(1982) Journal de Genève, articles (1926–1982) « Pour un désarmement moral (19 juillet 1955) » p. 1

Pour un désarmement moral (19 juillet 1955)t

Comment ne pas voir que les thèses officielles, présentées par les Russes avant Genève, sont en opposition fondamentale avec celles de nos communistes occidentaux et des neutralistes qui les suivent ? En proposant un système de sécurité européenne, Moscou reconnaît implicitement la nécessité de notre union, dénoncée par les communistes comme une idée américaine. En affirmant le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres, Moscou désavoue implicitement les partis qui agissent à son service dans nos pays. En insistant enfin sur l’importance vitale d’une reprise des échanges culturels, Moscou réintroduit implicitement la possibilité d’une libre discussion. Or celle-ci serait ruineuse pour le principe qui a fait la force principale du stalinisme dans l’intelligentsia européenne : l’autorité sans discussion.

Telles étant les implications de l’offre russe, il appartient aux hommes d’État de l’Occident de les transformer en engagements concrets. Se demander si les Russes sont sincères serait bien vain : il faut absolument les prendre au mot. Ils proposent en effet trois principes qui n’ont jamais cessé d’être les nôtres. Nous sommes d’accord. Nous partons de là. Voyons maintenant les conditions précises de la mise en pratique de ces principes.

Prendre au sérieux l’offre russe de sécurité occidentale, c’est demander et obtenir le rattachement des pays de l’Est à quelque forme d’union occidentale. On ne voit pas ce qui empêcherait les 435 millions d’Européens ainsi réunis de se déclarer neutres, à partir du moment où ils disposeraient de l’armée commune sans laquelle toute neutralité reste illusoire. L’Amérique n’aurait rien à y perdre, la Russie se verrait rassurée, l’Europe serait faite et la paix avec elle.

Prendre au sérieux le principe de la non-ingérence, c’est par exemple décider que les partis communistes de l’Occident vont vivre de leurs seules ressources : on m’entendra.

Enfin, prendre au sérieux les relations culturelles, c’est accepter la libre discussion, le libre échange des hommes, des œuvres et des idées. Et voilà qui n’a l’air de rien, mais qui équivaut en fait à lever le rideau de fer.

Je pars de là. Je ne suis qu’un écrivain. Rien ne m’oblige aux prudences des hommes d’État, on vient de le voir. Les relations culturelles, à mes yeux, sont la condition préalable à toute entente sérieuse dans les autres domaines, politiques ou économiques. Car ce sont elles seules qui permettent l’élaboration de l’instrument sans lequel il n’est point d’entente entre les hommes, je veux dire un langage commun.

On a reconnu l’expression qui revient par deux fois, fortement soulignée, dans la déclaration que M. Boulganine fit à Moscou la semaine dernière, au moment de s’envoler pour franchir le Rideau — ce mur du son de la politique contemporaine. Précisons notre image : quand un pilote passe le mur du son, il entre dans une zone de silence. Mais quand un homme d’État soviétique passe le Rideau, c’est pour entrer dans la zone où l’on parle. Toute l’attitude des Russes à Genève peut se résumer en un seul mot : causons ! D’où l’accent mis sur le langage commun.

Il existe en fait deux moyens d’instaurer un langage commun.

Le premier est la force brutale : c’est le vainqueur qui impose à tous le sens des mots qu’il juge convenable. On se rappelle qu’au moment où l’armée rouge tentait d’envahir la petite Finlande, M. Molotov déclara que cette dernière était le véritable agresseur, « les événements ayant donné au terme d’agression un contenu historique nouveau ». La franchise même de cette explication scandalisa : elle aurait dû, plutôt, donner à réfléchir. Le ministre russe s’exprimait en effet dans un langage tout naturel pour quiconque est imbu de la croyance marxiste au mouvement fatal de l’Histoire. Le malentendu avec l’Occident — qui se traduisait alors par une ingérence qualifiée dans les affaires d’un autre pays — provenait ainsi d’une théorie, donc d’un fait de culture ; mais comme il n’était pas question d’en discuter, ce fut la force qui trancha.

Le second moyen d’instaurer un langage commun, c’est le dialogue. Or un dialogue réel suppose deux conditions. Il suppose tout d’abord, chez les deux partenaires, la conviction et le désir de convaincre — sinon le dialogue n’aurait pas d’intérêt ni de raison d’être. Mais il suppose aussi le respect de l’autre et le désir de le comprendre, la faculté de se mettre à sa place et de remettre en question, fût-ce par simple hypothèse, ses propres préjugés et attitudes, en vue d’une recherche commune — autrement l’on n’aurait qu’une suite de monologues.

Or ces deux conditions du dialogue viennent d’être acceptées sans réserve par la déclaration de Boulganine — et cela pour la première fois depuis la naissance du conflit qui oppose le bolchévisme à l’Occident. Je cite : D’aucuns estiment que le capitalisme est meilleur que le socialisme. Nous sommes convaincus du contraire. Cette discussion ne peut être réglée par la force. Que chacun prouve la justesse de sa cause dans une compétition pacifique.

Une compétition pacifique entre hommes également convaincus : si cette offre est aussi valable pour d’autres sujets de débats, plus actuels et moins rebattus que celui qu’on vient de mentionner, nous ne saurions demander rien de plus ; nous sommes prêts à « causer » dès demain. (Je le dis au nom de la grande majorité des intellectuels de l’Europe, et des plus attachés à la cause de l’union fédérale de nos peuples !) Parlons et dialoguons, non pas dans des congrès où s’affrontent les démagogies, mais par groupes de professionnels ; parlons d’histoire, d’arts et de science, d’éducation, et de culture en général. Échangeons nos revues et nos livres, nos points de vue et leurs défenseurs. Allons voir ce qui se fait chez l’autre, ce qu’il dit et comment il le sent ; et que l’autre en fasse autant chez nous. Circulons. Questionnons. Causons !

Certains penseront que nous sommes trop faibles sur nos positions trop variées d’Occidentaux chrétiens ou humanistes, pour affronter la « redoutable dialectique » du partenaire : ce n’est pas à ceux qui croient cela que les Russes demanderont à parler ! Les contempteurs de l’Occident, douteurs chroniques ou neutralistes de l’esprit ne peuvent rien apprendre aux hommes de l’Est : ceux-ci n’enverront pas non plus leurs opposants…

D’autres craindront que la culture du voisin soit au contraire son cheval de Troie. Mais il s’agit d’échanges réels dans les deux sens, ou je n’ai rien dit. Si chacun mène chez l’autre un cheval de Troie et qu’il en organise, en place publique, la visite officielle et gratuite, l’arme secrète des Achéens devient un pavillon d’exposition. On ne court plus que le risque normal d’une « compétition pacifique ». Il est temps de courir le risque de la paix !

Soyons francs : tout cela repose sur l’hypothèse d’un changement d’attitude des Russes. Il se peut que les nombreux témoignages qu’ils en donnent depuis quelques mois soient plus clairs et certains que la conscience qu’ils en ont. Le Père des peuples est mort, qui tenait tout ensemble. Le chef du MVD l’a suivi dans la tombe. Et le Kremlin subit ce qu’on nomme la détente, mot qu’il faut prendre ici dans son sens littéral : un ressort est détendu, la pression tombe. Les effets d’un pareil changement peuvent être lents à se manifester dans l’énorme psyché collective soviétique. Celle-ci cherche avant tout non point la liberté, qu’elle redoute, mais la sécurité. À l’intérieur, elle ne trouve que problèmes. À l’extérieur, elle voit quelques hommes forts : un Tito, un Adenauer. C’est vers eux que s’en vont ceux qui parlent pour les Russes — comme aujourd’hui Joukov va vers Eisenhower. Et ils viendront demain vers une Europe unie, parce qu’une Europe unie sera forte et rassurante.