(1977) Bulletin du Centre européen de la culture, articles (1951–1977) « Deux notes sur la souveraineté nationale (mai 1954) » pp. 33-36

Deux notes sur la souveraineté nationale (mai 1954)r

1. Peut-on fédérer des États souverains ?

Parmi les fédérations réussies, l’on peut citer la Suisse sans soulever d’objections. Tout le monde sait que son régime politique est l’un des plus stables du monde, depuis plus d’un siècle. Les partisans de l’Europe unie ne manquent pas de le citer en exemple. Mais combien savent comment ce modèle d’un système politique fédéral a pris naissance en 1848 ?

Jusqu’à cette date, la Suisse n’était qu’une alliance d’États souverains. Pendant des siècles, leur lien légal avait consisté dans une Diète, laquelle n’avait guère plus de pouvoirs que l’Assemblée consultative de Strasbourg. Composée d’ambassadeurs des cantons souverains, pourvus du droit de veto, cette Diète « n’avait en fait d’emprise sur les cantons que dans la mesure où elle se conformait à leurs volontés »8. La division des petits États, leur impuissance à adopter en temps utile une politique commune, expliquent la chute soudaine de l’ancienne confédération devant les armées de la Révolution française, en 1798. L’essai d’unification jacobine entrepris à ce moment-là sous le nom de « République helvétique une et indivisible » échoua rapidement, et Napoléon reconnaissant l’erreur commise, déclarait aux Suisses en 1802 : « La nature a fait votre État fédératif. Vouloir la vaincre ne peut pas être d’un homme sage. »

Entre les deux extrêmes de l’alliance d’États sans pouvoir central et de la totale unification, la Suisse chercha pendant près d’un demi-siècle un équilibre malaisé. Toute tentative de révision du Pacte fédéral, comme celle de 1832, se voyait repoussée à la fois par la gauche, qui lui reprochait son respect excessif des souverainetés cantonales, et par la droite, qui jugeait ces souverainetés dangereusement menacées9.

La solution qui s’imposa finalement au lendemain de la guerre civile dite du Sonderbund (1847) peut être qualifiée soit d’habile compromis, soit d’échappatoire, selon qu’on a le tempérament pragmatique ou doctrinaire. En fait, elle a tranquillement supprimé le problème de la souveraineté cantonale (ou nationale), et cela d’une manière qui me paraît pleine d’enseignements pour l’Europe d’aujourd’hui.

Loin d’exiger des cantons une renonciation à leur souveraineté, la Constitution suisse de 1848 garantit expressément cette souveraineté, en même temps qu’elle la limite, ou plutôt qu’elle en délègue partiellement l’exercice au Pouvoir fédéral.

Voici les textes :

Article 1. — Les peuples des vingt-deux cantons souverains de la Suisse, unis par la présente alliance… forment dans leur ensemble la Confédération suisse.

Article 3. — Les cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par la Constitution fédérale, et comme tels, ils exercent tous les droits qui ne sont pas délégués au Pouvoir fédéral.

Article 5. — La Confédération garantit aux cantons leur territoire, la souveraineté dans les limites fixées par l’article 3, leurs constitutions, la liberté et les droits du peuple… (etc.)

On se demande quelles grandes et nouvelles raisons s’opposeraient aujourd’hui à l’adoption d’articles semblables par les Constituants de l’Europe fédérée. On n’en voit pas qu’il soit aisé d’avouer et de défendre sérieusement.

2. Abandonner ou recouvrer la souveraineté ?

Est-il vrai que nos souverainetés doivent être abandonnées, si l’on veut faire l’Europe ? Est-il vrai qu’il y ait là un obstacle à l’union ? Ces souverainetés ont-elles quelque réalité et consistance, en dehors des débats où elles figurent comme prétexte à refuser les évidences européennes ? Voyons le concret.

La souveraineté nationale n’est exercée en fait que par l’État. M. van Kleffens l’a définie comme « la faculté, pour un État, d’agir à sa guise, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, dans les limites posées par le droit applicable à chaque domaine ». Or on ne voit plus aucun État européen qui ait conservé la faculté d’agir à sa guise à l’extérieur, c’est-à-dire qui soit capable de déclarer la guerre ou de conclure la paix comme il l’entend, d’assurer sa prospérité sans plus dépendre de l’étranger, de se défendre plus de quelques heures contre les Russes ou les Américains : bref, de se conduire en pirate ou de vivre en vase clos. Ces limites décisives à la souveraineté ne sont plus posées par le droit, mais par d’implacables circonstances techniques, économiques et politiques. Il en résulte que la souveraineté nationale n’a plus guère d’autre existence que psychologique. Où la voit-on à l’œuvre ? Non pas dans les faits mais dans les discours des députés adversaires de la CED. Elle atteint son degré de virulence extrême dans les centaines de lettres cravachantes qu’envoient aux rédactions des colonels en retraite. Refoulée du domaine des forces réelles et des pouvoirs concrets, elle est devenue le réceptacle où se recueillent pêle-mêle nostalgies de gloires passées, orgueils déçus, rancunes et préjugés hérités d’une Histoire faussée par l’école, agressivité frustrée, et surtout angoisse de perdre son identité. Elle a donc pris les caractères cliniques d’un complexe. D’où la difficulté, pour ceux qui en sont victimes, de s’adapter aux réalités changeantes du siècle, et même de les apercevoir. D’où la prise qu’ils offrent aux manœuvres les plus grossières du communisme, jouant sur leur affectivité inquiète comme Iago sur la jalousie d’Othello. D’où enfin, l’extrême confusion et les éclats de passion saugrenus qui caractérisent les polémiques sur la souveraineté nationale.

Lors des débats de la table ronde de l’Europe, à Rome, deux arguments m’ont frappé, comme étant propres à éduquer le sens européen de notre opinion publique. Le premier fut apporté par notre ami Ernst Friedlaender : « Il faut dire franchement à nos nations qu’elles ne pourront sauver leur individualité qu’en sacrifiant leur souveraineté fictive. » (Étant entendu que l’accent porte sur fictive.) C’est ainsi que l’on doit rassurer ceux qui tremblent, disent-ils, de voir leur patrie « se perdre dans la masse informe d’une Europe unie ».

Le second argument est dû à M. Cotsaridas, publiciste grec :

Dans les domaines militaire, économique et politique, les organisations internationales existantes (telles que l’OTAN) prennent aujourd’hui les décisions principales et le peuple n’a sur elles aucun contrôle. Au contraire, les organisations supranationales (les autorités fédérales prévues pour l’Europe) rétabliront en fait la souveraineté du peuple, car le peuple sera associé à leur gestion. Il importe d’expliquer cela aux masses, car ainsi sera dissipée la crainte que suscite la perte de la souveraineté nationale.

Il n’est donc pas exact que nos nations, en vue de s’unir, doivent sacrifier ce qui subsiste de leur souveraineté nominale. Quant à l’essentiel de cette souveraineté, elles l’ont perdu, et sans retour. À la question : pourquoi l’Europe unie ? Il nous faut donc répondre maintenant : pour que l’Europe recouvre, entre les grands empires, une souveraineté qui échappe à ses nations.