(1968) Preuves, articles (1951–1968) « « L’Œuvre du xxe siècle » : une réponse, ou une question ? (mai 1952) » pp. 1-2

« L’Œuvre du xxe siècle » : une réponse, ou une question ? (mai 1952)d

Plus nombreux qu’ils ne voudraient le croire sont ceux qui nous répètent, depuis vingt ans, que l’état de nos arts est la preuve d’une décadence de l’Occident. Cette mystification date des nazis. Notre art « dégénéré » survit à leur empire, qu’ils fondaient pour mille ans et qui mourut en douze. Mais, aussitôt, une autre dictature relève l’accusation, et l’appuie cette fois-ci sur une doctrine.

Le mal serait entré dans la peinture, dit-elle, avec les pommes de Cézanne, pommes de pure forme, sans contenu social. De ce péché originel naquit le formalisme occidental, qui devait conduire à Picasso, lequel, tout communiste qu’il soit, sert Wall Street et ses sombres desseins1. Quant à l’avenir, il serait représenté par les tableaux de genre militaire du réalisme socialiste, qui ne se distinguent de la peinture bourgeoise d’environ 1880 que par la couleur des parements.

Nous attendons encore, nous attendrons longtemps, l’aveu public de cet « avenir », je veux dire son exposition. Pourtant, il faut juger pareil procès sur pièces. L’Œuvre du xxe siècle a pris les devants, pour la défense et pour l’illustration de l’Occident. À la campagne de dénigrement conduite par les tenants du pompiérisme, du racisme et du stalinisme, nous avons choisi d’opposer des chefs-d’œuvre de l’art et de la pensée libre apparus depuis cinquante ans : ils parlent d’eux-mêmes et leur langage sera plus convaincant que tous les arguments.

Mais la riposte, ici, transcende le défi. Elle le réduit au rôle épisodique qui, précisément, fut toujours celui des pouvoirs politiques, de leurs goûts et de leurs censures, dans le développement de nos arts.

L’Œuvre du xxe siècle pose bien d’autres problèmes. Le premier me paraît être celui de la prise de conscience d’une époque non par ses héritiers, mais par ceux qui la vivent. On ne voit pas de précédent à l’entreprise, dans l’ère moderne. Mais on songe aux jeux séculaires, dont la fonction, selon l’oracle sibyllin, devait être de restaurer ou de maintenir la cité dans sa gloire.

Une telle concentration d’œuvres fameuses, qu’on les juge monstres ou merveilles, ne peut pas rester sans effets sur les créateurs, le public, et leur manière de sentir notre temps. Comme l’acte d’observer dans la microphysique, cet acte d’exposer ne laissera pas intact son objet même. Cet objet, c’est peut-être la modernité — voulue, créée et ressentie comme telle. Une passion d’expérimenter à tous risques peut la définir. Combien de seuils et de limites n’avons-nous pas forcés dans notre siècle — seuil de l’atome ou seuil de l’inconscient, sens de la vue et de l’ouïe exercés au-delà de leur portée naturelle, conquête du ciel, victoire de l’intellect sur l’espace à trois dimensions… ? Chacune de ces victoires nous a jetés dans un complexe nouveau de paradoxes.

Prenons l’exemple de l’artiste pénétrant les structures de l’Inconscient. Qu’il soit peintre, poète ou conteur, plus il s’avance dans ce domaine, plus il s’isole et perd le contact du public ; cependant que l’invention technique, dans le même temps, vient lui proposer des moyens de communiquer avec des masses immenses. Mais ces deux maxima, celui de la découverte et celui de l’audience accessible, se révèlent pratiquement contradictoires. Faut-il opter, ou faut-il au contraire viser cette forme de compromis que fournit la notion nouvelle d’optimum ? Faut-il se faire soit monstre, soit vedette ou bien tenter de se faire classique ?

Autre paralogisme de ce siècle : jamais on n’avait vu pareille liberté de recherche et de formulation, jamais moins de scrupules d’expression, dans les sciences, les arts et les lettres ; et jamais non plus de conformismes plus pesants, plus acharnés à contrôler les sources mêmes de la création. S’agit-il de compensations, ou bien l’un des deux phénomènes serait-il la rançon de l’autre ?

Sommes-nous dans une situation globale de disjonctions irrémédiables, de divorce, allant vers le chaos et vers la décadence ? Ou bien dans un système de tensions créatrices sans cesse accrues, orienté vers la restitution d’un classicisme vif, d’une commune mesure élargie ?

Ces problèmes et bien d’autres se trouvent posés, par le seul fait de leurs illustrations, ensemble exposées dans Paris.

Le choix de la ville n’est pas sans signification. Paris fut, pendant ce demi-siècle, le lieu géométrique de l’aventure moderne : cubisme, Apollinaire, ballets de Diaghilev, École de Paris, groupe des Six, surréalisme, Proust, Gide et Valéry, et leurs commentateurs, et leurs adversaires de tout bord, et le foyer mondial de leur marché comme de leur gloire.

Cette aventure va-t-elle nous apparaître comme un passé déjà, ou comme l’effervescence d’un ordre neuf en son état naissant ? L’Œuvre du xxe siècle s’inaugure dans le vrai style de notre époque : la réponse qu’elle apporte, d’une part, est, de l’autre, une remise en question.