(1977) Bulletin du Centre européen de la culture, articles (1951–1977) « Éducation européenne (octobre-novembre 1954) » pp. 1-4

Éducation européenne (octobre-novembre 1954)s

Rien n’est perdu, tout reste à faire

Deux événements politiques ont absorbé l’attention des Européens et des militants de l’Europe unie depuis l’été dernier : l’abandon du projet de CED et les accords de Londres.

Londres a réalisé dans l’euphorie ce que la CED était accusée à tort de préparer ; ce qu’elle avait pour objet principal de prévenir ; ce qui enfin devenait fatal dès l’instant qu’on la rejetait, sous prétexte de rejeter ce qu’elle seule pouvait empêcher.

Le moyen de décrire plus simplement ce vertige de contradictions ? Il y faudrait une parabole. En voici une.

Il y avait une fois des députés. Ils étaient très effrayés par une maladie dont ils craignaient la contagion, et qu’ils nommaient réarmement allemand. On leur proposa un vaccin. Ayant remarqué que le nom de ce vaccin évoquait le nom de la maladie, comme il arrive en général, ils votèrent contre le remède. Aussitôt le mal se déclara. Mais pour quelque raison mystérieuse, ils en parurent soulagés.

Laissant aux historiens futurs le soin de tirer les conclusions de ce pataquès exemplaire, nous nous bornons ici à relever deux faits :

— Le rejet de la CED ne met pas fin à la construction européenne, comme on l’a répété bien à tort ; il montre simplement qu’une partie d’un Parlement (devenue majorité grâce à l’appui des communistes) n’a pas encore senti la nécessité historique de cette construction — nécessité qui demeure intacte après leur vote.

— En revanche, il est douteux que les accords de Londres représentent « un premier pas vers l’intégration européenne », comme on l’a dit à Washington, puisqu’ils renoncent à affirmer le principe supranational.

En résumé : rien n’est perdu, mais rien n’est fait.

Et tout ce qui vient de se passer prouve une fois de plus que l’éducation européenne des peuples, de leurs cadres et de leurs élites, reste à faire.

Deux illusions des « Européistes »

Les partisans de l’Europe unie ont péché depuis quelques années — et non seulement dans l’affaire de la CED — par complaisance à une double illusion : ils ont cru que le travail éducatif en profondeur, lent par nature, représenterait une perte de temps ; et ils ont cru que la propagande pour l’idée européenne était faite.

Examinons les réalités que cachaient ces deux illusions.

I. À un moment ou à un autre, nous avons tous été tentés de penser qu’on ne pouvait réussir l’union que par une série de mesures « concrètes », telles que l’OECE, la CECA, la CED, qu’on espérait faire adopter l’une après l’autre par les parlements. On n’a pas cherché à produire sur l’opinion publique le choc révolutionnaire qu’eût représenté l’exigence immédiate d’une fédération politique. C’était pratiquement se rallier à la méthode britannique, dite « fonctionnelle », méthode du step by step, du petit à petit l’oiseau fait son nid10, méthode qui évite d’agiter « inutilement » les esprits et les passions, et qui préfère l’action diplomatique ou les combinaisons de coulisses parlementaires.

Cette méthode a réussi (OECE, CECA) jusqu’au jour où les adversaires de l’union ont déclenché leur propagande massive. Eux n’ont pas hésité un instant à agiter les passions : ils ont gagné contre la CED.

Où était l’illusion dans tout cela ? Nous pouvons le voir aujourd’hui : elle consistait à croire qu’il est plus facile de faire l’Europe par pièces et morceaux que de la faire dans un seul élan fédérateur ; qu’il est plus facile de tourner les obstacles que de les attaquer là où ils sont : dans les routines de l’esprit nationaliste, autant et plus que dans les intérêts particuliers. Or cette attaque eût impliqué une campagne éducative en profondeur, que l’on a négligé de mener — ou que l’on n’a pas sérieusement soutenue.

II. Les mouvements de militants européens ont été surpris par l’échec de la CED. En effet, cet échec a résulté du fait qu’on laissait le public dans l’ignorance de la vraie situation européenne, des vrais buts du traité, du traité lui-même, et des conséquences de son rejet. Or les militants européens croyaient avoir expliqué tout cela à l’opinion et aux parlementaires. Illusion profonde, comme on va le voir, mais qui s’explique.

Une enquête menée par le CEC au mois de septembre a donné les résultats suivants : le nombre des brochures, tracts, petits livres de propagande ou d’information européenne publiés depuis 1947 dans les 16 pays du CE et en Suisse, s’élève à 491. Leur tirage total a légèrement dépassé 3 millions d’exemplaires. Cela paraît considérable quand on est assis dans le bureau central d’un mouvement, devant près de cinq-cents brochures de titres différents. En fait, cela représente en moyenne 400 exemplaires de chaque brochure distribués dans chaque pays. Une goutte d’eau dans la mer. Comment s’étonner après cela de l’ignorance presque totale où sont restés nos peuples et leurs élites, devant le problème européen ?

Notre programme

Si l’on a fait si peu pour éduquer et pour influencer l’opinion, c’est donc d’une part que l’on s’imaginait avoir fait le nécessaire, d’autre part que l’on ne jugeait pas utile et surtout pas urgent de faire beaucoup plus.

Exemple : le CEC voulait et aurait dû faire beaucoup plus. Les moyens matériels lui manquaient, et il est significatif qu’il ait fallu tant de temps pour qu’il obtienne les premières promesses d’un financement régulier.

Il est clair que la tâche d’un organisme culturel comme le Centre n’est pas de suppléer à la carence d’une véritable propagande européenne. Tout au plus peut-il en étudier et formuler les thèmes les plus efficaces. Mais avant toute propagande massive, une préparation des esprits en profondeur reste indispensable. Du côté nationaliste, cette préparation se trouve faite, depuis un siècle, et notamment par les manuels d’histoire : l’anti-Europe a joué là-dessus. De notre côté, tout reste à faire, ou presque…

Et maintenant, comment aller plus loin, avec force et confiance, et sans plus de délais ?

Nos lecteurs trouveront dans les pages qui suivent de ce bulletin l’annonce de nouvelles activités ou créations par lesquelles le Centre espère donner à cette question un sérieux commencement de réponse. Ces activités nouvelles, telles que la Fondation européenne et « Liens avec l’Europe », tout comme les activités déjà connues, peuvent toutes être rangées sous la rubrique générale d’éducation européenne. Chacune d’elles constitue un des éléments d’un véritable plan d’action sur les esprits. Elles s’efforcent aussi de créer les public relations qui ont manqué jusqu’ici à l’entreprise Europe unie.

Je sais bien ce que beaucoup vont penser, car j’entends déjà ce qu’ils me disent : « Tout cela est très joli. Tout cela ne fera certes aucun mal, fera même du bien dans l’ensemble — si vous réussissez — mais voyez-vous, ce qu’il nous faut, c’est de l’action ! » Et l’on entend ou sous-entend par là : de l’action politique, bien sûr. L’une des faiblesses les plus graves de l’Occident contemporain se révèle ici.

Comment s’imagine-t-on l’action en général ? Comme ce qui produit une nouvelle en gros titres dans les journaux : chute d’un ministère ou d’une monnaie, ratification d’un traité, émeute, discours « retentissant », décision d’un parti, voyage d’un homme d’État, triomphe des Verts ou des Bleus aux élections.

Cette conception courante de l’action est celle des hommes qui n’agissent pas eux-mêmes, ou qui n’ont pas assez réfléchi sur la nature des forces historiques.

Une révolution est l’aboutissement d’une série d’actions d’abord morales, intellectuelles et spirituelles, puis économiques et sociales, qui par nature restent invisibles à l’œil des agences de presse, mais sans lesquelles rien ne se ferait. L’Europe unie est une révolution. Elle doit passer par tous les stades préparatoires des révolutions réussies.

L’ambition du Centre est d’agir. Il a pris au sérieux l’action européenne. Il voit qu’elle commence dans les cours, qu’elle se poursuit dans les esprits, et qu’elle n’éclatera dans les faits qu’au jour où tout sera mûr pour sa naissance.

Préparer cette maturation ; créer ses conditions là où elles n’existent pas ; les favoriser partout où elles apparaissent : voilà qui définit notre programme.