(1953) La Confédération helvétique « Introduction (par Lucien Febvre) » pp. 7-14

Introduction (par Lucien Febvre)

Révélation de la Suisse : j’intitulerais volontiers ainsi, pour ma part, le beau travail de M. Denis de Rougemont. Que de choses, et précieuses à savoir, il apprendra à la masse internationale des hommes qui, pour avoir traversé le Léman de Genève à Villeneuve, admiré le bleu étonnant du lac de Thoune, contemplé d’Interlaken la Jungfrau et peut-être suivi, à la lunette, la marche audacieuse et prudente sur les glaciers d’une caravane d’encordés — à la question : « Vous connaissez la Suisse ? » — peuvent répondre en conscience : « Bien sûr ! »

D’autant que, ce genre de connaissance se fait plus rare aujourd’hui qu’autrefois, au temps de ma jeunesse. La monnaie de ce pays alpestre ayant décidé une bonne fois de ne plus descendre dans les plaines basses où croupissent (avec d’autres) nos pauvres « francs français ». Ce qui rend naturellement inaccessible la Suisse à beaucoup de pèlerins possibles, obligés par « faute d’argent » de compter sérieusement ; or, parmi ces ignorants involontaires des terres et des lacs suisses, figurent beaucoup d’hommes capables, en se promenant, d’observer, de réfléchir et de comparer. Et quant aux vieilles gens qui, comme moi, pour des raisons de résidence, ont été de bonne heure attirés vers la Suisse — il y a frontière commune entre les Neuchâtelois, les Vaudois, les Genevois et ces Francs-Comtois que nos voisins appellent encore parfois « les Bourguignons » —, quant à ces vieilles gens qui ont pu s’initier, au cours de séjours répétés, à la vie d’un de ces beaux vals qui n’ont point eu que Jean-Jacques pour dévots ; quant à tous ceux qui ont gardé de ces fréquentations assez d’impression pour ne jamais saluer sans tendresse, du haut de la grande allée de tilleuls de Meudon, le buste fier de l’Helvétie sculpté par « leur » Gustave Courbet, en reconnaissance de l’hospitalité qu’après la Commune il reçut à la Tour de Peilz — ceux-là mêmes regrettent de ne pouvoir assez rafraîchir leurs souvenirs anciens ; ils s’étonnent parfois quand quelque course en Italie leur fait entrevoir, à travers une glace de wagon-restaurant, un Valais de plus en plus industrialisé juchant sur le sommet des plus petites mottes de cailloutis glaciaire une douzaine de pieds de vigne — ou les bords d’un Léman si envahi d’hôtels qu’ils noient sans remords sous un entassement de constructions disparates de petites villes comme Vevey, cette vigneronne du lac — hier encore si gentiment troussée dans son accoutrement rustique.

La Suisse de Denis de Rougemont n’a rien à voir avec ces souvenirs et ces paysages. C’est une Suisse grave, lucide et didactique. Une Suisse pour l’intelligence — car l’essai qu’on va lire fait merveilleusement comprendre ce que représente aujourd’hui, sur la palette des États, ce petit pays qui ne compte pas plus d’habitants, en tout, que le « Grand Paris » à lui seul : mais il joue cependant dans la vie européenne un rôle qui, tout discret qu’il soit, dépasse en importance, mille fois, ceux que portent à bout de bras des vedettes flamboyantes. Pourtant, pourtant, ce n’est point par dilettantisme (il serait périmé) que je regrette un peu (c’est du reste la seule chose qu’il me laisse à regretter) que l’Essai de Denis de Rougemont demeure trop constamment abstrait. Les paysages sont, eux aussi, des agents de l’histoire. Il semble que les Suisses aient pudeur d’en parler. Compartiments, oui. Et qui, souvent, assez malgracieusement, évoquent la prison : songeons aux pays rhétiques. Mais qui ne voit l’histoire de la Suisse que d’en bas, du creux, du fond même du compartiment, la voit mal. Car les bergers de bonne heure sont montés sur l’Alpe. D’où se voit, d’où se découvre un monde immense de pics, de sommets, de glaciers. Un mont tout blanc ou tout rose, au gré du soleil, mais dont l’appel muet fait battre le cœur, même des plus simples gens. Un monde immaculé qu’on ignore d’en bas ; mais si les gens de telle vallée close se sont de bonne heure unis, de proche en proche, aux gens de cette autre vallée — s’il s’est formé peu à peu un agrégat de compartiments clos qui s’est nommé la Suisse — c’est que les gens d’en bas étaient montés en haut. Pour le pâturage, pour la chasse, mais aussi pour le simple plaisir de monter. Et qu’arrivés au but, ils ont goûté l’ivresse des sommets, libéré en eux ces puissances héroïques que l’homme puise dans la nature, repu leurs yeux de merveilleux horizons, purs, libres et tangibles, dès qu’on dépasse les 2000 mètres ; et dit : « Ceci est à nous. Ceci sera Nous. »

Si proche de nous, cette Suisse : je veux dire de la France, de l’Italie, de l’Autriche, de l’Allemagne rhénane — et si différente cependant de tout ce que nous sommes les uns et les autres. Si vraiment originale en tout ; et d’abord, en son mode de formation.

La Suisse, c’est la boule de neige. Trois petits cantons qui se donnent la main. Et puis, une oscillation vers l’ouest — et quand la boule reprend son équilibre, elle s’est grossie de Lucerne. Une seconde oscillation, vers l’est cette fois, et c’est Glaris, c’est Saint-Gall, qui restent collés au flanc de la masse compacte. Quelques mouvements de bascule encore, et voilà finalement agglomérés les treize cantons. Qui n’ont pas à élever de monuments au « Rassembleur de la Terre helvétique », il n’en existe pas. Mais ils doivent un culte (et ils ne le nient point) aux trois anonymes du Grütli qui, la main dans la main, scellèrent le pacte initial de loyauté. Une des plus belles œuvres de l’homme par là même, cette confédération. Cherchez, d’instinct, la « famille royale » qui « fit la Suisse ». Vous ne trouverez même pas de familles qui en aient « fait » les cantons.

Mais l’esprit ? Liberté, démocratie : rien à ajouter aux fines analyses de l’instinctive, de la naturelle réaction de l’homme qui se sent défié — même pas, écrasé en silence, et méprisé par les colosses blancs qu’il ne cesse de voir se profiler à son horizon : « Non, vous ne m’aurez pas ; je suis l’esprit » — Du romantisme ? Je ne crois pas. N’existent-elles point, ces puissances héroïques qui naissent de la nature ? Et ne faut-il prêter au Suisse que les façons d’être et de sentir du Flamand des plaines, coupé de la mer par les grandes dunes et n’ayant d’horizon qu’en profondeur, ou si l’on veut qu’en hauteur — dans le ciel ? Le ciel des Flandres, la candeur immaculée des Alpes ; ce ne sont pas des inventions de littérateurs, ce sont des réalités qui nourrissent les hommes.

Et qui expliquent finalement pour partie, la genèse d’une des plus belles œuvres de l’homme européen : la Confédération suisse.

Au fond, telle qu’elle est devenue, la Suisse n’est pas loin d’être une nécessité. La détruire, la rayer de la carte des États ? Qui saurait, qui pourrait le faire ? Qui se sentirait l’estomac assez solide pour digérer tous ces pics, tous ces glaciers, tous ces lacs — avec les hommes qui les encadrent ? Des Allemands ? Mais que feraient-ils des Romands et du Tessin ? Des Italiens, mais comment mordraient-ils sur les Suisses alémaniques et romands ? Des Français, hypothèse grotesque et cependant, naturellement, ce serait l’hypothèse la moins folle, puisque Neuchâtel, Fribourg, Vaud et Genève où l’on parle français souderaient ainsi la Franche-Comté à la Savoie par-dessus le Léman. Mais sans aller plus loin, le Valais ? À qui le Valais ? Au-delà de Sion il est de langue germanique. On le couperait en deux ? Merci, mais les Valaisans donneraient à on quelque fil à retordre. Et le reste, à qui ? les 200 000 Suisses italiens ? et les 3 millions de Suisses alémaniques ? — on détruirait la Suisse ? Peut-être, mais sitôt l’opération terminée, la Suisse se reformerait. Ou plus exactement, la Confédération se reconstituerait comme elle s’est constituée : par le lien fédéral.

On va disant, avec un haussement d’épaule : « C’est un petit pays. Un État joujou, un timbre-poste ». Non. Réduite à la platitude ambiante et projetée dans les steppes de l’Eurasie — ce serait en effet, à leur image, un minuscule territoire. 270 kilomètres de Genève à Constance. À cent à l’heure, en terrain plat, sur une bonne piste, 3 heures de parcours. Mais je dis bien : réduite à la platitude. Compte non tenu de ces perpétuelles dénivellations qui vous transportent des 197 mètres de Locarno aux 4638 du pic Dufour. Et il n’y a pas de platitudes que géographiques. Tous les 30 à 40 kilomètres en moyenne on passe une frontière en Suisse — et on change d’État. Ne dites pas que c’est jouer sur les mots. On change de gendarmes et de policiers, d’écusson et d’étendard, de tribunaux et d’universités surtout. Il y en a sept actuellement — sept pour ces 4 millions d’hommes dispersés sur des 40 000 kilomètres carrés de collines et de montagnes ; sept absolument indépendantes l’une de l’autre, dépendant uniquement des autorités d’un canton — et émouvantes quand on pense à la somme de sacrifices que chacune d’elles représente, à l’effort que représente, pour un canton comme celui de Fribourg, la création et l’activité d’une université de style moderne, original et assez saisissant — n’oublions pas que Le Corbusier est Suisse — et ce que je dis de Fribourg, il faut le redire de toutes les autres, Bâle et Zurich, Berne, Lausanne, Genève… Et le peuple suisse tient à ce pluralisme universitaire, comme il tient à l’intégrité de ses langues ; il en reconnaissait trois en 1937, l’allemand, le français, l’italien ; au lieu de tendre à les réduire, il en a reconnu une nouvelle en 1938 ; le réto-roman, avec ses deux branches, le romanche de la haute vallée de Min — et le ladin de la haute vallée de l’Inn. De « question des langues » dans la Confédération, il n’y en a point, et jamais la majorité alémanique n’a pensé à faire disparaître, forte de ses trois millions de ressortissants, la langue française ni la langue italienne, ni même les patois réto-romans, au contraire. Tout cela empêche, ou devrait empêcher les ignorants de tous les pays de parler toujours de « la petite Suisse » avec un accent de supériorité comique. Développez et étalez sur un plan horizontal ses accidents verticaux, développez et étalez sur l’échelle commune des États d’Europe ses institutions cantonales ; vous avez autre chose que le « timbre-poste » dont vous vous gaussez. La plus vigoureuse des démonstrations dans sa simplicité, le plus fort des États dans son absence complète de centralisation. Ne cherchez pas la preuve dans des considérations théoriques. Dites-vous simplement qu’il a survécu, sans changement, aux deux premières guerres mondiales. Et qu’il y a eu, cependant, du mérite.

Faut-il ajouter un mot ? Pays de gens moyens, Denis de Rougemont ne se fait pas faute de le dire et de le répéter. Il est vrai, les Suisses ne se font pas remarquer. À telle enseigne qu’ils n’ont jamais intéressé les caricaturistes. Voyez la petite Belgique ; toute une armée de détracteurs (des Français surtout, et pas des moindres, de Baudelaire à Verlaine) s’est exercée sur elle. Avec âcreté parfois et injustice flagrante. Les Suisses ? Ils ne se sont même pas créé de Beulemans. Et personne n’a songé à faire d’eux des caricatures. Ils se sont caricaturés eux-mêmes, au temps de Töpffer. Et ce n’était pas méchant. Un peu niais simplement. Quelques gambades et grimaces de vieil enfant. — Pays de gens moyens, oui.

Mais quand ils réussissent à se dégager de leur canton — alors, pas de milieu, ils atteignent à l’universel. C’est ce que je disais tout à l’heure. Au fond, de son trou, l’homme de Dissentis, de Göschenen, de Viège — entre les hautes parois de sa prison. Mais s’il monte sur la montagne… Alors, cette ivresse des sommets. L’intuition de la grandeur. Et plus d’obstacle devant la pensée. Le Suisse s’appelle Jean-Jacques. Il s’appelle Germaine de Staël. Il s’appelle Burckhardt ou, dans un autre domaine, Karl Barth. Son canton — ou l’Europe.

Lucien Febvre.