(1982) Journal de Genève, articles (1926–1982) « Aller et retour (21 mai 1953) » p. 1

Aller et retour (21 mai 1953)s

Parmi toutes les raisons de faire l’Europe, économiques, militaires, culturelles, il y a celle-ci, qui n’est pas négligeable : rendre nos différentes nations indépendantes de l’aide américaine.

J’écris ceci dans la pleine conviction qu’il n’est pas un des responsables de la politique mondiale des États-Unis qui souhaite nous réduire à l’état de satellites. Mais nos faiblesses, nées de notre manque d’union, appellent dangereusement l’Amérique à prendre en main le sort de débiteurs chroniques. Déjà, dans plusieurs de nos pays, nationalistes et communistes s’unissent pour dénoncer « l’emprise économique des USA », représentée à leurs yeux par le plan Marshall et ses suites ; « l’arrogance de Washington », confirmée à leurs yeux par le voyage d’études de M. Dulles et certains articles de Life ; enfin « l’invasion culturelle » symbolisée par le succès des Digests. Selon les inspirateurs de cette campagne insensée — mais qui se branche sur le sentiment spontané de larges masses, latines surtout —, les nations européennes seraient déjà réduites au rôle de simples « instruments de la grandeur américaine ».

Mais quel remède nous offre-t-on à cette situation humiliante ? Le statu quo ? L’éloquence indignée ? L’adoption de la ligne communiste ?

Le fait brutal, incontestable, c’est qu’aussi longtemps que nos pays resteront désunis et même rivaux, ils seront incapables de soutenir la concurrence américaine, incapables d’assurer leur défense, incapables enfin de retrouver, avec leur fierté légitime, leur indépendance réelle.

D’où vient, après tout, la puissance, non moins redoutée que sollicitée, des USA ? Leur nom même suffit à répondre : ils sont unis. Ils ont créé entre eux le « grand marché commun » qui est la condition nécessaire de toute existence autonome dans notre monde du xxe siècle.

On sait l’histoire de cette union. En 1787, les treize États qui venaient de se libérer de la tutelle britannique décidèrent que leur simple alliance confédérale devait être remplacée par une fédération. Un projet de Constitution fut voté par leurs délégués, réunis à Philadelphie. (Six nations de l’Europe viennent de voter un projet similaire, à Strasbourg le 10 mars 1953.) Il restait à le faire ratifier. L’opposition se montra violente. Dans quelques villes, le projet fut brûlé par la population en place publique. L’État de New York était le plus réticent. Il fut le dernier à se rallier au régime qui devait assurer son essor et sa longue primauté dans l’Union. C’est donc précisément dans la presse de New York que trois des rédacteurs de la Constitution, Hamilton, Jay et Madison, entreprirent au lendemain de Philadelphie de publier une longue série d’articles discutant le projet d’union et démontrant ses avantages. Ces écrits réunis sous un nom bientôt illustre : The Federalist, exercèrent une action décisive, ainsi que nul écolier américain ne peut aujourd’hui l’ignorer.

S’il fallait résumer en deux phrases le rôle et l’importance d’un tel écrit, je dirais que d’une part il a créé l’animation politique nécessaire à la vie de la Constitution, tandis que d’autre part il figurait le pendant libéral au Prince de Machiavel. Depuis un siècle et demi, les hommes d’État américains ont coutume de se référer aux maximes du Federalist comme à une sorte de jurisprudence des problèmes institutionnels.

Or, voici qu’au onzième chapitre de ce fameux texte de base de la grandeur américaine, je tombe sur un passage dont le lecteur va comprendre l’extrême importance :

Le monde peut être divisé politiquement, comme géographiquement, en quatre parties dont chacune a des intérêts distincts. L’Europe, pour le malheur des trois autres, les a toutes, à des degrés divers, soumises à son empire par ses armes et ses négociations, par la force et par la fraude. L’Afrique, l’Asie, l’Amérique sont successivement tombées sous sa domination. La supériorité que l’Europe a depuis si longtemps conservée l’a disposée à se regarder comme la maîtresse de l’Univers, et à croire le reste du genre humain créé pour son utilité. Des hommes, admirés comme de grands philosophes, ont positivement attribué à ses habitants une supériorité physique, et ont sérieusement assuré que tous les animaux, ainsi que la race humaine, dégénéraient en Amérique ; que les chiens même perdaient la faculté d’aboyer, après avoir respiré quelque temps dans notre atmosphère.

Les faits ont trop longtemps appuyé ces arrogantes prétentions des Européens. C’est à nous de relever l’honneur de la race humaine et d’enseigner la modération à ces frères trop sûrs d’eux-mêmes. L’Union nous en rendra capables. La désunion préparerait une nouvelle victime à leur triomphe. Que les Américains méprisent enfin d’être les instruments de la grandeur européenne ! que les treize États, réunis dans une étroite et indissoluble union, concourent à la formation d’un grand système américain qui soit au-dessus du contrôle de toute force ou de toute influence européenne, et qui leur permette de dicter les termes des relations entre l’Ancien et le Nouveau Monde.

Je vous laisse le soin de commenter le parallélisme qu’un tel texte suggère, et même impose à l’évidence, entre la situation de départ de l’Amérique et celle de notre Europe en formation. Regardons-nous dans ce miroir ! Nous y reconnaîtrons nos anxiétés, nos erreurs, mais aussi nos espoirs. (Et même les articles de Life, dans cette histoire de chiens qui n’aboient plus !) Dans la mesure où les mêmes causes sont susceptibles de reproduire les mêmes effets, cette page dicte à l’Europe une politique.