(1968) Preuves, articles (1951–1968) « Sur la pluralité des satellites (II) (décembre 1957) » pp. 52-54

Sur la pluralité des satellites (II) (décembre 1957)aj

Spoutnik ou l’art de compenser. — Si vous avez été surpris, ce n’est pas ma faute : j’en parlais ici même il y a tout juste un an68. C’est votre inattention qui m’a surpris, et l’ampleur de l’ébahissement : l’un des plus grands du siècle qui se voit le mieux servi de toute l’histoire à cet égard.

On a beau dire que le fait de devancer les États-Unis de quelques mois n’a d’importance qu’aux yeux des ignorants et des enfants : c’est vrai, mais l’ignorance et la puérilité font la force principale de l’opinion publique.

Rien au monde ne peut plus vous empêcher de penser que les Soviets ne sont pas si mal, puisqu’ils ont lancé leur Spoutnik. Si les États-Unis l’avaient lancé d’abord, vous n’en auriez nullement conclu que le capitalisme est bon. Et vous auriez eu bien raison, mais cette lucidité à sens unique est une des marques de la confusion générale.

La bêtise a toujours été un facteur important de l’histoire, mais quand elle s’appuie sur « la Science », elle devient proprement irrépressible et balaye tout. Les Soviets avaient bien calculé le raz de marée de sympathie que le petit satellite bavard déclencherait en faveur du même régime qui, un an plus tôt exactement, comme par hasard, réduisait au silence de la mort l’un de ses satellites de l’Est européen.

L’élimination de Joukov devait être à son tour compensée par le lancement d’un second projectile (dont on put penser un moment qu’il contiendrait Joukov lui-même, « appelé à de plus hautes fonctions ».)

Allant jusqu’à l’extrême de cette logique, j’annonce dès aujourd’hui que l’arrivée sur la Lune d’une mission soviétique présidée par Khrouchtchev compensera de la même manière l’élimination terrestre du régime, auquel on verra se convertir aussitôt les derniers bourgeois indécis.

 

Sur l’absence de toute politique en Occident. — Ces effets de propagande sont infaillibles. Il suffit de tenir compte de l’opinion et d’estimer correctement son âge mental, qui est celui des garçons jouant aux billes, justement. L’Amérique peut lancer dans un an des spoutniks beaucoup plus sophistiqués et confortables, emportant le catalogue de Sears Robuck, la Déclaration d’indépendance, Walter Winchell et Billy Graham comme reporters : elle ne rattrapera rien, le mal est fait.

J’ai parlé de bêtise. Entendons-nous. J’appelle ainsi le complexe formé par la jobardise des foules, leur intoxication par le sensationnel, et les fausses déductions qu’elles tirent à coup sûr de chaque sensation renouvelée.

On ne peut plus arrêter cette bêtise déchaînée. Mais un peu d’esprit politique saura toujours prévenir ses déchaînements.

J’en propose un exemple précis.

Si l’on avait fait attention, tout simplement, quand les Russes annoncèrent partout leur intention de lancer des satellites pendant l’Année géophysique, on aurait pu contrer leur effet de propagande en le séparant de l’admiration très méritée pour le spoutnik, de même que celui-ci s’est séparé des éléments de sa fusée de lancement. Il eût fallu multiplier, dans toute la presse occidentale, depuis un an, des articles obéissant au plan suivant :

a) commentaires compétents et ardus sur la portée proprement scientifique de l’expérience : elle est très grande, mais différente de ce que l’on croit ;

b) révélations sur les buts avant tout militaires des programmes de fusées américains et russes, qui peuvent permettre accessoirement de lancer quelques satellites, détournant l’attention des badauds ;

c) anticipations excitées sur les premiers satellites prévus, leur équipement, leur taille, leur faculté d’aller faire le tour de la Lune pour commencer…

Résultats que l’on pouvait escompter d’une telle campagne :

a) accoutumance du grand public à l’idée des satellites ;

b) liaison de cette idée avec des questions scientifiques assez ingrates et des réalités militaires nettement sinistres ;

c) appréciation plus modérée du lancement des premiers spoutniks : on attendait la Lune, on en est encore loin. Les problèmes de la Terre restent au premier plan.

Au surplus, l’Amérique eût été alertée en temps utile. Et l’Europe eût mieux vu que ses divisions stupides la mettent seules hors de coup, bien qu’elle soit la patrie des inventions que d’autres ont pu réaliser.

Plan machiavélique, penserez-vous ? C’est beaucoup dire.

Il doit paraître antipathique dans la mesure même où il tend à frustrer notre besoin de sensations. Or ce besoin ne pouvant être avoué comme tel, on dira que mon plan n’eût visé qu’à frustrer les Soviets d’une gloire très légitime. En vérité, ce plan eût préparé le public à une plus juste appréciation de l’événement. C’est une manière aussi de respecter les hommes, que de les protéger contre leurs illusions.

Au lieu de quoi, la grande presse et la radio des pays libres mais irresponsables ont tout fait pour nous aveugler depuis un an. Les voici qui nous jettent d’un coup en plein délire de masochisme occidental et d’admiration éperdue pour un régime par ailleurs condamné. Le Kremlin payerait notre presse qu’elle n’écrirait pas autrement. Mais il sait bien qu’il peut lui faire confiance. La totale inconscience politique de nos organes d’information suffit à garantir leur succès financier. Eux aussi jouent et gagnent à tout coup sur l’ignorance et la puérilité d’une opinion qu’ils ne savent pas et ne veulent pas former.

 

Eppur, se muove  ! — Des amis me retiennent par la manche : — Avouez, disent-ils, que l’anticommunisme a trompé le monde et s’est trompé lui-même, en répétant que le régime soviétique stérilisait la recherche scientifique. Les deux spoutniks sont là pour prouver le contraire. Ils tournent glorieusement, nous regardent d’en haut, et nous disent bip-bip et oua-oua. C’est prodigieux.

Ce qu’il y a de plus beau, sans doute, dans l’épopée des satellites, c’est qu’ils manifestent au ciel la part du jeu. Le programme militaire des fusées n’explique pas tout. La science-fiction, poème du siècle, a remplacé l’Éternel féminin : c’est elle, dorénavant, qui « nous entraîne vers les hauteurs ». Les Russes ont fait enfin quelque chose de gratuit. Gloire au régime qu’on glorifiait auparavant pour sa passion de l’utilitarisme !

Répondons sobrement. Si l’anticommunisme prétendait que la science russe est en retard, il était bien mal informé : le congrès des savants atomistes (à Genève, 1955) avait largement démontré l’égalité des Russes et des Américains. Depuis lors, l’Amérique a choisi d’élever le niveau de vie de ses masses, l’URSS préférant frapper l’esprit des foules, « car on ne vit pas de pain seulement »… Chacun récolte donc ce qu’il a semé, et qui n’était pas ce qu’il disait. (C’était même le contraire, dans ce cas.) La nature des régimes est certes en cause, mais on savait depuis longtemps que l’Amérique « idéaliste » tient surtout au bien-être général, et que la Russie « matérialiste » veut surtout gouverner les esprits. On a donc réparti les budgets conformément à ce qu’on jugeait vital pour chaque régime : ici, le pain quotidien ; là, le rêve compensateur. De quoi faudrait-il s’étonner ?

Lorsque je vins déranger Marcel Duchamp, tout absorbé par un problème d’échecs, pour lui annoncer la bombe d’Hiroshima, il me dit tranquillement : « Qu’est-ce que cela prouve ? On avait tout arrangé pour ça. »

 

Sur l’avenir de l’URSS. — Depuis le XXe Congrès, qui a « déclaré » sa crise, le régime soviétique accumule les échecs et multiplie les signes avant-coureurs d’une désintégration fatale.

Après avoir craché sur la tombe de Staline, les Joyeux Butors du Kremlin ont inauguré le nouveau cours : à la liquidation sanglante et collective nommée construction socialiste, succède l’élimination individuelle et idéologique, dont le vrai nom sera dans l’histoire : liquidation du communisme.

On élimine d’abord le Père des peuples, puis son culte. On élimine le chef de sa Police secrète. On élimine l’agent de sa Diplomatie et celui de son Économie, puis le héros numéro un de son Armée. À la faveur de ces spectaculaires changements d’icônes, qui occupent la première page de nos journaux (mais quelques lignes en dernière page des journaux russes), des éliminations moins visibles mais plus fondamentales s’opèrent : le régime des kolkhozes s’esquive sans bruit (254 000 en 1950, 87 000 en mars 1956) ; la centralisation bureaucratique fait place à une décentralisation d’ailleurs non moins bureaucratique, et finalement le plan quinquennal, symbole même du régime soviétique, est enterré sans oraison (25 décembre 1956). Notre presse ayant épuisé sa provision de grosses lettres n’en dit rien.

Dans le même temps, les satellites mis au pillage se révoltent. Leurs ouvriers et leurs paysans se dressent contre Moscou au nom du socialisme.

Leurs étudiants, leurs écrivains, leurs philosophes, témoignent à la face du monde de la faillite du communisme dans les générations qu’il avait seul formées. Le Kremlin se rattrape au ciel : ses spoutniks sont les seuls satellites qui ne menacent pas de se révolter. « Pie in the sky, bye and bye », voilà ce que le régime promet encore : et c’est littéralement ce qu’il reprochait, au nom d’un réalisme sarcastique, à notre conception libérale de la vie.

L’élimination progressive mais fatale du communisme soviétique par ses dirigeants mêmes n’est pas de nature à endormir la vigilance des partisans de la liberté. Le système n’en devient pas moins faux, pour être trahi par les siens. Mais presque toutes les trahisons qu’on vient de rappeler, objectives quoique dissimulées, jouent dans le sens d’un rapprochement futur entre le peuple russe et l’Occident. Le spoutnik lui-même, dans la mesure où il manifeste un succès de la Technique créée par les savants européens, apporte sa contribution à l’Aventure occidentale.

Le régime communiste éliminé nous laissera sur les bras la Russie. Ce n’est pas la guerre des blocs qui me paraît fatale, mais le retour de l’Est à l’Europe rénovée par l’élimination de ses nationalismes. C’est dans la perspective d’un tel retour que nous devons non seulement résister, mais construire.