(1968) Preuves, articles (1951–1968) « Deux princes danois : Kierkegaard et Hamlet (février 1953) » pp. 3-11

Deux princes danois : Kierkegaard et Hamlet (février 1953)g

La carrière de Søren Kierkegaard s’est déroulée en une douzaine d’années comme un drame unique, intense, inexorablement motivé à chaque instant de son progrès. Sa première œuvre importante, L’Alternative, parut en 1843, lorsqu’il avait trente ans, et connut un immense succès. Mais, à mesure qu’il se fit mieux comprendre, dans la suite de ses ouvrages composés et publiés au rythme accéléré de trois ou quatre volumes par an, le public s’écarta, effrayé. Et, lorsqu’en 1854 il attaqua de front le christianisme officiel et les évêques, qui avaient loué ses premières œuvres, il se vit abandonné dans la plus complète solitude qu’ait jamais connue un grand esprit. Un an plus tard, épuisé par ce duel qu’il menait seul contre toute l’opinion, il s’effondra dans la rue au cours d’une promenade. On le transporta dans un hôpital où il mourut en quelques semaines, âgé de 42 ans.

Le seul événement extérieur de ce drame fut la rupture de ses fiançailles avec Régine Olsen, crise initiale qui libéra le jaillissement de toute son œuvre. Mais l’acte que cette œuvre préparait, cet acte après lequel, semblable au prince Hamlet — autre Danois — il put mourir, certain d’avoir accompli sa mission, ce fut son attaque contre le christianisme moderne au nom du Christ de l’Évangile.

Tous ses ouvrages esthétiques et philosophiques parurent sous divers pseudonymes symboliques. Il qualifiait ces ouvrages de « communications indirectes » ; et ces pseudonymes figuraient les personnes d’un drame dont lui seul détenait la clé. Ce ne fut qu’à la fin de sa vie qu’il s’offrit sans masque à la lutte, au cours de la polémique décisive qui devait le mener à la mort.

Ainsi le drame de Kierkegaard fut typiquement celui d’une vocation. Toute son intrigue consiste dans le dévoilement progressif du sens et de la fin de cette vocation, secrètement orientée, dès le début, vers une action unique et éclatante, à laquelle le héros se prépare longuement, devant laquelle il hésite et recule, jusqu’à ce qu’un incident secondaire en apparence provoque le saut final, l’accomplissement, que le héros paie de sa vie.

Or il existe, dans la littérature occidentale, un prototype de cette action tragique, une pièce célèbre dont il nous apparaît que la forme et le progrès même présentent avec la biographie de Kierkegaard les plus frappantes analogies.

Sans nous attarder sur la coïncidence qui fait d’Hamlet un prince danois — et l’on peut rêver là-dessus — rappelons d’abord les traits les plus saillants du drame inventé par Shakespeare, ceux qui évoquent à première vue le drame vécu par Kierkegaard et nous suggèrent un parallèle possible.

L’histoire d’Hamlet peut se résumer ainsi : un jeune homme profondément mélancolique reçoit une mission effrayante, devant laquelle il hésite longtemps. Cette mission, qu’il ne peut révéler qu’indirectement, l’isole de ses semblables, l’oblige à rompre ses fiançailles avec la très jeune Ophélia et le fait passer pour un dangereux exalté. Finalement, il se voit contraint, par des circonstances fortuites, de réaliser l’acte unique devant lequel il balançait. Il tue l’usurpateur et périt dans ce combat.

Mélancolie, secret qu’il faut garder tout en essayant de le faire deviner, rupture des fiançailles, enfin dénonciation éclatante d’une usurpation que tout le monde s’accordait à passer sous silence : ce résumé d’Hamlet ne vaut-il pas identiquement comme résumé de la biographie de Kierkegaard ?

Il reste à voir s’il est possible de pousser ce parallèle beaucoup plus loin dans le détail. Ce serait peut-être un bon moyen d’illustrer à la fois la pensée et la vie de Kierkegaard et, d’une manière générale, ce que l’on pourrait nommer les lois ou la psychologie d’une vocation.

Considérons d’abord le caractère des deux héros, l’un fictif et l’autre réel.

Hamlet, jeune prince royal, est un intellectuel. Il n’a d’autre désir que de retourner à l’Université de Wittenberg, pour s’y livrer à la philosophie. S’il demeure à la cour, c’est uniquement par obéissance aux désirs de sa mère. Il ne peut prendre son parti de la commune condition humaine. Une incurable mélancolie le possède et lui fait trouver les biens de ce monde « fastidieux, usés et vulgaires ». Le suicide le tente. Mais il réussit à masquer cette mélancolie sous des dehors d’une gaieté sarcastique, d’un esprit pétulant, prompt à l’ironie et aux métaphores baroques. Voyons maintenant dans quels termes Kierkegaard lui-même s’est décrit. Lui aussi se sent un prince. « Il y a quelque chose de royal dans mon être », fait-il dire à l’un de ses pseudonymes. Lui aussi voudrait « retourner à Wittenberg », c’est-à-dire s’abandonner à son génie dialectique, aux projets de poète et de philosophe qu’il avait conçus pendant son séjour à l’Académie de Berlin ; mais il se résout à passer simplement son examen de théologie, par obéissance aux désirs de son père. Et surtout, lui aussi se sait la victime d’une sorte de neurasthénie : « J’ai vécu dès mes jeunes années sous l’empire d’une immense mélancolie, dont la profondeur n’a d’égale que ma faculté de la dissimuler sous des apparences de gaieté. » Ou encore : « J’étais armé d’une foi presque téméraire en ma capacité de pouvoir toutes choses, sauf une : devenir un oiseau libre, ne fût-ce qu’un seul jour, rompre les chaînes de la mélancolie, où une autre puissance me retenait. » Cette disposition, ajoute-t-il, l’a condamné à observer, à réfléchir la vie, à l’imiter au lieu de la vivre réellement ; mais, quoique prisonnier de son tourment, il a reçu « la liberté illimitée de pouvoir donner le change ».

Voici donc Hamlet tel que nous le décrivent les premières scènes du drame de Shakespeare, et Kierkegaard tel qu’il se montre dans son premier ouvrage, L’Alternative : deux princes vraiment, deux êtres d’exception, pleins de hardiesse et de fierté, mais inaptes à la vie commune, à cause d’une mystérieuse mélancolie qu’ils dissimulent sous un masque ironique.

Et voici que ces deux individus, pour qui la vie en soi est déjà un problème, reçoivent en outre une mission redoutable et qui les condamnera, bien plus encore que leur nature psychologique, à devenir des êtres d’exception.

Hamlet reçoit sa mission de son père, qui lui apparaît sous la forme d’un spectre. Assassiné, dit-il, par le roi actuel, qui n’est donc qu’un usurpateur, le père ordonne au fils de le venger. Hamlet revient vers ses compagnons, qui assistaient de loin à la scène, et leur fait jurer par trois fois de garder le secret sur cette révélation.

Kierkegaard, lui aussi, reçut dès sa jeunesse communication d’un secret, auquel il se réfère souvent, mais dont il n’a jamais expliqué la nature. Nous savons cependant que le secret était lié à la mémoire de son père. Il qualifie cette révélation de « grand tremblement de terre » dans sa vie. C’est bien ainsi qu’Hamlet pourrait parler de la scène du spectre. Et, d’autre part, c’est l’influence de son père (auquel il dédiera tous ses écrits religieux) qui ouvrit les yeux de Kierkegaard sur l’absolu du christianisme véritable et lui permit de découvrir cette vérité terrible : le soi-disant christianisme des temps modernes est une tromperie, une immense illusion. Il ne ressemble pas davantage à celui du Nouveau Testament que le salon du petit-bourgeois ou la salle de jeu des enfants aux décisions les plus terribles de la réalité la plus cruelle. Nous avons dénaturé le christianisme, nous l’avons pris à bon marché, au lieu de nous en reconnaître indignes et d’avouer que nous refusons d’en payer le prix. C’est là, dit Kierkegaard, « un crime de lèse-majesté qualifié ». Il y a donc usurpation. Le christianisme officiel, de nos jours, joue de la sorte, aux yeux de Kierkegaard, le même rôle que le roi Claudius aux yeux d’Hamlet. Seulement, tandis que le roi Claudius avait séduit la reine, c’est de l’Église qu’abuse la doctrine édulcorée que la foule, aujourd’hui, prend pour du christianisme.

Hamlet connaît maintenant sa mission et son acte : tuer l’usurpateur, afin de rétablir la légitimité. Et Kierkegaard pressent sa vocation, qui sera de dénoncer l’usurpation religieuse, afin de rétablir dans sa pureté première l’exigence absolue de l’Évangile.

La tâche apparaît surhumaine. Et nous voyons les deux héros gémir sous le faix qui leur est imposé : « L’époque est détraquée, hélas ! pourquoi faut-il que je sois né pour la rajuster ! », s’écrie Hamlet. Et Kierkegaard ne cesse de répéter sur tous les tons la même idée : il est né pour forcer notre époque détraquée à reconnaître l’absolu chrétien et, sinon à lui obéir, tout au moins à cesser de se dire chrétienne « à bon marché ». Tous les deux pensent qu’« il y a quelque chose de pourri dans le Royaume de Danemark » et que leur destin sera de dénoncer cette situation, advienne que pourra…

Les caractères étant donnés, la mission définie dès le début du drame, voyons maintenant le progrès de l’action.

Il faut relever d’abord le rôle que joue le secret dans les deux cas. Pour Hamlet, c’est très simple : il doit se taire, sinon Claudius le fera sans aucun doute assassiner. Pour Kierkegaard, c’est plus complexe. S’il passait tout de suite à l’attaque, personne ne l’écouterait. Il faut donc qu’il commence par séduire le public, qu’il le force à devenir attentif, toutefois sans trahir l’intention réelle de son œuvre. Kierkegaard dresse ses plans en conséquence. Il publiera d’abord des ouvrages esthétiques, brillants, paradoxaux, apparemment cyniques, et tous signés de divers pseudonymes. Le message chrétien, qui lui importe seul, y sera toujours présent, mais soigneusement dissimulé. De la sorte, il attirera le public et l’amènera à son insu au point le plus favorable pour l’attaque décisive. Or on se rappelle qu’Hamlet dresse un plan analogue. Il imagine de faire jouer devant la cour une pantomime représentant l’assassinat de son père et l’usurpation. « Cette représentation, dit-il, est le moyen par lequel je surprendrai la conscience du roi. » Tous les deux choisissent donc des moyens indirects — Hamlet des comédiens, Kierkegaard des pseudonymes — pour intéresser tout en inquiétant dans le sens voulu, pour suggérer le secret sans le dire, enfin pour forcer le public ou la cour « à devenir attentifs » malgré eux. (Mundus vult decipi, le monde veut être trompé, constate Kierkegaard à plusieurs reprises.) Mais à ce jeu ils risquent gros. Ils risquent de créer les pires malentendus. Et ils risquent aussi leur bonheur. Ici, le parallèle semble parfait.

Le bonheur, la pleine participation à la vie, le signe de l’accession à la commune condition humaine, c’est à leurs yeux la femme, l’amour et le mariage. Or tous les deux se voient contraints d’y renoncer, à cause de leur mission, de leur secret — peut-être aussi à cause de leur nature profondément mélancolique, et sur ce dernier point le doute reste le même dans les deux cas.

Kierkegaard s’est expliqué sur la rupture de ses fiançailles avec Régine. Il s’est expliqué, peut-on dire, dans toute son œuvre, et non pas seulement dans des ouvrages tels que Coupable-Non coupable, qui sont en réalité le récit à peine déguisé de ses fiançailles et l’analyse interminable des motifs de la rupture. Shakespeare, au contraire, ne motive guère l’attitude d’Hamlet à l’égard d’Ophélia. Ici, c’est l’exemple vécu de Kierkegaard qui nous aide à comprendre Hamlet.

Kierkegaard aime Régine, jeune fille de 17 ans, et il en est aimé. Mais il a son secret ambigu, le secret de sa vocation et celui de sa mélancolie. Or il comprend bientôt que le secret serait trop lourd pour la jeune fille. Naïve et spontanée, elle tenterait simplement, s’il le lui révélait, de ramener son fiancé à une vue plus bourgeoise de l’existence et de la religion. Elle minerait son courage, déprimerait sa résolution et deviendrait le pire obstacle intime à l’exercice de son étrange vocation. Peut-on se marier si l’on veut être un témoin de la vérité ? Un soldat à la frontière devrait-il être marié ? se demande Kierkegaard. Et lui, qui se bat aux avant-postes, aux frontières de l’esprit ? D’autre part, il redoute d’initier sa fiancée à l’« esclavage de la mélancolie » : il ne se sent pas le droit de troubler cette enfant, de l’entraîner dans des tourments auxquels lui-même risque parfois de succomber. « Qui peut comprendre, écrit-il, cette contradiction de la douleur : ne point se révéler et faire mourir l’amour ; se révéler et faire mourir l’aimée ? » S’il choisit d’être la victime, une seule issue lui reste ouverte : rompre avec la jeune fille qu’il aime, mais sans lui laisser soupçonner un instant la nature de son double secret ; et pour cela faire croire à sa fiancée qu’il ne l’aime plus. On sait la comédie que Kierkegaard s’imposa de jouer devant Régine. Il se peint à ses yeux comme une sorte de roué, de séducteur cynique, qui a peut-être de graves méfaits sur la conscience et qui renonce au mariage pour mieux jouir de sa vie de garçon. Il a des mots atroces lors de leur séparation : « Elle me demanda : Ne veux-tu donc jamais te marier ? Je répondis : Oui, dans dix ans, quand le feu de la jeunesse sera passé : il me faudra une demoiselle au sang frais pour me rajeunir. » Et Kierkegaard ajoute, en commentant ce récit : « Cruauté nécessaire ! » Il la quitte avec une froideur affectée, puis court au théâtre et, rentré chez lui, pleure toute la nuit. « Mais le lendemain, écrit-il, je fus comme d’ordinaire, et même plus pétillant d’esprit que jamais : c’était nécessaire… »

Il me semble que cette conduite, dans sa duplicité plus douloureuse que scandaleuse, ne manque pas d’analogies précises avec la conduite d’Hamlet devant cette autre enfant qu’est Ophélia. Hamlet a compris lui aussi que l’amour spontané et naïf d’Ophélia ferait obstacle à ses desseins secrets. C’est à lui que pensait Kierkegaard en écrivant ces lignes, attribuées d’ailleurs à un héros tout théorique qu’il imagine : « Je vois que l’idée de mon existence fait naufrage sur cette jeune fille, ergo la jeune fille doit disparaître. Sur sa perte passe ma route vers un grand but. » Et nous voyons Hamlet, comme Kierkegaard, se noircir aux yeux de la jeune fille, prétendre qu’il ne l’aime pas, lui tenir les propos les plus cyniques, s’écrier ensuite : « Comment ferait-on pour n’être pas gai ! » Cependant qu’il avoue en aparté : « Je dois paraître cruel, mais c’est pour être tendre… »

Il convient de marquer ici, en toute justice, une différence profonde entre Kierkegaard et Hamlet : c’est que le premier a tout fait pour que Régine ne souffre pas, il a voulu prendre sur lui tout le drame, et il y a réussi, puisqu’il peut écrire, non sans amertume : « Elle a choisi le cri, j’ai gardé la douleur », tandis qu’Hamlet pousse Ophélia au suicide et semble indifférent à ce désastre…

Mais venons-en au dénouement du drame. Un incident banal déclenche la catastrophe dans Hamlet : c’est un simple assaut de fleuret. Seulement, le fleuret de Laerte est empoisonné : le duel sportif tourne au duel à mort. Blessé, Hamlet ne peut plus hésiter. Il tue le roi.

Quel fut, chez Kierkegaard, l’équivalent de ce sommet du drame, ou de cette « chute » tragique ? Un incident minime, une simple phrase, et qui pouvait passer pour un cliché dans un discours très officiel.

L’évêque Mynster, primat de l’Église danoise, venait de mourir. Et le professeur Martensen, prononçant son éloge funèbre, crut devoir saluer sa mémoire comme celle d’un « vrai témoin de la vérité ».

Dans cette phrase était le poison, pour Kierkegaard. Car toute son œuvre, toute sa carrière d’auteur n’avait eu d’autre sens, à ses yeux, que de rétablir dans sa pureté apostolique le concept de témoin de la vérité, c’est-à-dire pratiquement de martyr.

Or l’évêque Mynster avait été un grand prélat, chargé de titres et d’honneurs, un fin lettré, un humaniste, un homme comblé des biens de ce monde. L’appeler témoin de la vérité, c’était commettre à l’égard de l’absolu chrétien le crime de lèse-majesté qualifié, c’était se moquer de l’Évangile, c’était reconnaître et sanctionner l’usurpation.

Kierkegaard se sentit provoqué. Et, là encore, ce qui aurait pu rester un simple assaut de fleuret, une polémique comme une autre, tourna soudain au duel à mort. Kierkegaard écrivit immédiatement un article d’une extrême violence. Il attendit des mois avant de le publier, il attendit que le professeur Martensen fût devenu évêque à son tour, succédant à Mynster. Puis il publia l’article. Et cet article fut son acte, l’attaque directe, décisive et mortelle, aussi « exagérée » que peut l’être l’élan d’un combattant qui joue sa vie sur un seul coup. Voici un extrait de cet article :

Un témoin de la vérité, c’est un homme dont la vie est, du commencement à la fin, familière avec toute espèce de souffrance — avec les luttes intérieures, avec la crainte et le tremblement, les frémissements, les scrupules, les angoisses de l’âme, les tourments de l’esprit et, de plus, toutes les souffrances dont on parle généralement dans le monde. Un témoin de la vérité, c’est un homme qui témoigne dans le dénuement, dans la misère, dans l’abaissement et l’humiliation, homme méconnu, haï, détesté, insulté, outragé, bafoué ; c’est un homme qui est flagellé, torturé, traîné de prison en prison, et puis enfin — car c’est bien d’un véritable témoin de la vérité que nous parle le professeur Martensen — et puis enfin crucifié, décapité, brûlé ou rôti sur un gril, jeté par le bourreau dans un endroit écarté, sans être enterré.

Voilà un témoin de la vérité, sa vie et son existence, sa mort et son enterrement — et l’évêque Mynster, dit le professeur Martensen, fut un des vrais témoins de la vérité.

En vérité, il y a quelque chose de plus contraire au christianisme que n’importe quelle hérésie ou n’importe quel schisme — et c’est de jouer au christianisme, d’en écarter les dangers et de jouer ensuite au jeu que l’évêque Mynster était un témoin de la vérité.

Une polémique furieuse s’éleva de toutes parts. L’opinion danoise et scandinave fut secouée d’une vertueuse indignation. Kierkegaard luttait seul contre tous. Il lança un pamphlet périodique, intitulé L’Instant, pour élargir et pour intensifier son offensive. Après un an de bataille, il succomba.

Il avait osé l’acte ; il avait réussi : l’usurpation s’était vue dénoncée, et il avait forcé le grand public à devenir attentif à son message. Mais, au lieu de se faire meurtrier, c’est lui qui paya de sa vie. Il devint lui-même le martyr que son œuvre avait appelé.

Soulignons ce titre : L’Instant. Depuis longtemps, la pensée de Kierkegaard était comme fascinée par les deux concepts d’instant et de saut. L’instant, c’était pour lui le temps de la foi, le contact du temps et de l’éternité ou, comme il le disait : « la plénitude du temps, quand la décision éternelle se réalise dans l’inégale occasion ». Le saut, c’était le mouvement propre de la foi, irrationnel, instantané, concret, ce mouvement que le moindre doute fait échouer, ce risque pur dans lequel on peut sombrer, mais faute de l’oser, on n’a rien3.

 

Plongé comme je l’étais, en écrivant les lignes qui précèdent, dans la lecture alternée de Kierkegaard et de Shakespeare, j’avoue qu’il m’est arrivé plus d’une fois de ne plus bien savoir lequel des deux parlait et de m’imaginer qu’Hamlet avait été écrit par Kierkegaard, voire qu’à l’inverse la biographie de Kierkegaard avait été mise à la scène deux siècles et demi avant d’être vécue. Le style élisabéthain de Kierkegaard, son lyrisme énergique, mêlant le trivial aux clichés poétiques, les métaphores aux calembours, les élans d’éloquence aux préciosités dialectiques, tout concourait à l’illusion… Jusqu’au moment où je tombai sur une note de Kierkegaard lui-même au sujet d’Hamlet, qui rétablit les différences. Chose curieuse, cette note de deux pages est publiée en appendice au livre dans lequel Kierkegaard raconte le drame de ses fiançailles. Il semble donc que le parallèle que j’ai risqué se soit offert à l’esprit de Kierkegaard, et qu’il ait tenu à le corriger lui-même. Voici en bref le contenu de la note, intitulée : Regard oblique sur l’Hamlet de Shakespeare.

Kierkegaard reproche à Shakespeare de n’avoir pas fait d’Hamlet un drame religieux. Car, si les scrupules d’Hamlet ne sont pas d’ordre religieux, le héros cesse d’être vraiment tragique. Il frise le comique. Si, au contraire, ses tergiversations relevaient de motifs religieux, elles deviendraient infiniment intéressantes, mais alors il n’y aurait plus de drame, au sens technique et esthétique du terme.

En effet, « dans l’ordre esthétique, l’obstacle doit être hors du héros, non pas en lui ». Si l’obstacle à son acte est en lui, il s’agit d’un scrupule religieux. Dans ce cas, le héros n’est grand que par sa souffrance, non par son triomphe. Il n’y a plus de jeu poétique exaltant. Il n’y a plus que le sérieux, l’existentiel… Traduisons cela en d’autres termes : si Hamlet était religieux, il n’y aurait pas l’Hamlet de Shakespeare, mais on rejoindrait purement et simplement la biographie de Kierkegaard.

Le drame de Kierkegaard n’a pas été fictif. Il n’a pas été joué et ne saurait l’être. Il a été vécu et souffert consciemment (avec une conscience folle, pourrait-on dire), comme le drame pur d’une vocation chrétienne. Ici prend fin, ici « échoue sur l’existence » le parallèle que je viens d’esquisser.

J’ai tenté d’illustrer, par le moyen d’images connues de tous, celles de Shakespeare, certains moments mystérieux d’une dialectique tout intérieure. On sent le risque de l’entreprise : celui de l’ingéniosité. C’est le risque technique, pour ainsi dire, de toute « communication indirecte ». Et maintenant, par fidélité à la méthode de Kierkegaard, passons sans transition à l’« énoncé direct », à l’examen de la nature ou du mystère d’une vocation historiquement vécue.

 

Le premier caractère d’une vocation réelle consiste en son ambiguïté.

Celle-ci paraît immédiatement dans notre usage courant du terme de vocation. L’on dit ainsi d’un jeune garçon qu’il a une vocation d’avocat, ou de poète ; c’est qu’il aime à discuter ou qu’il tient des propos fantaisistes. Mozart, qui composait des menuets à sept ans, avait sans doute la vocation d’un musicien. Il ne s’agit ici que du don naturel et des dispositions natives.

Mais il existe un sens bien différent du terme. Quand Jérémie reçoit de l’Éternel l’ordre de parler aux nations, il répond : « Je ne suis qu’un enfant, voici, je ne sais point parler. » Nous dirions qu’il n’a pas la vocation. Précisément, il la reçoit. Elle lui est adressée en dépit de ce qu’il est. « Et l’Éternel me dit : Ne dis pas : Je ne suis qu’un enfant. Car tu iras vers tous ceux auprès de qui je t’enverrai, et tu diras tout ce que je t’ordonnerai… » Voici, je mets mes paroles dans ta bouche. »

Il est rarement possible d’isoler dans le vif ces deux mouvements contradictoires : la poussée de la nature et l’appel de l’esprit. Chez Kierkegaard, l’ambiguïté subsiste. Nous avons vu que sa mélancolie profonde le sépare des autres et, dès l’enfance, fait de lui une nature d’exception. Mais l’appel religieux qui vient l’atteindre au début de sa carrière d’écrivain, et qui le charge d’une mission unique, le rend une exception au second degré, le met à part une seconde fois, pour des raisons qui sont celles de l’esprit — bien que, dans ce cas particulier, la nature et l’appel reçu semblent pousser et tirer dans le même sens.

On pourra donc interpréter cette vocation de deux manières tout opposées. On pourra toujours dire de Kierkegaard soit qu’il fut un neurasthénique, et que son cas relève de la psychanalyse, soit qu’il fut un prophète, né pour être poète et philosophe, mais contraint, par l’appel transcendant, à devenir un témoin de la vérité.

Cependant, cette ambiguïté dans notre idée courante de la vocation n’est pas celle qui retient Kierkegaard. Il en a distingué une autre, plus intime, qui ne tient plus au double sens du mot, mais à l’existence même d’une vocation reçue.

L’homme, en effet, qui reçoit vocation, se trouve jeté dans une incertitude inévitable par l’appel qu’il a cru entendre. Et son incertitude n’est pas le fait d’un manque d’information, d’une conscience vague ou d’une volonté vacillante, mais elle provient de ce qu’il n’y a pas de preuve de la réalité de l’appel reçu ni de la réalité de son objet. Il s’agit donc ici, selon Kierkegaard, d’une incertitude objective.

De même qu’on ne saurait prouver l’existence de Dieu, on ne peut démontrer la nature transcendante d’une vocation. Devant Jésus-Christ, l’un dira : « C’est un nommé Jésus, le fils d’un charpentier de Nazareth » et l’autre confessera : « C’est le Christ, le Fils de Dieu, la Deuxième Personne de la Trinité. » L’incertitude objective, telle que la définit Kierkegaard, est donc une périphrase philosophique pour désigner la foi et sa nécessité. On ne peut que « croire » en Dieu, et l’on ne peut que « croire » une vocation, celle d’un autre, mais aussi et d’abord celle que l’on « croit » avoir reçue soi-même.

Ainsi l’incertitude est objective dans la mesure où l’objet de la conviction qu’on entretient n’est pas démontrable ; dans la mesure, aussi, où l’enjeu de la vocation reste passible d’être mis en doute, ou même nié ; dans la mesure où cet enjeu risque, après tout, d’être purement imaginaire.

À cela, nous ajouterons l’incertitude subjective, celle qui concerne les motifs qui peuvent pousser l’individu à faire ceci ou cela : « Est-ce ma nature secrète ou l’esprit qui a parlé ? »

En fait, l’homme de la vocation se trouve plongé dans une double incertitude et dans un risque permanent. Il n’est pas de méthode éprouvée ni de raisonnement qui puisse l’aider. L’homme engage son action et parie tout sur quelque chose qui lui demeure mystérieux, dans lui-même autant qu’hors de lui.

Reprenons une dernière fois notre parallèle dramatique. Il nous faut reconnaître, enfin, que la mission reçue par Hamlet n’est pas une véritable vocation, en ce sens qu’elle ne présente pas le caractère d’incertitude objective lié à tout acte de foi. Hamlet sait exactement ce qu’il doit faire : tuer l’usurpateur, venger le roi assassiné. Son but est donc sans équivoque, son rôle clairement tracé dans l’action générale. L’incertitude n’affecte dans Hamlet que les moyens à mettre en œuvre et, par suite, le succès final. Chez Kierkegaard, chez le chrétien en général, il en va différemment. Il s’agit de découvrir le rôle qu’on devra jouer dans un drame infini, aussi vaste que l’histoire humaine, dont nul ne peut connaître la trame ni l’ensemble — et cependant il faut jouer, nous sommes au monde, nous sommes embarqués, nous sommes en scène malgré nous… Telle est l’angoisse de la vocation.

Je disais tout à l’heure que Kierkegaard, dès ses premières publications, s’était tracé un plan d’action comportant toute une stratégie de pseudonymes et de « tromperies » — comme il tient à le répéter. Ceci nous porterait à croire que, d’entrée de jeu, tout comme Hamlet, il avait vu clairement l’acte historique qu’il était chargé d’accomplir. Mais les choses de la vie ne sont pas aussi simples. C’est après coup, le plus souvent, que nos actions apparaissent organisées par une intention générale. Celle-ci, certes, agissait dès le départ obscurément, mais ce n’est qu’en marchant qu’on l’a sentie à l’œuvre. Kierkegaard l’a bien su et l’a dit dans sa brochure intitulée Point de vue sur mon activité d’auteur :

Il me faut préciser la part de la Providence dans mon œuvre. Car je me rendrais coupable de déloyauté envers Dieu si je prétendais avoir eu dès le début une vue d’ensemble de toute la structure dialectique de mon œuvre… Non, je dois le dire franchement, ce qui m’échappe, c’est que je puis maintenant avoir l’intelligence de l’ensemble, sans toutefois pouvoir affirmer qu’au début je l’ai saisie avec cette netteté : et pourtant c’est bien moi qui ai accompli cette œuvre et l’ai menée à chef, pas à pas, avec ma réflexion.

… S’il me fallait exprimer avec toute la rigueur et toute la précision possibles la part de la Providence dans mon œuvre entière, je n’en saurais donner de formule plus adéquate ou plus décisive que celle-ci : la Providence a fait mon éducation, qui se réfléchit dans le processus de ma production. Ainsi sont infirmées dans une certaine mesure les vues que j’ai précédemment exposées, à savoir que toute ma production esthétique est une fraude ; car cette formule concède un peu trop à la conscience. Mais elle n’est pas tout à fait fausse non plus, car j’ai eu conscience de moi au cours de cette éducation et dès le début.

… Dès le premier moment, l’élément religieux est donné de façon décisive ; il a sans contredit la suprématie, mais il attend patiemment que le poète ait fini de s’épancher, tout en veillant avec des yeux d’Argus à ne pas se laisser duper dans une œuvre où se proclame le poète.

Enfin, aux dernières pages du livre, il ajoute ceci : « Toute mon œuvre a été en même temps mon propre développement ; c’est en elle que j’ai pris conscience de mon idée, de ma tâche. »

Dans un autre passage du même livre, il nous décrit ce que l’on pourrait appeler la psychologie d’une vocation en exercice. Il parle de sa totale solitude. Il se dépeint non seulement privé de confident, mais seul avec un moi qu’il ne comprend même plus :

Vainement essaierais-je de raconter les occasions où Dieu m’a fait sentir son secours. Une chose m’est bien souvent arrivée que je ne puis m’expliquer : quand je faisais ce dont il m’était impossible de donner la raison, ne songeant pas même à la chercher, quand je suivais les impulsions de ma nature, ce qui avait ainsi pour moi une valeur strictement personnelle, tenant presque au hasard, révélait une signification tout autre et purement idéale lorsque ensuite cela paraissait dans mon œuvre ; bien des choses que j’ai faites à titre privé se trouvaient être justement celles que je devais faire comme auteur. Je n’arrivais pas à comprendre comment de petites circonstances en apparence toutes fortuites de ma vie et qui, mon imagination aidant, prenaient d’immenses proportions, me mettaient dans une disposition précise ; je ne comprenais pas, je tombais dans la mélancolie et, chose curieuse, il en résultait précisément et à point nommé la disposition nécessaire au travail dont je m’occupais. En un sens, j’ai produit toute mon œuvre comme si je n’avais rien fait d’autre que de copier chaque jour des fragments déterminés d’un livre déjà imprimé.

Ainsi la vocation organise les hasards et fait flèche de tout bois, souvent à notre insu. Mais ce qu’illustre avant tout ce passage, c’est le paradoxe essentiel de toute vocation : il s’agit de suivre un chemin qui demeure invisible tant qu’on ne se risque pas à y marcher. Cette « lumière sur mon sentier », dont nous parle un psaume de David, n’éclaire pas au loin une voie tracée d’avance : non, elle est « à mes pieds » seulement, elle ne peut révéler que le premier pas à faire, et le sentier se crée sous les pas qui le foulent.

Ici, la seule expérience humaine à laquelle on puisse en appeler par analogie me paraît être l’expérience poétique. Car le poète, lui non plus, ne sait et ne saura jamais s’il ne fait qu’épouser un rythme errant, ou s’il le crée tout en croyant le suivre.

S’avancer ainsi dans la vie, c’est pratiquement vivre dans l’improbable, c’est être toujours prêt à affronter l’invraisemblable. Si l’incertitude objective est le premier caractère d’une vocation réelle, l’acceptation de l’invraisemblable en est la conséquence nécessaire.

Kierkegaard ne se lasse pas d’insister sur cette dernière catégorie. « Celui qui ne renonce pas à la vraisemblance n’entre jamais en relation avec Dieu. » Si Abraham n’avait pas accepté l’invraisemblable, il ne serait jamais parti pour un pays dont il ne savait rien. Mais accepter l’invraisemblable, il faut bien voir que c’est renoncer non seulement aux recettes communes du succès, mais à toute justification devant l’opinion, et même, dans certains cas, à la morale. C’est courir un risque absolu.

Quelles aides, quels repères, quels principes directeurs nous offrira donc Kierkegaard ? À vrai dire, le seul guide qu’il nous propose, c’est la souffrance, lorsqu’il écrit cette phrase lourde de sens : « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, mais c’est le difficile qui est le chemin. »

On voit ici que la notion de vocation, chez Kierkegaard, s’oppose diamétralement à la notion courante. Car, selon cette dernière, suivre sa vocation, c’est aller dans le sens où la nature nous pousse, dans le sens de nos talents, de nos « facilités », tandis que Kierkegaard nous propose la souffrance non pas seulement comme signe et garantie de la vraie voie, mais, plus radicalement, comme la voie même…