(1958) Définition, valeurs, énergie, recherche : quatre essais européens (1958) « Comment définir l’Europe ? » pp. 3-18

Comment définir l’Europe ?

Le titre des considérations que je voudrais vous proposer m’a rappelé la mémoire de l’écrivain, dont la chaire où je parle ici porte le nom.

Je m’étais chargé, en 1937, de composer pour une revue française un numéro spécial consacré à la Suisse, et j’avais tout naturellement pensé, pour l’introduire, à notre grand C. F. Ramuz.

Il m’envoya cette introduction sous la forme d’une lettre ouverte qui fit, je l’avoue, quelque bruit. Vous verrez aussitôt pourquoi, par les quelques lignes que je vais vous en lire.

Cher Monsieur de Rougemont, c’est une accablante entreprise que d’expliquer un peuple, surtout quand il n’existe pas. Nous qui en sommes, nous savons bien que nous ne sommes pas Suisses, mais Neuchâtelois, comme vous, ou Vaudois, comme moi, ou Valaisan, ou Zurichois, c’est-à-dire des ressortissants de petits pays véritables. Non seulement de pays nombreux et variés, mais parlant trois langues, sans compter beaucoup de dialectes et de patois, pratiquant deux confessions religieuses, sans compter beaucoup de sectes. Tous ces petits ensembles constituant des républiques ou cantons, pourvus chacun de son gouvernement particulier et de ses propres écoles. […] En Suisse, il n’y a que les boîtes aux lettres et l’uniforme de nos milices qui présentent quelque uniformité. Partout ailleurs nous nous distinguons avec soin les uns des autres. Et ce n’est pas la moindre ironie de notre sort que tant de précautions n’aboutissent qu’à nous faire dire à l’étranger : — Tiens, vous êtes Suisse ? Comment se fait-il que vous parliez si bien le français ?

Ramuz concluait que la Suisse n’est qu’une entité politique et militaire, fort utile à ses peuples, il est vrai. Mais il doutait, ou même niait, que cette entité pût avoir une existence d’un ordre plus élevé, littéraire, artistique ou spirituel.

Or, tout ce que Ramuz m’écrivait au sujet de la Suisse dont je le priais de parler vaudrait également, ou bien plus, pour l’Europe dont je vais vous parler, à cette différence près que l’Europe n’est pas même — ou pas encore — une entité politique et militaire. J’imagine donc Ramuz me répétant ce soir avec une amicale ironie : « Cher M. de Rougemont, c’est une accablante entreprise que de vouloir définir une Europe qui n’existe pas. »

Je vais tout de même essayer d’affronter cette accablante entreprise. Il y a plus de dix ans que je suis engagé en elle, j’ai donc un certain entraînement. Au surplus, je vois poindre depuis peu quelques très bonnes et très solides raisons de penser que l’Europe, même si elle n’existe pas, ou pas davantage que la Suisse selon Ramuz, finira bien par exister au moins autant. Avouons-le, sans fausse modestie : ce ne serait déjà pas si mal !

Je me propose d’examiner quelques-unes des définitions de l’Europe qui ont été données jusqu’ici, et d’en suggérer une nouvelle. Mais tout d’abord, il nous faudra situer le problème dans sa réalité, c’est-à-dire dans le drame de notre temps.

Quand un interviewer me demande à brûle-pourpoint : « Qu’est-ce que l’Europe ? Pouvez-vous me répondre en une phrase ? », j’ai l’habitude de dire : « L’Europe, c’est quelque chose qu’il nous faut unir. » Définition absolument pragmatique, mais qui a le mérite de la simplicité. Ce qu’on appelle « l’idée européenne » est en fait une action créatrice.

La nécessité d’unir nos peuples résulte des faits les plus patents et les plus considérables de notre siècle. Je vais vous en énumérer très rapidement, sans aucun commentaire, une dizaine.

Il y a, tout d’abord, la perte de la royauté mondiale qu’exerçait l’Europe, sans conteste, sur la planète entière depuis la Renaissance.

Il y a la perte d’une grande partie des colonies conquises par les États européens dans les deux Amériques, en Asie et en Afrique.

Il y a la révolte de l’Asie contre l’Occident tout entier, révolte concrétisée par l’assemblée et le manifeste de Bandung.

Et la révolte du monde arabe, du golfe Persique à Tanger, au nom d’un nationalisme d’ailleurs emprunté à nos traditions européennes.

Il y a la fermentation que vous savez de l’Afrique noire, dont le sol se trouve détenir quelques-unes de nos plus grandes sources d’énergie et de matières premières.

Il y a le déficit énergétique de l’Europe qui la met sous la dépendance, notamment au point de vue du pétrole, du Moyen-Orient et des Amériques.

Il y a les transformations techniques considérables qui sont intervenues dans ce siècle, réduisant les distances, abaissant les barrières qui étaient censées nous protéger, exigeant de grands marchés continentaux et des investissements à leur mesure.

Il y a les armes atomiques, qui dominent la politique du siècle, et qui sont trop chères pour chacun de nos trop petits pays.

Il y a enfin l’augmentation vertigineuse de la population du monde, beaucoup plus rapide en Asie et en Afrique qu’en Europe même.

Tous ces facteurs convergent, et tous nous dictent une seule et unique solution : la création rapide d’une Europe fédérée, sans barrières intérieures, seule capable de tenir son rang ou de le regagner à l’échelle mondiale.

Certains disent qu’il est trop tard ; que l’URSS et les USA, ces deux colosses qui se sont élevés à l’est et à l’ouest de l’Europe pendant que nous étions en train de nous ruiner nous-mêmes par deux guerres, vont nous écraser définitivement. Cette prétendue constatation, qu’il semble qu’on ait souvent faite depuis une bonne dizaine d’années, n’est pas sérieuse ni objective.

J’ai l’habitude de poser, au cours de causeries familières devant des auditoires beaucoup plus restreints que le vôtre, la question suivante : « Combien pensez-vous que nous soyons dans cette pauvre petite Europe que l’on dit écrasée entre les deux colosses de l’Est et de l’Ouest ? » On me répond en général que nous devons être au maximum 200 millions, que les Américains doivent être au moins 300 millions et les Russes plus de 400 millions. Un très faible effort d’information suffit à corriger ces chiffres : nous sommes, en fait, nous les Européens, à l’ouest du rideau de fer, 340 millions. Si nous récupérions les pays satellites, cela ferait un total de 440 millions d’habitants, c’est-à-dire deux fois et demie la population des États-Unis d’Amérique et plus de deux fois celle de l’URSS. Même si nous laissons de côté les pays de l’Est, provisoirement, ce chiffre de 340 millions équivaut presque à l’addition des États-Unis et de l’URSS.

Je ne parle que de chiffres, et non de qualités. Je ne parle même pas de la qualité de nos artistes, de nos architectes, de nos éducateurs et de nos paysans, de la main-d’œuvre industrielle, des artisans, des savants et des philosophes, — dont nous bénéficions pour le moment.

Les États-Unis d’Europe seraient donc parfaitement capables par leur masse autant que par leur esprit, par leur sens de l’aventure autant que par leurs traditions, de créer dans le monde un facteur d’équilibre, un facteur d’animation des échanges mondiaux, et, par là même, un facteur de paix.

Cependant, au cours des discussions sur l’union de l’Europe qui se déroulent depuis une dizaine d’années, on ne cesse de reposer ces mêmes questions préalables : « Est-ce que l’Europe est vraiment une unité de civilisation et de culture ? En d’autres termes, est-ce que l’on peut fonder l’union politique et économique de l’Europe sur une unité plus profonde, humaine, physique et spirituelle, préexistant à cette union ? » Et naturellement, on met en doute cette unité. C’est une des manies intellectuelles les plus répandues dans tous nos pays, que cette façon de mettre en doute l’existence même de l’Europe comme telle. Tantôt on nous dit : « Nous sommes, en Europe, beaucoup trop différents les uns des autres. Nos nations sont vraiment, par tradition, presque sans commune mesure », un peu dans le sens où Ramuz, dans le passage que je vous ai lu tout à l’heure, nous parlait de nos cantons suisses. Tantôt on nous dit au contraire : « Les Européens n’ont, au fond, pas de problèmes spécifiques qui les distinguent du reste de l’humanité. Tous les continents se ressemblent et ont aujourd’hui les mêmes problèmes de technique, d’organisation sociale, etc. »

Jeu typiquement européen ! À tel point que pendant une table ronde de l’Europe, que je présidais à Rome il y a quelques années, agacé par ces objections qui se multipliaient autour du tapis vert, j’ai noté sur un bout de papier la définition suivante : « L’Européen ne serait-il pas cet homme étrange, qui se manifeste comme Européen dans la mesure précise où il doute qu’il le soit, et prétend au contraire s’identifier soit avec l’homme universel, soit avec l’homme d’une seule nation du grand complexe européen, dont il révèle ainsi qu’il fait partie par le seul fait qu’il le conteste ? »

Nos intellectuels, nos mandarins, dirai-je, adorent ce genre de jeu. Mais hors d’Europe, on ne les comprend pas. Car, vue de loin, l’Europe est évidente. Tout le problème consiste à se placer à la bonne distance du phénomène à observer. Vous rappellerai-je l’histoire du savant qui voulait étudier l’éléphant à l’aide d’un microscope ? Il n’est jamais venu à bout de sa description de l’éléphant, dont il n’a pu connaître ni la forme, ni la couleur, ni les défenses, ni bien entendu, le caractère.

Ainsi en va-t-il entre nous, entre nos trop petites nations. Tant que nous restons nez à nez, nous ne voyons que nos différences. Nous disons : « Quoi de commun entre un Scandinave du cercle arctique et un Italien de la Sicile ? Quoi de commun entre les Anglais et les Continentaux ? Entre nos chrétiens et nos athées ? Entre nos réactionnaires et nos progressistes ? Et pire encore, quoi de commun entre des radicaux valoisiens, des radicaux non valdoisiens et des radicaux centre gauche, donc de droite ? » À nous entendre, nous autres Européens de différentes nations, nous autres Français de différents partis, ou nous autres Suisses de différents cantons, nous n’aurions vraiment pas grand-chose en commun…

Vus d’Amérique, quelle que soit notre nation, nous sommes tous des Européens. Vus d’Asie, je n’ai pas besoin d’insister, on nous confond même avec les Américains. Et, de toute manière, cette unité européenne dont nous nous plaisons à douter, les Asiatiques la confirment en nous confondant tous dans une méfiance commune qui va parfois jusqu’au mépris, quand elle ne s’arrête pas à l’envie.

Cependant les sceptiques ne désarment pas. Ils nous disent : « Bon ! admettons que, vue de très loin, l’Europe soit une entité. Mais vous ne pouvez pas la préciser. Où commence-t-elle ? Où finit-elle exactement ? Est-ce que la Turquie d’Asie Mineure en fait partie ? Est-ce que l’Afrique du Nord en fait partie ? Est-ce que la Russie en fait partie ? Tant que vous ne nous aurez pas donné une bonne et précise définition géographique, nous ne marcherons pas. » Or, il est parfaitement clair que les frontières de l’Europe ont considérablement varié au cours des âges, et que cela n’est pas fini. Surtout du côté de l’Est, où n’existent pas ce que l’on a appelé — à tort d’ailleurs — des frontières naturelles. La frontière avec l’Est a toujours été une frontière purement historique, changeante au gré des poussées et des contre-poussées venant de l’Asie et de l’Europe.

L’Europe a varié et elle variera. Est-ce à dire qu’elle n’existe pas ? Il suffit de rappeler ici que les frontières de toutes nos nations, en Europe, ont varié au cours des âges, et j’entends bien les frontières des nations qui passent à juste titre pour les plus existantes du point de vue national, comme la France. La France, au début du xiiie siècle, ne comprenait ni le Languedoc, ni la Provence, ni la Bretagne, ni l’Alsace, ni la Lorraine, ni la Bourgogne, ni les Flandres, et c’était tout de même la France. À ces mêmes nationalistes qui nous disent : « Seule la nation existe, parce qu’on sait exactement où elle commence et où elle finit, et votre Europe n’existe pas parce que ses frontières varient à l’Est », je répondrai que, même si une définition géographique de l’Europe était possible, elle ne présenterait pas grand intérêt, car en réalité, ce ne sont pas des terres que nous devons unir, mais des hommes, des hommes relevant d’un certain type d’humanité et d’un certain type de culture. Or ces hommes ne sont pas des produits du sol, quoi qu’en dise une certaine littérature, mais les produits d’une tradition. Ils ne naissent pas de la terre, mais d’autres hommes.

Aux amateurs de géographie je réponds donc : l’Europe, c’est d’abord le fonds commun de tous ceux qui se réclament de « l’Europe notre mère ».


Si les critères physiques sont vraiment incertains, qu’en est-il des critères moraux ? Il faudrait donner ici une définition de l’Europe par sa culture. Mais avons-nous vraiment une culture commune ? Là encore, les objections pleuvent. Je les connais par cœur depuis longtemps, et je ne vous en citerai que quelques-unes, les principales.

La première, celle à laquelle je faisais allusion tout à l’heure, consiste à dire que nous sommes trop différents. Il y a trop de diversités de tous ordres en Europe pour que nous puissions vraiment former une culture commune.

La seconde consiste à dire qu’il n’y a rien de réel, en Europe, hors de nos cultures nationales. Vous n’arriverez jamais à les mélanger pour faire une culture européenne synthétique.

La troisième objection est relative aux langues. Il paraît que nous parlons, en Europe, un trop grand nombre de langues trop différentes pour arriver jamais à nous entendre.

Examinons rapidement ces trois groupes d’objections.

La première invoque nos diversités. Il faut commencer par reconnaître qu’elle est exacte, non pas en tant qu’objection, mais en tant qu’observation. L’Europe est la terre de la diversité, par excellence. Ce fait même, comme vous le voyez, nous donne une définition de l’Europe, loin de nous prouver que celle-ci n’existe pas. Je crois qu’il n’y a rien de plus commun à tous les Européens que leur goût de différer les uns des autres. Rien de plus typiquement européen que cette volonté de différence et d’originalité, que ce culte de la nouveauté et du record, de ce qui change, surprend, innove, et surtout vous permet de ne pas être confondu avec le voisin. Voilà ce qui nous oppose le plus profondément à toutes les civilisations antiques ou traditionnelles, comme celles de l’Inde ou des Mayas, qui bannissaient toute nouveauté — sauf dictée par l’astrologie — comme une sorte de blasphème contre l’ordre, toute originalité comme une erreur ou une inconcevable faute de goût, et qui imposaient au contraire l’homogénéité des réflexes, la conformité à des modèles sacrés et rituels, l’obéissance absolue aux lois de la caste où le ciel vous avait fait naître.

La deuxième objection porte sur l’existence des cultures nationales, qui seraient les seules réelles, et sur l’inexistence d’une culture généralement européenne. Cette erreur-là, ce sont nos manuels scolaires qui en sont les principaux responsables depuis un siècle.

Il est bien entendu que pour unir l’Europe, il ne saurait être question de mélanger toutes nos cultures en vue d’obtenir une culture européenne. C’est absolument impossible, puisque nos cultures nationales ne sont, en fait, que des découpages abstraits, le plus souvent erronés, et tout à fait récents, qui ont été pratiqués sur le corps de la grande culture commune européenne, laquelle est beaucoup plus ancienne que toutes nos nations sans exception, étant l’œuvre commune et séculaire de tous les Européens réunis.

Sur la base des manuels d’histoire et de géographie on parle aujourd’hui couramment de la peinture française, de la musique allemande, de la science russe, ou que sais-je, du folklore danois, bâlois ou hollandais. C’est absolument courant, et c’est entièrement faux. Aucune de ces choses n’existe en réalité. La peinture, la musique, la littérature même — qui tient pourtant de si près aux langues — sont nées dans plusieurs foyers simultanés ou successifs en Europe, se sont transportées d’un de ces foyers à l’autre, d’une région à l’autre, ont circulé à travers toute l’Europe, et aucune de ces histoires d’un de nos arts, prise en soi, ne coïncide avec les frontières d’aucune de nos nations d’aujourd’hui. Si vous prenez, par exemple, l’histoire de la musique dans ses grands traits, vous voyez qu’elle commence dans plusieurs foyers de l’Italie du Nord — de ce qui est aujourd’hui l’Italie du Nord et qui n’était pas l’Italie — qu’elle se transporte dans les Flandres en suivant les grands axes du commerce du Moyen Âge et de la Renaissance ; que, de là, elle redescend vers la Bourgogne en se transformant ; que ces transformations reviennent vers l’Italie ; que c’est ensuite dans cette Italie du Nord, Pérouse, Venise, que les premiers compositeurs allemands viennent apprendre leur métier ; qu’ensuite, le foyer de la musique devient l’Allemagne, au xixe siècle seulement ; que c’est en Allemagne que les Russes viennent apprendre la composition ; et que finalement, au xxe siècle, ce sont des Russes comme Stravinsky (et les ballets de Diaghilev) qui reviennent apporter un nouveau style musical à notre Europe de l’Ouest.

Le périple de la peinture est à peu près le même. Vous voyez que, dans ces deux cas, l’histoire de nos arts ne coïncide nullement avec l’histoire de la nation, et qu’aucune de nos nations actuelles n’a le droit de dire : « La peinture, c’est à moi, et je te laisse la musique si tu veux. »

Quant aux sciences, il serait simplement absurde de vouloir leur accoler un adjectif national. La science, par définition, repose sur des valeurs et des vérifications universelles.

La troisième objection porte sur les langues. On croit, toujours sur la base des manuels et des leçons reçues à l’école primaire, que nous parlons, nous les Européens, autant de langues que nous avons de nations, ou à peu près ; que la nation est définie d’abord par une langue ; et que, d’autre part, il y a identité entre langue et culture.

Il suffit de répondre, sur ce point, par quelques observations absolument élémentaires que vous pouvez tirer du Petit Larousse. En France, par exemple, type même de la nation, on parle au moins sept langues différentes. On parle le français de l’Île-de-France, devenu langue officielle de l’État depuis 1539 seulement, par un décret de François 1er ; mais on parle aussi l’allemand, le flamand, le breton, le catalan, le provençal, l’arabe et l’italien, — je pense à la Corse, bien entendu.

En revanche, le français est parlé dans trois ou quatre autres pays que la France.

Et l’allemand ne définit nullement la nation allemande, puisqu’il est parlé dans au moins sept autres pays que la République fédérale allemande. Il est parlé naturellement dans l’Allemagne de l’Est, mais aussi en Suisse, au Luxembourg, en Autriche, dans une partie de la Tchécoslovaquie, dans une partie de la Roumanie et dans une partie de la Pologne, sans oublier une partie du nord de l’Italie.

On ne saurait donc observer aucune coïncidence nécessaire, ou naturelle, ou effective, entre langue, nation et culture.

Mais il y a autre chose. Admettons que nous parlons une vingtaine de langues bien constituées en Europe. Les meilleures linguistes d’aujourd’hui vous diront que toutes ces langues, — sauf le finno-ougrien, parlé par quelques millions de Hongrois et de Finlandais — toutes ces langues sont profondément parentes, sont de structures comparables, ont des racines communes, un vocabulaire assez largement commun, et enfin des origines communes : la langue dite indo-européenne. Alors que si vous prenez l’exemple de l’URSS ou celui de l’Inde, vous vous apercevez que, dans ces vastes fédérations, on parle un nombre beaucoup plus grand de langues, beaucoup plus différentes entre elles que ne le sont l’allemand, l’anglais, le français, l’espagnol et l’italien. On parle, en Inde, une quinzaine de « grandes langues » et des centaines de dialectes. Ces langues — celles du Nord et celles du Sud en tout cas — n’ont pas de racines communes. Entre le groupe des langues dravidiennes du Sud et le groupe des langues du Nord dérivées du sanscrit, il n’y a presque rien de commun. À tel point que M. Nehru, qui fut l’un des créateurs de l’unité indienne, pour avoir contribué à chasser les Anglais de l’Inde, ne peut parler à ses administrés qu’en anglais, s’il veut être compris dans tout le pays.

Bien entendu, il ne suffit pas d’écarter des objections pour arriver à une définition plus positive de la communauté de culture propre à l’Europe, c’est-à-dire de l’unité de base sur laquelle nous pourrons bâtir notre union.

À cet égard, on a proposé jusqu’ici deux types de définitions, l’une se référant aux sources communes de notre culture, l’autre aux produits spécifiques, aux résultats actuels de cette culture.

Vous connaissez tous la définition de la culture européenne ou de l’Europe elle-même, par ses trois sources : Athènes, Rome et Jérusalem, proposée et illustrée par Paul Valéry. Cette définition peut être dite traditionnelle, puisqu’on la retrouve déjà dans les œuvres des grands humanistes de la Renaissance et de la fin du Moyen Âge. C’est ainsi qu’Æneas Sylvius Piccolomini, qui devint le pape Pie II, l’exprimait en des termes assez voisins de ceux qu’a repris de nos jours Paul Valéry. Il est visible que nous résultons, nous autres Européens, d’Athènes, de Rome et de Jérusalem, dans cette mesure qu’Athènes a été l’origine de ce que nous appelons la raison, le sens critique et la notion d’individu ; que Rome a été l’origine de la conception de l’État, du Droit et de la personne du citoyen ; et que, de la tradition juive, nous viennent les notions de la foi, du monothéisme jaloux, et du prophétisme transcendant la Loi, notions reprises et universalisées par le christianisme, qui les concrétise dans le Sommaire évangélique : aimer Dieu et le prochain comme soi-même.

Cette définition par les trois sources a le désavantage d’être incomplète, puisqu’elle laisse de côté tous les apports qui ne sont ni grecs, ni juifs, ni romains, c’est-à-dire les apports germaniques, celtes, arabes, iraniens, et orientaux, qui sont venus s’ajouter au cours des âges.

Mais surtout, cette définition risque de créer l’illusion qu’une espèce de providence historique, quasi hégélienne, a voulu que ces trois traditions se réunissent à un certain moment pour former l’Europe idéale. Je tiens au contraire que cette rencontre a été purement accidentelle. Elle s’est produite dans ce que j’ai nommé « le carrefour hasardeux des premiers siècles de notre ère », et non pas du tout comme l’avènement d’une synthèse organique et logique. Point d’harmonie préétablie entre, par exemple, le prophétisme juif et le sens grec de la mesure ; ou entre le sens critique d’un Socrate et la raison d’État des empereurs romains ; ou enfin, entre les religions syncrétistes du Proche-Orient, et, mettons, les mythes des Nibelungen. Il subsiste dans tout cela beaucoup plus de contradiction que de principe d’unité.

En revanche, la définition par les sources a l’avantage d’expliquer les tensions dynamiques qui ont fait la force, et le drame aussi, de notre Europe.

La définition par les produits de notre culture et par ses résultats actuels est, elle, purement descriptive et objective. Elle consiste à dresser l’inventaire des créations spécifiques de l’Europe, dans les ordres les plus divers. C’est l’Europe qui a créé les sciences physiques et naturelles, d’où la technique et les machines. Mais c’est elle aussi qui a créé la notion de personne et tout ce qui en dérive : les valeurs morales, le droit, les institutions sociales et politiques. C’est l’Europe la première qui, sous l’influence du christianisme, a cru à la possibilité de la conversion individuelle brusque, renouvelant tout. D’où, par une transposition au plan social, la notion de révolution, sorte de conversion qu’on attend d’une collectivité. Notion purement européenne, incompréhensible aux Asiatiques, avant qu’ils aient été contaminés par les idées occidentales.

C’est l’Europe qui a créé l’idée d’histoire, d’évolution et de science historique. D’où l’idée de progrès.

C’est l’Europe enfin qui a créé quantité de formes d’organisation sociale inconnues de l’Asie, comme les Églises, la commune, le Parlement, la Nation.

Et enfin, ne l’oublions pas, c’est l’Europe qui a découvert toute la terre, alors qu’elle-même n’a jamais été découverte par d’autres peuples. Et c’est aujourd’hui l’Europe qui a lancé les savants à la conquête du ciel. Même si ce sont les Russes et les Américains qui y vont les premiers, ils le feront au nom d’une science née en Europe.

Seulement voilà, qu’y a-t-il de commun à ces produits de notre culture ? Tout cela est foncièrement hétéroclite, hétérogène. On voit mal la commune mesure entre la notion de personne et la machine. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ces deux choses viennent de l’Europe, qu’elles sont nées en Europe et ne sont pas nées ailleurs. Mais pourquoi sont-elles nées en Europe et non pas en Asie, par exemple ?

Ainsi donc, toute définition statique de l’Europe, soit par ses limites géographiques, ou par sa date de naissance dans l’histoire, ou par ses sources, ou par ses principes juridiques ou d’organisation politique et sociale, manque son but. Parce que la civilisation européenne est essentiellement un complexe de tensions, de contradictions, un mouvement à travers les siècles, un dynamisme, par contraste avec tant d’autres civilisations sacrées, comme celles de l’Asie, en général, ou comme les anciennes civilisations babyloniennes, égyptiennes ou mayas, régies par les astres, par les calendriers, par quelque religion totalitaire, et présentant donc, à nos yeux tout au moins, un principe général de cohérence.

Pour l’Asie, la civilisation et la religion enseignent une voie plutôt qu’une foi, une voie tracée, prescrite, et que les sages connaissent. En Europe, au contraire, nous sommes partis pour une aventure sans fin, dont nous ne connaissons pas les méandres et oublions souvent le But.

Dans un livre récent qui résume les réflexions que j’ai faites au cours d’une dizaine d’années d’action et de recherches européennes, j’ai précisément tenté de définir l’Europe comme une Aventure, et j’en suis arrivé aux conclusions que voici :

Ce qui définit une civilisation, à la fois dans son mouvement général et dans ses résultats à tel moment donné de l’histoire, ce sont ses grandes options de base. Je m’explique.

L’attitude originelle, les grands choix initiaux de toute recherche humaine, conditionnent non seulement les découvertes futures, mais encore la nature même de ce que l’on tiendra plus tard pour « la réalité ». Les résultats de fait d’une civilisation, et de ses recherches, révèlent beaucoup moins quelque réalité en soi, qu’ils n’illustrent la direction générale dans laquelle les créateurs et les agents de cette civilisation ont décidé de chercher et persistent à chercher au cours des siècles. « Dis-moi ce que tu as trouvé, je te dirai ce que tu cherchais », c’est-à-dire ce que tu avais décidé d’avance de trouver, et que tu appelles, en conséquence, le Réel.

Qu’avons-nous cherché en Europe ? Qu’avons-nous cherché sans même bien consciemment savoir ce que nous voulions chercher ? L’Orient, lui, a toujours cherché l’âme, les pouvoirs de l’esprit sur l’âme. C’était pour lui le réel, la vraie réalité. Il a donc trouvé ce qu’il cherchait : des sagesses, des méthodes d’action que nous dirions parapsychiques, et qui nous demeurent souvent obscures et inconnues. C’est ainsi que l’Inde a trouvé le yoga.

L’Occident, par contre, dès le départ, a choisi de chercher tout à fait ailleurs. Il a trouvé tout à fait autre chose, une tout autre « réalité ».

La question, pour moi, n’est pas de savoir si notre réalité — ou ce que nous appelons ainsi — est plus ou moins vraie que ce que les Orientaux appellent réalité. Je veux souligner simplement que ces deux réalités sont différentes essentiellement et différentes dès le début. La question, pour moi, revient donc à bien voir comment certains choix fondamentaux, initiaux, caractéristiques du génie européen, expliquent, d’une manière cohérente, l’évolution générale de l’Europe, ses découvertes les plus diverses, et ses finalités. Finalités qui se révèlent peu à peu, au cours des âges et des recherches.

Je donnerai trois exemples de ces choix initiaux. Et je les tirerai tous les trois d’une seule et même période, que je crois décisive pour la formation de l’Europe. C’est la période des grands conciles, qui va du ive au vie siècle de notre ère.

À l’époque des grands conciles, les Européens ont décidé — ou du moins tout se passe comme s’ils avaient décidé — trois choses capitales. Ils ont décidé que la matière et le corps sont des réalités ; que le temps a un sens ; et que l’homme est une personne. De ces trois grands choix initiaux découlent presque toutes les découvertes, création et invention caractéristique de l’Europe.

Je ne voudrais pas lasser votre attention en entrant dans le détail de cette démonstration, si passionnante qu’elle puisse être quand on y va voir d’assez près. Je voudrais seulement vous rappeler quelque chose d’extrêmement simple et de si évident qu’on n’y pense plus jamais.

En proclamant le dogme de l’Incarnation, les grands conciles ont reconnu que le corps, et la matière qui le constitue, sont des réalités reconnues par Dieu lui-même.

Dès ce moment, les sciences deviennent possibles, s’il est vrai que nous nommons « science » l’étude du corps humain et de la matière.

Il y a plus. Pour l’Européen chrétien, pour un Kepler, par exemple, le cosmos lui-même n’est pas cette fantasmagorie que décrivent les mythologies orientales, mais une réalité qui doit être interprétée, et qui doit même être sauvée par l’homme, par son action illuminante. L’homme peut étudier le cosmos, dès lors qu’il croit à une harmonie profonde entre ce cosmos et son esprit, l’un et l’autre ayant été créés et voulus par le même Dieu qui s’est incarné dans la matière.

Ainsi donc, l’option de base prise au concile de Nicée a entraîné des conséquences littéralement incalculables, — tant il est certain qu’aucun des Pères de l’Église qui prirent ces décisions dogmatiques, ne pouvait imaginer un seul instant ce qui en résulterait au cours des siècles, j’entends nos sciences physiques et naturelles, notre technique, et finalement nos bombes dites atomiques.

Il est très remarquable que le plus grand adversaire du christianisme à la fin du xixe siècle, Nietzsche, ait été le premier à l’avoir vu : les sciences physiques n’ont été possibles qu’à cause du christianisme, en Europe.

Deuxième exemple de ces choix ou de ces options de base. En proclamant le dogme de la Trinité, c’est-à-dire des Trois Personnes divines, distinguées par leurs fonctions mais d’essence unique, les conciles ont fourni le modèle du concept même de la personne, transposé par la suite au plan humain. La personne humaine — que tous les théologiens et philosophes, depuis des siècles, n’ont cessé de redéfinir — la personne humaine c’est l’individu (n’importe quel individu humain de n’importe quelle race ou rang social) qui reçoit une vocation. Cette vocation le distinguant de la masse, mais en même temps, le reliant au prochain ainsi qu’au Créateur de tous les hommes.

Cet homme-là, j’entends la personne, se voit donc à la fois libre et responsable, à la fois distingué et relié, et c’est lui qui va devenir la vraie source du Droit nouveau, du respect humain, de toute la morale occidentale, et de toutes les institutions civiques et sociales si caractéristiques de l’Europe, chargées d’assurer à la fois les libertés de l’individu et ses devoirs communautaires.

Troisième exemple d’option de base : c’est celui de la notion du Temps et de l’Histoire.

Presque toutes les civilisations connues se sont fait ou se font encore du temps, une idée cyclique. Pour les hindous, par exemple, la durée du monde se calcule en jours de Brahma, chacun de ces jours équivalant à 4320 millions d’années. Or, un Brahma vit 249 milliards d’années. Puis il meurt. L’univers retourne alors au chaos, jusqu’à ce qu’un autre Brahma inaugure une ère nouvelle, et tout recommence dans le même ordre. Tout cela, donc, s’écoule, passe et revient, meurt et recommence à l’infini, sans nulle innovation possible. C’est ce qu’on nomme le retour éternel. Il n’y a donc pas d’histoire possible, puisque cette histoire se noierait dans un déluge de chiffres où elle perdrait tout sens. Le temps lui-même est supprimé aux yeux de l’esprit.

Mais à l’époque des conciles, pour la première fois, il semble que les Européens aient conçu le courage d’affronter le temps, et de ne pas fuir devant lui dans le refuge des cycles éternels. Le Symbole des apôtres et le Symbole de Nicée datent d’une manière précise la mort du Christ ; ils précisent que le Christ est mort « sous Ponce Pilate », manière de souligner expressément l’unicité, l’historicité du fait. Il s’agit bel et bien d’un événement historique et non pas d’un événement mythique, comme le sont toujours les apparitions des dieux dans la théogonie hindoue, les « avatars ». Tous les écrits des Apôtres insistent sur le fait que le Christ s’est incarné « une fois pour toutes », dans l’histoire. Alors que les dieux hindous s’incarnent « chaque fois que » cette incarnation est rendue nécessaire par des catastrophes ou des crises.

C’est à partir de cet événement historique que l’Europe comptera les années de sa nouvelle ère. Et le temps, désormais, pour les Européens, court dans un seul sens. Il n’y a pas de retour éternel du temps. Il y aura un seul retour, celui du Christ, qui marquera la fin des temps. Ainsi, le temps, depuis la création du monde jusqu’à l’Incarnation, et de là jusqu’au Jugement dernier, prend un sens et un sens unique. Il cesse de tourner en rond comme il le faisait dans toutes les autres religions. Il devient linéaire, imprévu, il va vers un avenir chargé de nouveauté — l’aventure permanente.

Alors, l’Histoire devient possible. Elle vaut la peine d’être prise au sérieux, enregistrée, racontée, étudiée, puisqu’elle prend un sens, elle aussi, celui du déroulement d’actions humaines irréversibles, ayant lieu une fois pour toutes.

À leur tour, nos vocations individuelles prennent un sens dans cette évolution unique, dramatique, créatrice de nouveauté, et qui a été inaugurée par la vision chrétienne du temps. Du même coup, l’homme devient responsable de ses actions et de leurs conséquences. Il n’est plus soumis à la pure et simple fatalité des astres. Il court son aventure à lui. Là encore, nous retrouvons la notion de personne à la fois libre et responsable — adjectifs inconnus de l’Orient traditionnel.

Partant de ces trois grandes options religieuses et métaphysiques, celles des grands conciles, j’ai donc essayé de marquer le point de départ, dans le complexe européen, des résultats les plus typiques de notre culture : les sciences physiques et naturelles, la technique, mais aussi la personne humaine et toutes les institutions sociales qui en découlent, le sens de l’histoire, l’idée du progrès, la liberté et la responsabilité de l’individu dans la communauté.

Voici donc notre civilisation européenne définie, non point comme une création préconçue, harmonieuse et cohérente, non point comme la réalisation progressive d’une sorte d’idée platonicienne ou d’une essence éternelle, mais au contraire comme un vaste complexe de tensions, de recherches jamais achevées vers un équilibre sans cesse remis en question, et de découvertes inouïes qui posent toujours de nouveaux problèmes. En un mot, voici notre civilisation définie comme une aventure.

Le point de départ de cette aventure, je le vois donc dans un certain nombre de choix initiaux, instituant des tensions caractéristiques et délimitant des champs de recherche très largement ouverts sur l’inconnu. Et, certes, ceux qui ont pris ces options, je le répète, les Pères de l’Église par exemple, ne savaient pas où l’aventure les mènerait, où elle mènerait leurs descendants. Rien n’était fatal dans ce qui s’est produit. Mais pourtant, nous comprenons mieux maintenant pourquoi toutes ces choses hétéroclites, comme la machine, ou la commune, ou le droit d’opposition, ou le Parlement, ou la révolution, ont été conçues et créées par l’Europe et par elle seule.

On ne peut s’empêcher de se demander vers quoi cette aventure peut encore nous mener. Cependant, par définition, tout futur aventureux reste ambigu, réserve des possibilités de catastrophes et des possibilités de nouvelles découvertes favorables. Mais devons-nous considérer l’avenir de cette culture qui a fait l’Europe — qui est l’Europe — avec les yeux des pessimistes qui voient surtout nos divisions internes et les menaces qui se lèvent de toutes parts autour de notre continent ? Ou pouvons-nous le considérer avec les yeux des optimistes qui voient surtout la diffusion mondiale de notre civilisation européenne et ses sensationnelles conquêtes techniques, seules capables de nourrir demain une humanité en si rapide croissance ? Faut-il être pessimiste ou optimiste ? Bernanos avait coutume de dire à ses amis : « Les pessimistes sont des imbéciles malheureux ; les optimistes sont des imbéciles heureux… » Je préfère me ranger, pour ma part, dans la catégorie des activistes sans illusions.

Je vois bien que l’Europe a produit la seule civilisation qui mérite réellement le titre de civilisation mondiale. N’a-t-elle pas répandu sur la planète entière ses machines, ses formes de gouvernement, son hygiène — d’où le pullulement des masses asiatiques — et même ses délires, comme le nationalisme ? Le monde entier nous imite et nous n’imitons sérieusement personne. Nous n’imitons aucune autre culture qui puisse être considérée comme supérieure à la culture occidentale, et capable de la remplacer un jour ou l’autre. Il n’y a pas de candidat sérieux pour nous évincer de notre rôle universel. Le communisme lui-même ne peut apporter à l’Asie qu’une caricature très simplifiée de l’Occident, dont il est lui-même issu.

En revanche, je vois très bien que le reste du monde est en train de retourner contre nous les armes idéologiques, économiques ou militaires que nous lui avons fournies, et qu’ainsi nous courons l’immense danger de perdre notre indépendance, nation après nation, ce qui entraînerait la désagrégation du foyer même de la civilisation actuelle, c’est-à-dire de l’Europe — l’Europe étant le lieu du monde où sont conservés, cultivés et constamment renouvelés les grands secrets humains et divins de la personne, de ses pouvoirs créateurs et de ses libertés.

Rien n’est fatal. Les deux éventualités sont possibles : celle d’une nouvelle royauté pacifique de l’Europe sur toute la planète, si nous savons à temps nous unir, et celle d’un asservissement de l’Europe, si elle reste divisée devant les menaces mondiales.

Je ne puis donc conclure ces réflexions qu’en revenant à ma thèse de départ : l’Europe, c’est ce qu’il nous faut unir. Nous avons beaucoup moins à la définir dans l’abstrait qu’à la faire dans le concret. Cessons donc de demander ce qu’elle est, comme si nous n’étions pas personnellement impliqués dans l’affaire. Prenons en main notre sort, le sort de l’Europe, qui est aussi celui de nos enfants, et à l’éternelle question « Qu’est-ce que l’Europe ? », répondons avec réalisme : l’Europe, c’est ce que tous les hommes et les femmes qui habitent ce continent, c’est ce que vous et moi saurons en faire demain.