(1977) Bulletin du Centre européen de la culture, articles (1951–1977) « La méthode culturelle, ou l’Europe par l’éducation des Européens (mai 1958) » pp. 27-33

La méthode culturelle, ou l’Europe par l’éducation des Européens (mai 1958)ba

E = mc2

L’Europe physique tient peu de place sur notre globe : 4 % des terres et un septième (diminuant) de la population mondiale. Si ce petit cap a dominé la Terre pendant des siècles, s’il en demeure le Musée et le Laboratoire, il le doit à ce quelque chose que l’esprit de ses habitants a pu surimposer à ses données physiques pour en tirer une énergie insoupçonnée.

L’Europe est donc une énergie, que nous désignerons par E, et qui est égale au produit de sa masse (étendue, matières premières, population, etc. soit m), par une culture dont les effets induits se multiplient en progression géométrique et que nous symboliserons par c2 . Nous retrouvons ici une équation célèbre : E = mc2, que nous prendrons la liberté de lire comme suit :

Europe = cap de l’Asie multiplié par culture intensive

Ayant en vue l’union de l’Europe, condition de son rayonnement énergétique sur la Planète, quelques dizaines d’intellectuels de diverses régions du continent ont entrepris, dès le lendemain de la dernière guerre, de rallier à la cause européenne les forces vives de la culture, et cela non point par des appels à quelque engagement politique, mais en leur proposant des tâches concrètes à résoudre en commun dans leur domaine, au-delà des impasses nationales, c’est-à-dire à l’échelle de l’Europe.

Depuis bientôt dix ans que nous la pratiquons, nous ne dirons pas que cette méthode a fait ses preuves, car il faut une génération pour vérifier les résultats d’une entreprise de cette nature ; mais nous voyons du moins sur quelles thèses elle se règle, vérifiées par l’usage et toujours plus conscientes. J’en dirai trois :

1. On ne peut pas faire l’Europe sans des Européens conscients de l’être : il s’agit donc de les former, et d’abord de les informer.

2. On ne peut pas faire l’Europe sans l’aide de sa culture, ce serait vouloir la faire sans ce qui la définit : il s’agit donc de rendre à la culture sa fonction créatrice dans notre société, et de la libérer tout d’abord des entraves du nationalisme.

3. Les principaux obstacles à l’Union de l’Europe ne sont pas dans les « faits » mais bien dans les esprits : c’est donc là qu’il s’agit de les surmonter d’abord.

Former des Européens

Pour former un totalitaire bien convaincu (communiste ou fasciste, il n’importe, c’est souvent le même « cas » psychologique), il peut suffire d’un traumatisme provoquant l’adhésion à la violence et le refus du sens critique, au profit d’une doctrine ou discipline libératrice du moi douteur. Pour former un Européen, il n’est pas de recette aussi simple. Car un Européen est par définition à la fois libre et responsable, doué de sens critique et de sens communautaire, et donc jamais conforme à un type collectif, puisqu’il tient avant tout, en tant qu’Européen, à sa différence personnelle : et c’est en cela seulement que nous nous ressemblons tous.

Gardons-nous au surplus de nous laisser entraîner par des images trop facilement liées au verbe « former ». Les hommes sont là, avec leurs caractères, coriaces ou mous. Pas question de pétrir une glaise indifférente. On ne coule pas un homme dans un moule. Le vrai problème d’une formation européenne se ramène en fait au problème de détecter des vocations, des compétences ou des promesses humaines, et de leur offrir un champ d’action européen.

D’une part donc, s’adresser d’abord aux compétences, à des hommes éminents dans leur branche, et qui, par suite, auront compris que les solutions aux problèmes qu’ils se posent impliquent un cadre supranational : ce ne peut être utilement que celui de l’Europe, communauté de culture et de signification. Parfois aussi, le cadre optimum se trouve être local ou régional, mais il ne coïncide pas davantage avec les limites d’un État, découpage souvent hasardeux qui prétend faire coïncider en dépit de toute évidence la langue et l’économie, les « frontières naturelles » et la nature du sous-sol, la culture et l’allégeance politique, à l’intérieur d’un même cordon douanier. (D’où le bassin Ruhr-Lorraine coupé par le milieu, sous prétexte qu’à la surface, on parle français d’un côté, allemand de l’autre.) Ensuite il faut offrir à ces hommes compétents l’occasion de travailler ensemble en tenant compte des problèmes concrets, non des passeports. Historiens, physiciens, biologistes, économistes et sociologues, compositeurs et directeurs de festivals, instituteurs et universitaires, éditeurs, ingénieurs, médecins, juristes : les questions qui peuvent les grouper et qui appellent un effort commun ne sont pas nationales mais humaines, et ne prennent leur plein sens qu’à l’échelle de l’Europe, unité de civilisation. D’où le succès, typique du xxe siècle, des pools, associations, communautés de travail, tables rondes, séminaires d’études, etc., au cours desquels, si l’expérience est bien menée, les moins « idéologues » sont amenés à se conduire en fédéralistes pratiques, non point par choix sentimental ou doctrinal, mais par conscience professionnelle.

D’autre part, s’adresser aux jeunes. Il s’agit de leur ouvrir un champ d’action où le désir d’assumer des tâches de responsables trouve des chances nouvelles de se satisfaire. Il faut donc leur rappeler — ils le voient bien d’ailleurs — que nos États-nations sont trop petits et trop grands à la fois, étant inefficaces au plan mondial et nuisibles au plan local, là où le jeune homme peut commencer d’agir ; et que l’Europe seule, si toutefois elle s’unit, offrirait un domaine à la mesure du siècle et des ambitions raisonnables d’un homme qui veut créer, diriger et servir. Éducation des responsables de demain, la minorité qui comptera. L’avenir de l’Europe dépend essentiellement des possibilités de promotion que la fédération saura ménager, de l’attention spéciale qu’elle portera aux meilleurs, des hiérarchies vivantes qu’elle se donnera. Seuls jusqu’ici, les communistes ont pris ce problème au sérieux, avec le succès que l’on sait.

Dans les deux cas — coopération de compétences éprouvées et promotion de nouveaux responsables — on pourra constater que les exigences techniques et les perspectives de développement intellectuel ou moral rejoignent tout naturellement l’impératif européen. Encore faudra-t-il que les initiateurs de rencontres et les animateurs d’entreprises éducatives dégagent et formulent cette constatation au terme des travaux, donnant ainsi aux résultats acquis leur vraie valeur éducative : celle d’une prise de conscience.

L’information européenne

Mais toute éducation comporte une instruction, outre la formation du caractère et du jugement, et c’est ici l’information européenne qui en tiendra lieu.

Bien entendu, il s’agit d’autre chose que de multiplier les comptes rendus de congrès et les communiqués sur la vie des organisations européennes, ceci restant l’affaire des public relations de chaque organisme. L’information dont nous voulons parler n’est pas une activité au jour le jour, suivant pas à pas l’événement, mais au contraire : elle se propose de préparer le terrain, d’éclairer les réalités qui comptent vraiment, et de situer l’Europe et ses problèmes dans le grand jeu mondial des forces de l’époque, de manière à faire voir dans les faits la nécessité de notre union.

Rien de plus vain que de répéter : « Unissons-nous ! Unissons-nous ! » — tant que nos contemporains n’auront pas vu pourquoi. (Nos mouvements de militants l’ont parfois oublié dans leurs discours et leurs appels.) L’information européenne doit avoir pour objectif général d’instruire l’opinion en lui fournissant les pièces principales du dossier européen ; et pour méthode, de constater et de rappeler les réalités les plus significatives du temps. Au lieu d’objurgations éloquentes, d’appels au sacrifice ou de prophéties menaçantes, des faits, des chiffres commentés, des mises au point objectives et bien documentées. Ce qu’il faut absolument faire voir au plus grand nombre possible d’Européens, mais d’abord à ceux qui détiennent une responsabilité quelconque à n’importe quel niveau de notre société, c’est que la nécessité d’unir l’Europe n’est pas simple affaire d’opinion — favorable ou non — et n’est pas justiciable de nos préjugés, de nos complexes ou de nos goûts, mais qu’elle se trouve dictée par la conjoncture mondiale et par toute l’évolution moderne avec une rigueur inflexible, sans qu’elle soit pour autant fatale. Si nous voulons survivre, il faut l’union ; mais cette union ne se fera pas d’elle-même ou par l’opération de mystérieux technocrates : nous la voudrons pour le salut de nos libertés, ou d’autres l’imposeront à nos dépens et au prix de notre indépendance.

Ceci posé, les principaux groupes de faits qu’une information européenne méthodique se doit de rappeler constamment à l’opinion (et d’abord à ceux qui la font !) nous paraissent être les suivants :

— Le renversement de la conjoncture mondiale. L’Europe reine du monde avant 1914, mais perdant cette royauté à la suite de deux guerres provoquées par ses propres nationalismes.

— Le nationalisme s’opposant à notre union, mais provoquant des unions étrangères contre nous (exemples de la République arabe et de Bandung).

— L’Europe mise au défi dans son ensemble par les grands empires et les grandes unions qui se sont dressés de toutes parts depuis 1945 ; mais se montrant incapable de relever le défi à cause de sa division en petits États soi-disant « souverains » (exemple de la crise de Suez).

— L’Europe, foyer vivant d’une civilisation dont les produits, mais non pas les valeurs, sont répandus sur toute la Terre, imités et copiés par tous les peuples. Or ces produits sans les valeurs qui les ont rendus possibles et qui en règlent ou modèrent l’usage, d’une part sont retournés contre l’Europe, d’autre part menacent de dévaster les cultures différentes, plus ou moins archaïques, qui les adoptent.

— Le déficit énergétique de l’Europe, et la dépendance qui en résulte (Moyen-Orient, Afrique du Nord et Amériques).

— La colonisation par l’URSS d’un quart de la population européenne à l’Est, qui dans sa grande majorité souhaite sa libération, c’est-à-dire son retour à l’Occident moderne (et non pas à la féodalité).

— La réalité et les mythes du communisme soviétique, version brutalement simplifiée de certaines valeurs et procédés de l’Occident, à l’usage des peuples techniquement arriérés.

— Les possibilités démographiques, techniques, intellectuelles et sociales de l’Europe, si elle s’unit. (Un seul exemple : le fait que nous sommes 340 millions à l’ouest du rideau de fer, soit deux fois la population des USA et une fois et demi celle de l’URSS, quand on le rappelle, suffit à redresser des perspectives complètement faussées par nos complexes psychologiques et par certaines propagandes politiques.)

— La communauté d’origines et de buts qui définit la culture, la civilisation et le mode de vie des Européens quelle que soit leur nation présente, par contraste avec les modes de vie, de pensée et de gouvernement des autres groupes culturels subsistants ou naissants dans le reste du monde.

Moyens actuels et moyens à créer

Pour appliquer la méthode dont nous venons de décrire les principes et les buts, de quels moyens dispose-t-on aujourd’hui, en Europe ?

Les lecteurs de ce bulletin connaissent l’effort du CEC, avec ses séminaires de recherches, ses associations professionnelles, ses expériences-pilotes d’éducation européenne, ses publications, plans de causeries et brochures, ses services d’articles, de documentation et de conférences. On connaît également les créations provoquées par le CEC dans le domaine de la coopération des savants, des ingénieurs, des musiciens et des mécènes de la culture.

Mais le CEC n’est pas seul à travailler dans cet immense domaine. Une vingtaine d’instituts d’enseignement universitaire, ou de recherches et de documentation, se consacrent au problème européen dans huit de nos pays (leur liaison étant assurée par le secrétariat de l’AIEE au Centre). Deux grandes associations européennes d’enseignants sont à l’œuvre, l’une groupant les maîtres secondaires et primaires, l’autre des professeurs d’université. La Journée européenne des Écoles propose chaque année des sujets de rédaction sur l’Europe à plusieurs centaines de milliers d’élèves de six pays. La tâche si importante de réviser les manuels d’histoire a été assumée par plusieurs sociétés nationales de professeurs, sous l’impulsion de l’Internationales Schulbuchinstitut, dont le siège est à Brunswick. Cependant que les comités culturels et les départements de l’information du Conseil de l’Europe et de la CECA organisent sur des thèmes européens expositions, journées du cinéma, tables rondes et groupes d’études, et distribuent chaque année une trentaine de bourses de recherches. La bibliographie des ouvrages sur l’Europe (livres, thèses, brochures, numéros spéciaux de revues) s’allonge chaque année d’une centaine de titres. Et des projets de coopération professionnelle au niveau européen et pour l’Europe se dessinent chez les ingénieurs, chez les juristes, chez les médecins et les pharmaciens…

À mesure que s’élargit la base de ces initiatives culturelles (au sens le plus large du mot) le besoin de coordination des efforts et des politiques suivies dans tel domaine particulier devient toujours plus évident. L’idée de constituer un Conseil européen de la Recherche, que nous avons émise ici même et dans d’autres revues dès le début de cette année, semble être dans l’air. Un tel Conseil serait le couronnement de la méthode que nous exposons — et pratiquons.

Allons-nous perdre nos meilleurs atouts ?

S’il est vrai que les victoires anglaises ont été gagnées sur les pelouses d’Eton, il n’est pas moins certain que la bataille de la CED a été perdue dans les manuels d’histoire nationalistes. Répétons-le : les principaux obstacles à l’union nécessaire sont dans les esprits (non les faits) et c’est là qu’il faut les combattre en premier lieu. En revanche, les meilleurs atouts de l’Europe sont ceux que lui crée sa culture. Mais il s’en faut de beaucoup que les détenteurs actuels des moyens matériels de puissance aient pris au sérieux ce grand fait. Il ne serait donc pas réaliste d’exposer la méthode culturelle sans définir la nature des obstacles qu’elle rencontre, et parfois suscite, dans notre société occidentale.

Nous pensons que les vraies chances de l’Europe sont dans la liberté, non dans la force des choses. Or la liberté relève de l’esprit. Les chances de l’Europe dépendent donc de la formation des esprits, c’est-à-dire d’une éducation pour la liberté.

Le matérialisme dialectique, ou diamat, doctrine officielle de l’URSS, de la Chine, et de leurs satellites, règne sur un tiers au moins du genre humain ; elle prétend que la force des choses (et non l’esprit) régit les affaires humaines. Les partisans eux-mêmes de cette doctrine montrent d’ailleurs qu’ils n’y croient pas absolument, puisqu’ils inculquent par la force le marxisme-léninisme à des peuples entiers. S’ils s’inclinaient devant les « faits matériels » — comme les salaires et le pouvoir d’achat — ils devraient conseiller à la classe ouvrière et aux pays sous-développés d’adopter dans leur propre intérêt le système capitaliste américain, et de rejeter le système soviétique. Mais ce même paradoxe, inversé, se reproduit dans le camp de la liberté, car ce sont en réalité nos matérialistes pratiques, en Occident, qui croient à la force des choses, dès lors qu’ils s’imaginent pouvoir combattre des idéologies avec des « faits », et le marxisme à coups de valeurs cotées en bourse. Ils professent un parfait mépris pour la pure théorie et les doctrines (toujours « fumeuses » à leurs yeux), par suite n’enseignent rien, n’ont pas un sou pour cela — et sont régulièrement battus dans la compétition mondiale du xxe siècle, puisqu’elle a pour enjeu principal les esprits.

Il en résulte que l’éducation et la culture, forces principales de l’Europe sont scandaleusement négligées dans nos budgets publics et privés39. Les États et les grands capitalistes de l’Europe de l’Ouest, quand ils proclament à chaque discours leur volonté de défendre « la cause de la liberté » ne doivent pas être pris au sérieux, et ne le seront pas, tant qu’ils n’auront pas décidé de consacrer à l’éducation de la liberté autant d’efforts et de capitaux que les totalitaires en consacrent à enseigner les principes de la tyrannie. Ils tiennent la culture pour un luxe. Mais c’est elle qui a produit leurs richesses. Car ce ne sont pas eux, après tout, qui ont créé les moyens de la puissance de l’Europe ; ce ne sont pas eux, par exemple, qui ont inventé la machine à calculer, ni même la brouette, c’est Pascal ; ou la turbine, c’est Léonard Euler ; ou l’exploitation de l’énergie atomique, c’est Niels Bohr, c’est Einstein, c’est l’esprit des Européens, c’est leur culture tout entière. Mais on dirait que la culture paraît à certains si respectable qu’ils n’oseraient jamais la payer… Les Russes n’ont pas ces scrupules-là, ils font ce qu’il faut ; ils gagneront sans coup férir, si nous ne parvenons pas à persuader le capital privé et les États que le salut de l’Europe (et de leurs propres affaires) exige une aide puissante et immédiate à la culture et à l’éducation.

L’un des objectifs prochains de la méthode culturelle est donc de mobiliser les moyens matériels désormais requis pour l’éducation européenne. Il s’agit, d’une façon précise, de convaincre les détenteurs de ces moyens que leurs investissements dans le domaine culturel ne doivent plus être inscrits au chapitre des dons philanthropiques, mais à celui de l’intérêt bien compris, de la défense de l’Europe et de notre survie. Cette révolution dans la conscience bourgeoise est commencée. Maintenant il faut souffler sur la flamme qui couve. Nous n’avons plus beaucoup de temps.

Quant aux objectifs généraux auxquels le CEC et tant d’autres institutions se dévouent presque sans appuis mais avec la passion lucide de ceux qui luttent contre la montre, nous les résumerons comme suit : elle consiste à fomenter dans tous nos milieux sociaux et professionnels

— une conscience plus profonde de la communauté d’origines et de buts qui définit le mode de vie européen ;

— une éducation de la liberté, créatrice et inspiratrice de ce mode de vie ;

— une vision claire et réaliste de la situation planétaire, des dangers que nous courons tous ensemble en Europe, mais aussi des promesses qu’implique l’union future, — cette vision claire et réaliste contribuant à susciter des volontés qui trouveront les moyens requis, ou les créeront.