(1977) Bulletin du Centre européen de la culture, articles (1951–1977) « Former des Européens (avril-mai 1956) » pp. 32-41

Former des Européens (avril-mai 1956)aj

Existe-t-il une conception spécifiquement européenne de l’éducation ?

La question n’est nullement « académique ». Car s’il existe une telle conception spécifique, on voit tout de suite qu’elle devrait nous servir de guide dans l’entreprise fédéraliste.

Faire l’Europe, c’est d’abord faire des Européens : or on ne fera pas de vrais Européens sans choisir des moyens convenables à cette fin : c’est dire que la méthode d’éducation doit être elle-même « européenne ». Précisons cela par une rapide comparaison portant sur les buts généraux de diverses formes d’éducation au cours des âges.

Éduquer l’homme, dans tous les temps et dans toutes les cultures connues, a toujours consisté en deux efforts conjoints :

1. transmettre les connaissances acquises par une société déterminée ;

2. former moralement et socialement les jeunes individus.

Dans les sociétés « traditionnelles », régies par le sacré, la transmission des connaissances prend régulièrement la forme d’une initiation (au sens religieux ou magique), tandis que la formation morale se confond avec un dressage de l’individu.

En Europe, et surtout depuis la Renaissance et la Réforme, l’initiation aux mystères, aux rites, au sacré social, tend à disparaître ; elle est remplacée par une instruction autant que possible neutre, c’est-à-dire par la communication — plus ou moins autoritaire — de connaissances spéciales, étiquetées et séparées avec soin : grammaire, arithmétique, histoire, sciences, etc. Cette communication ne vise pas à initier l’individu à des mystères en tant que tels, mais au contraire à éliminer le mystère. Au lieu d’inspirer au jeune disciple un respect religieux des rites qui sont censés gouverner le réel (par exemple : rendre la terre et la femme fécondes, les dieux et les morts favorables), on cherche à donner à l’élève les moyens intellectuels de se débrouiller dans la société, et l’on développe en lui un sens critique qui lui permettra de mettre en question les « résultats » mêmes qu’on lui a fait apprendre. Au lieu de croyances indiscutables et sacrées, on lui donne donc à la fois un savoir présenté comme objectif ou scientifique, et le goût d’en discuter, donc de le mettre en doute.

De même, au dressage des individus, l’Europe moderne substituera de plus en plus la promotion de l’autonomie personnelle. Le dressage consistait dans ce que l’on pourrait appeler un conditionnement des réflexes. Il s’agissait de forcer l’individu à imiter exactement les conduites prescrites par le sacré religieux et social. (Équivalent dans notre xxe siècle : le drill militaire.) Mais la préparation à l’autonomie personnelle va dans le sens contraire. À l’extrême, elle tend à libérer l’individu des conformismes, pour le mettre en mesure de réaliser sa vocation unique. Au lieu de le forcer à devenir comme les autres, on l’aide à devenir « lui-même ». Au lieu de le diriger dès sa naissance dans la voie tracée par ses astres et par les règles de sa caste, on le prépare à courir son aventure. Au lieu d’initiation, on parle d’initiative.

En résumé : à ce qu’on pourrait appeler l’in-ducation des sociétés traditionnelles, l’Europe tend donc à opposer l’é-ducation (de e-ducere, « conduire dehors, conduire au-delà »), c’est-à-dire la formation des personnes autonomes.

Un exemple très simple concrétisera tout cela. On connaît le rôle de la danse dans la culture hindoue traditionnelle. Danser, pour un hindou, c’est « s’inscrire dans le jeu circulaire de la terre et des astres » (Nyota Inyoka). C’est reproduire sans faute, de la manière prescrite, à l’extrême de la précision, les gestes rituels symbolisant l’action d’un dieu. Toute variation individuelle, trahissant le tempérament ou la personnalité du danseur, devient alors erreur ou impiété : elle frappe de nullité le rite. En Europe, au contraire, il est courant que le maître écrive au bas d’une rédaction qu’il veut louer : « Bon travail, idées originales et style personnel. »

Enfin, un troisième caractère spécifiquement européen de l’éducation réside dans notre volonté d’étendre à tous les hommes, sans distinction de classe, de race, de rang, de tradition, de profession ou de croyance familiale, ce que nous appelons « les bienfaits de l’instruction » rendue publique, gratuite et obligatoire. Dans toutes les autres civilisations, la transmission de ces connaissances se trouvait comme filtrée par un réseau de règles prescrivant des traitements différents selon la caste, la profession, le degré d’initiation, etc. Chez nous, plus aucune précaution, plus aucune différenciation de principe : la manne d’un savoir neutre, objectif, détaché de tout contexte religieux, de tout prestige sacré, est distribuée à n’importe qui, sans autres graduations que celles qu’impose l’âge de l’élève. Le fait que, malgré tout, certaines études demeurent encore difficilement accessibles à des élèves pauvres, se voit dénoncé comme antidémocratique.

Peut-on ramener tous ces contrastes à celui qui oppose, d’une manière globale, les sociétés fondées sur le respect de la caste et notre société ouverte aux luttes quotidiennes de la concurrence ? Ou plus généralement encore, au contraste entre les collectivismes (sacré, magique ou totalitaire) et l’individualisme ? Oui sans doute, mais à condition de ne jamais perdre de vue le fait que ces tendances contraires coexistent en Europe depuis des siècles, et n’ont jamais cessé de s’y combattre avec des succès alternés, la première dominant au Moyen Âge, la seconde gagnant sans cesse en vigueur et prestige du xvie au xixe siècle, pour se voir de nouveau refoulée, dans les pays totalitaires, au xxe siècle.

L’équilibre en tension des deux tendances — l’autoritaire et la libertaire — n’est peut-être qu’un idéal, mais il n’en demeure pas moins l’idéal directeur d’une éducation méritant d’être nommée européenne. Sera « bon Européen » l’homme qui aura su réaliser cet équilibre, et bon éducateur, celui qui ne cessera d’y tendre.

Deux extrêmes, et comment ils se rejoignent : USA et URSS

Dans les prolongements de l’Europe à l’est et à l’extrême ouest, nous voyons ces tendances — entremêlées et « composées » chez nous — se dissocier, s’analyser, puis se reformer synthétiquement chacune de son côté, et finalement s’exagérer jusqu’à la caricature de ce qu’elles étaient en Europe.

Aux USA, le souci du respect de l’individu triomphe dans l’enseignement, au point d’y provoquer une crise aiguë, que les observateurs étrangers ne sont pas les seuls ni les premiers à détecter. Un nombre croissant d’Américains, témoins ou victimes du système, le dénoncent sans pitié par le livre et le film27. (Signe, d’ailleurs, qu’une réaction s’amorce !)

La crainte de « créer des complexes » paralyse le maître et ruine la discipline. La crainte d’imposer un effort intellectuel excessif aboutit à ne plus rien imposer du tout. Si un élève déclare qu’il n’a pas envie de faire de l’arithmétique ce matin (et qui en a jamais envie ?) on lui répond en souriant qu’il n’a qu’à faire autre chose. Les méthodes nouvelles d’enseignement tendent régulièrement à économiser pour l’élève l’effort de l’intelligence, de la mémoire et de l’attention. Elles ont formé une génération d’enfants que plus rien ne tient en respect, qu’aucune loi ni règlement n’effraye plus… L’École est devenue leur jouet, et ils ne peuvent comprendre qu’un maître les empêche de jouer avec lui comme il leur plaît… L’idée générale est la suivante : si un texte est trop difficile, qu’on en choisisse un plus facile, un plus « moderne »… Le caractère d’imprimerie devient toujours plus gros, les images plus nombreuses, et l’on peut craindre qu’à la fin elles ne remplacent complètement les mots. Le langage subit une dégradation analogue. Les nuances de pensée tendent à disparaître avec les mots qui les traduisaient… Le niveau éducatif s’abaisse jusqu’au plus bas commun dénominateur, et voici l’ironie : personne n’en tire bénéfice, même pas l’élève le plus ignare, car il voit son ignorance acceptée comme la norme ! Quant aux plus intelligents, ils trouvent de moins en moins d’incitations à se surpasser (challenge) dans l’enseignement qu’on leur offre. Ces lignes sont extraites du livre qu’une institutrice écœurée vient de publier aux États-Unis28. Le diagnostic qu’elle porte, et que vingt auteurs confirment, pourrait être résumé de la sorte : on pousse le respect de l’individualité enfantine jusqu’au refus de la former. Mais précisons : si la formation intellectuelle qu’elle offre est de plus en plus médiocre, l’école américaine n’en prétend pas moins préparer des « personnalités complètes et socialement adaptées ». Elle se substitue presque totalement à la famille, prenant l’enfant dès 3 ou 4 ans (nursery schools), ou au plus tard dès 5 ans (Kindergarten), pour le garder jusqu’à 18 ans, et cela non seulement pendant les leçons mais par le moyen d’innombrables activités « sociales » qui absorbent les heures libres après la classe. Résultat global : baisse du niveau intellectuel, nivellement aux dépens des meilleurs, et toute-puissance des « modes » sociales sur la jeunesse. Le respect excessif de l’individu, la crainte de le déformer en le formant par des disciplines exigeantes, aboutit à un conformisme tyrannique, dont souffre en premier lieu l’élite virtuelle.

À l’autre extrême, prenons le cas de l’URSS, dont la doctrine d’État, marxiste d’étiquette, bien qu’en réalité technocratique, entend éliminer tout individualisme et ne respecter que les droits de la collectivité. Le trait distinctif est ici la spécialisation dirigée par l’État. L’élève qui a réussi ses épreuves de sortie (après dix ans d’école) peut entrer dans un des 800 instituts techniques existant en URSS (pour 33 universités seulement). L’éducation technique se divise en cinq branches principales, qui se subdivisent en 24 sous-branches, comprenant 295 spécialités et 510 sous-spécialisations. Le plan d’étude est rigoureusement prescrit pour chaque spécialité : l’élève n’a aucun droit d’option et il n’existe pas de cours facultatifs, ni de cours de culture générale (studium generale), à moins qu’on ne qualifie ainsi les cours de science politique, c’est-à-dire de marxisme-léninisme et de propagande du Parti, qui n’occupent que 6 % des études, 27 % étant consacrés aux sciences et 67 % à la spécialisation. Quelques jours après ses examens finaux, l’étudiant se voit assigner par l’État un poste de travail pratique, et ce stage dure au moins trois ans. Après quoi, quelques-uns des meilleurs sont autorisés à poursuivre des études supérieures et à préparer un doctorat. Au cours des dernières vingt-cinq années, trois sur quatre des candidats ont été dirigés vers un doctorat en sciences29.

Ce sont ainsi les besoins du Plan, c’est-à-dire les besoins de la collectivité interprétés par le Parti et son État, qui déterminent l’éducation, ou pour mieux dire, le dressage utilitaire de l’individu. Nous sommes ici aux antipodes de la pratique américaine. À l’excès de liberté dans le choix s’oppose l’absence totale de choix pour l’individu. Au respect de la personnalité enfantine ou juvénile poussé jusqu’à l’évanouissement de la discipline (intellectuelle ou morale) s’opposent le mépris absolu des goûts individuels et le triomphe absolu du conditionnement social dirigé par l’État. Et cependant le système américain, lui aussi, livre finalement l’élève à une sorte de conditionnement social, non dirigé bien sûr, capricieux comme la mode, mais comme elle, contraignante pour l’esprit.

La voie européenne

Ces deux repères extrêmes une fois posés, il nous est plus facile de définir ce qu’est la voie européenne. Pourquoi sommes-nous choqués par les excès américain et soviétique ? Pourquoi les ressentons-nous comme des excès ? Sinon parce que le sentiment demeure en nous, exigeant et actif, d’un équilibre nécessaire, d’une voie médiane, ou comme il me paraît préférable de dire : d’une mise en tension permanente, d’une composition vivante des deux tendances : respect de l’individu, volonté de le former.

Respecter l’individu, c’est voir en lui la personne qu’il peut devenir s’il découvre sa vocation et reçoit les moyens de l’accomplir. Le former, c’est lui communiquer, par le moyen de disciplines souples mais fermes, le sens de la communauté (culturelle, politique et sociale) au sein de laquelle sa vocation s’exercera. Trop de liberté sans effort, trop d’effort imposé sans liberté : les deux excès conduisent à des résultats analogues, qui sont le déclin du sens critique, la non-résistance aux modes ou aux règlementations sociales, la médiocrité du niveau culturel, et la stérilisation des élites futures. L’idéal directeur d’une éducation spécifiquement européenne apparaît alors bien clairement : il est de former et promouvoir des hommes à la fois libres et responsables, c’est-à-dire conscients à la fois de ce qu’ils se doivent en tant qu’individus à la recherche de leur vocation, et de ce qu’ils doivent à la communauté dans laquelle ils se trouvent engagés. C’est ce type d’homme en équilibre dynamique qui mérite le nom de personne, et qui reste le but de toute éducation non seulement en Europe mais pour l’Europe.

Former des responsables

Pour former cet homme libre et responsable, il ne suffirait pas de juxtaposer une éducation libre et un dressage autoritaire, ni de les faire alterner, ni de commencer par l’une et de continuer par l’autre, ni même d’essayer de les mélanger ou combiner à la faveur d’un savant dosage. Car un homme qui ne serait préparé qu’à la liberté, sans responsabilité, ne serait pas vraiment libre ; et un homme qui n’aurait subi qu’un dressage, sans liberté de choix, ne deviendrait pas, pour autant, un citoyen responsable. Liberté et responsabilité ne peuvent être vraies et réelles qu’ensemble. Elles ne s’actualisent que l’une par l’autre et dans leur existence simultanée ; et plus on veut les opposer, plus on les dénature et les rend illusoires. Il en résulte que toute éducation pour la liberté manquera son but si elle n’est pas en même temps et du même mouvement une éducation du sens de la responsabilité.

Ceci posé, il faut bien constater que, pratiquement, la société occidentale du xxe siècle semble offrir au jeune homme plus de liberté que d’occasions d’exercer ses responsabilités. Nous dirons donc, pour rester dans le concret, que le problème le plus urgent de l’époque est de former des responsables. (Tout en gardant bien dans l’esprit que cette formation ne peut réussir que dans la mesure où elle vise en même temps à rendre libre.)

L’individu se sent perdu dans le monde moderne

Le grand obstacle à l’exercice des responsabilités civiques, sociales, politiques, etc., réside au xxe siècle dans le fait bien connu que le monde où nous vivons paraît trop vaste pour nos prises et trop complexe pour notre jugement. L’individu se sent perdu dans la société actuelle. Il n’arrive plus à s’y retrouver. Il ne voit plus où il pourrait agir avec quelques chances de succès. Il se juge trop petit devant des forces trop grandes, et au surplus trop mal connues. « Qu’est-ce que je peux bien y faire ? », dit-il, quand il a constaté que tout va mal, que la bombe H, le conflit Est-Ouest, la conjoncture économique, le problème colonial, l’automation, l’électronique, l’énergie nucléaire et solaire, les « intrigues des trusts », les « menées souterraines de Moscou », l’« impérialisme de Wall Street », et l’influence des explosions atomiques sur le temps, menacent de toutes parts sa liberté, sa prospérité et sa vie même… Et il est vrai que toutes ces choses — réelles ou mythiques d’ailleurs — sont pour lui autant de mystères, dont il ne connaît le nom, la puissance alléguée et le danger supposé que par la presse. Elles se passent loin de lui, il ne peut les comprendre, son sens critique reste sans prises sur elles. Comment détecter leur action dans son existence quotidienne, comment la vérifier et la combattre dans le milieu où il peut agir ? Si par hasard il constate leur présence dans le rayon de sa vie concrète — mettons l’action des communistes dans sa commune, une augmentation du chômage, un ordre de mobilisation — il a peine à les reconnaître telles qu’il se les imaginait et telles que la presse les décrit. Les réalités qu’il perçoit n’ont rien de commun avec les grandes fictions qu’il redoutait, ou qu’il souhaitait, sur la foi de son journal et de ses principes. Mais voici qu’on lui demande de voter pour un candidat inconnu, dont le parti promet la lune et quelques mesures techniques beaucoup moins claires. Comme il est d’une famille « qui a toujours été de droite », ou d’un milieu social « qui ne peut être que de gauche », ou encore comme il est en révolte contre cette famille ou ce milieu, il votera gauche ou droite au nom de ses origines ou contre elles — alors qu’il s’agit d’élire un député qui devra, lui, voter sur des problèmes nouveaux, qui lui échappent d’ailleurs tout autant qu’à son électeur de hasard ou de tradition périmée. Voilà notre démocratie.

Que peut faire un citoyen ?

Comment veut-on qu’un citoyen européen, dans les conditions que j’ai décrites, et qui sont hélas bien réelles, se sente un homme responsable ?

Les communistes sont les seuls parmi nous qui aient gardé le souci de former des élites, des « cadres », si l’on veut, de responsables, de militants civiques, de meneurs d’hommes, d’activistes, d’initiateurs. Ils leur inculquent une conception du monde, ils leur donnent une explication « infaillible » de tout ce qui se passe. Conception fausse, explication démentie par les faits, tant qu’on veut — mais du moins le militant communiste a le sentiment qu’il sait ce qu’il doit faire, et qu’il fait quelque chose de réel.

Une éducation véritable, préparant le jeune homme à devenir responsable (au sens le plus actif du terme), devrait se donner pour but d’informer ce jeune homme au sujet des réalités du monde dans lequel il vit, et dans lequel il se prépare à courir son aventure individuelle. Elle devrait lui enseigner :

— d’où vient ce monde et comment s’est formée sa civilisation ;

— ce que sont les forces principales qui le dominent, les désirs ou les rêves qui le guident et qui déterminent ses structures économiques et politiques ;

— comment ces forces se manifestent ou agissent à son échelle, dans le milieu qu’il connaît ou qu’il voudrait connaître ;

— par suite, comment il peut agir ou réagir, sur quels points, avec quels moyens à sa portée, ou qu’il pourrait aider à développer.

Pourquoi l’Europe ?

Tant que ce travail d’information n’aura pas été entrepris, il sera vain de parler « d’unir l’Europe » à des hommes qui ne savent pas quel est l’état du monde. Ils ne verront l’union comme une nécessité qu’à partir du moment où ils auront appris :

— quelle est la situation précaire de nos pays dans un monde où l’Europe n’est plus reine ;

— ce que fut naguère cette Europe et ce qu’elle peut devenir dès que nous aurons renoncé à nos folies nationalistes ;

— enfin quels seraient les effets prévisibles d’une union fédérale de nos forces, non seulement pour l’ensemble du continent mais pour telle région, tel village, dans tel milieu professionnel, et enfin dans la vie de chacun.

Intégrer l’homme dans la communauté

Montrer ce qu’est le monde où nous vivons, situer l’Europe dans ce monde nouveau, rendre attentif aux liens concrets qui unissent la plus petite de nos communes aux destinées du continent, tel est le sens, le mouvement général, du premier effort nécessaire en vue de l’éducation des citoyens qui feront et vivront notre fédération. Il va de la réalité mondiale à celle de la commune et de l’individu. Mais le mouvement inverse, de la partie au tout, n’est pas moins nécessaire et doit être opéré en même temps : c’est celui qui consiste à intégrer le jeune individu dans sa communauté ou ses communautés locales. Car celui qui aura pris conscience de ce qu’il peut faire dans son rayon découvrira bientôt, en agissant, les liens qui unissent son existence de tous les jours à des réseaux de forces et d’intérêts, à des structures sociales et politiques plus vastes, à des courants de pensée plus généraux. De proche en proche, il comprendra par expérience que son sort et celui de ses voisins dépendent du sort de tout l’ensemble européen, au sein duquel ces forces et intérêts, ces structures et courants deviennent visibles. Il pourra prendre enfin, à son échelle, des décisions qui auront un sens, un prolongement possible au-delà de son horizon. Découvrant où il peut agir, il agira et entraînera les autres ; il deviendra lui-même éducateur. Or ce sont ces seuls responsables qui voudront l’Europe et la feront, et non les « militants » de bonne volonté qui nous répètent « unissez-vous ! » mais gardent les mains dans leurs poches.

Bref, pas d’action européenne sans une élite de responsables ; mais pas d’élite sans une éducation qui oriente l’individu dans le monde actuel et qui l’intègre d’une manière active dans le milieu où il peut agir.

Où l’Europe devient une patrie

Cette orientation générale et cette intégration locale, on ne peut les attendre de l’École, à aucun de ses trois degrés.

Les programmes sont déjà surchargés. Les « matières » ne cessent de devenir plus complexes et plus nombreuses. La durée des études ne cesse de s’étendre vers la première enfance (dressage social et moral) et vers l’âge mûr (spécialisation toujours plus poussée). L’instruction y prend toute la place, aux dépens de l’éducation. Il convient donc de se tourner vers l’Éducation populaire, c’est-à-dire vers les formes d’enseignement plus concrètes et plus proches de la vie, qui prennent place à côté des heures et au-delà des périodes scolaires.

Là, dans le vif d’une situation locale ou régionale que l’on peut arriver à connaître en détail, l’information générale sur le monde et sur les problèmes de l’Europe peut s’illustrer d’une manière efficace au moyen d’exemples qui touchent directement la vie de l’habitant. Ces exemples, il s’agit maintenant de les présenter aux auditeurs d’un cours du soir, aux participants d’une enquête sur la mise en valeur du lieu, aux travailleurs d’une entreprise commune, comme autant d’occasions d’agir pour l’intérêt local mieux entendu, et dans une perspective européenne. Alors l’Europe cesse d’être une idéologie, pour devenir une patrie réelle, un vrai milieu humain aux horizons plus vastes, un grand espoir ! Elle n’est plus un slogan politique et abstrait, mais une aventure personnelle, à la mesure des jeunes les plus entreprenants : ceux qui attendaient un but digne qu’ils s’y dévouent, et qui demain voudront l’Europe comme leur avenir.