encore dans nos démocraties, plus ou moins libérales et plus ou moins capitalistes.

Tant qu’un certain minimum vital ne sera pas assuré à tout homme, tant qu’il craindra de perdre d’un jour à l’autre son logement, son travail, son salaire et donc la faculté de former des projets, tant que l’homme moderne sera (ou simplement se sentira) dans une telle situation, la liberté lui fera plus peur qu’envie.

Tout traitement sérieux du mal totalitaire doit donc s’accompagner de mesures sociales, garantissant à chaque famille ou individu isolé, un minimum de sécurité matérielle. Ceux qui pensent que de telles mesures sont le commencement du communisme, ceux-là confondent le remède avec la maladie.

Deuxième remède : éducation

Il n’en reste pas moins que l’essentiel du traitement est une affaire d’éducation. Éduquer un jeune homme, c’est, comme le mot l’indique dans toutes nos langues européennes, le « faire sortir », le conduire au-dehors (e-ducere). C’est lui apprendre à dépasser le stade animal, entièrement soumis aux déterminations physiques ; puis le stade anarchique, qui est celui de l’inefficacité des efforts contradictoires et irresponsables ; enfin, le stade de l’imitation, du conformisme pur, pour le faire accéder au sentiment de la responsabilité personnelle, c’est-à-dire, à la possibilité d’être libre. Le but de toute éducation digne du nom, c’est donc de rendre un homme apte à la liberté. Il serait vain de décréter toutes sortes de libertés légales ou morales pour des hommes qui ne connaîtraient pas, qui n’auraient pas appris leur mode d’emploi. Liberté reste un mot vide de sens et d’appel, pour qui n’a pas le goût du risque, ou n’a pas découvert sa vocation. Et cela aussi dépend de l’éducation, pour une bonne part.

Condition nécessaire : survivre

Cependant, l’élargissement de la sécurité matérielle, et l’éducation pour la liberté, — c’est-à-dire la remise en marche du progrès en Occident — cela ne se fera pas en un an, ni même en deux ou trois. Or, il se trouve que nous sommes menacés de l’extérieur aussi gravement que de l’intérieur. Nous sommes menacés de l’intérieur par ce désordre profond que j’ai décrit, par l’anxiété morale et l’insécurité qui minent et détruisent lentement notre goût de la vraie liberté. Mais nous sommes menacés de l’extérieur par quelque chose qui mettrait fin d’un coup à tous nos maux. Nous sommes malades, et il faut commencer notre traitement qui sera long. Mais il faut aussi éviter un accident mortel qui pourrait survenir avant que ce traitement ait donné ses effets.

Et c’est pourquoi ceux qui nous disent : « Commençons par retrouver notre santé, ce sera notre meilleure défense ! » ceux-là certes ont raison ; mais ils ont souvent tort d’oublier que l’avenir de notre santé suppose, comme première condition, de sauver notre vie présente.

Parlons maintenant sans images. On nous dit : « Réformez socialement votre Europe, ce sera le plus sûr moyen d’y supprimer la tentation totalitaire. » Mais hélas, il ne s’agit pas seulement d’une tentation ! Avant que nous ayons réformé notre Europe, elle peut bel et bien disparaître sous la réalité totalitaire ! Il faut donc la défendre d’abord et telle qu’elle est. Sinon demain, elle ne sera pas meilleure, mais morte.

En même temps qu’on s’attaque aux causes profondes du mal interne, il faut se prémunir d’urgence contre le danger extérieur. Il faut éduquer la jeunesse, offrir une vie meilleure aux prolétaires, mais il faut en même temps des mesures plus rapides : nous fédérer et assurer notre défense.

Or voici le cercle vicieux : ce qui retient beaucoup d’Européens de s’organiser pour la défense du continent, c’est justement cette psychose ou cette névrose qui leur fait dire que « notre Europe ne vaut plus rien. »

Le défaitisme européen

Quand on veut noyer son chien, on dit qu’il a la rage. De même, quand on n’aime plus la liberté, on dit que celle qu’on possède encore ne vaut plus rien, qu’elle est malade. Ainsi parlent les défaitistes européens. La vérité est différente : ce ne sont pas nos libertés qui sont malades, mais notre sens et notre goût de la liberté. Ou plutôt, c’est le sens et le goût des défaitistes dont nous venons de parler.

Ils ont peur de la liberté, ils en sont fatigués, ils désirent secrètement des disciplines massives et des croyances aveugles. Mais comme ils ne peuvent pas l’avouer, comme ce dégoût vient d’une névrose, ils mentent. Le mécanisme est bien connu, il est absolument classique pour les psychiatres. Tous les névrosés mentent, en ce sens qu’ils affirment le contraire non seulement de la vérité de fait mais aussi de leurs désirs réels. Or le mensonge le plus réussi qu’ait inventé le défaitisme européen, c’est celui qui consiste à dire : « Votre Europe est finie, elle n’est que du passé, on ne peut pas la défendre telle qu’elle est. Puisque vous n’avez pas de mystique nouvelle à nous proposer sur-le-champ, l’avenir et l’espoir sont de l’autre côté. »

Comment se peut-il que beaucoup, jeunes ou vieux, qui ne sont pas du tout staliniens ou fascistes, croient sincèrement ce mensonge-là ? Comment donc s’expliquer une illusion aussi radicalement réfutée par les faits ? Réponse : Ceux qui disent que l’Europe ne mérite pas qu’on la défende, ce sont ou bien des gens qui ont perdu la conscience des libertés réelles dont ils jouissent ; ou bien des gens que la tyrannie attire dans le secret de leur cœur.