(1958) Définition, valeurs, énergie, recherche : quatre essais européens (1958) « … Et dona ferentes (Remarques sur la diffusion inégale de nos valeurs et de nos produits) » pp. 19-24

… Et dona ferentes (Remarques sur la diffusion inégale de nos valeurs et de nos produits)

L’Asie sourde à nos mélodies

L’énoncé des plus hautes valeurs européennes tient dans l’œuvre de Bach et dans celle de Mozart. La Messe en ut mineur réduit à peu de chose toute tentative verbale pour exprimer ce que l’homme européen a conçu de plus pur, de plus fort et de plus exaltant. Voilà l’Europe suprême, elle n’ira pas plus haut, peut-être ; mais qui serait en mesure d’exiger davantage ou de proposer mieux dans le monde d’aujourd’hui ?

Certes, l’Europe réelle est loin de tels sommets, mais ce sont tout de même ses sommets. Elle n’est pas souvent digne de ces œuvres, mais c’est elle qui les a créées. Nous l’oublions souvent et les « autres » l’ignorent ; ils voient plus facilement ce qui est beaucoup plus bas, au niveau du contact brutal entre leurs coutumes et nos armes, leur sagesse ancestrale et nos machines. Nos péchés sont criants, et tout Bandung les crie, mais il n’entend pas nos grandeurs. Car la musique est le sublime de l’Occident, mais pour l’oreille d’un Oriental, c’est un bruit vague, une espèce de rumeur insensée…

Il fallait bien rappeler ici qu’une réflexion sur nos valeurs occidentales ne saurait être académique ; elle s’inscrit dans une situation dominée par le malentendu et toute chargée de tragédies latentes. En voici la formule la plus simple, je crois : la diffusion de nos valeurs n’est pas co-extensive à celle de nos produits et n’en est pas non plus contemporaine ; elle reste loin derrière dans l’espace et le temps. Tel est le drame. Il intéresse l’avenir de tous les peuples de la Terre.

Diffusion de la civilisation occidentale

Si l’on cherche à se figurer l’aire de diffusion de la civilisation occidentale, on s’aperçoit qu’elle n’est pas loin de recouvrir l’ensemble des terres habitées, mais que la densité d’occidentalisation varie d’une manière considérable selon les pays, et à l’intérieur même de presque tous les pays.

L’Europe latine, anglo-saxonne et germano-scandinave, conservatoire et laboratoire de toute l’Histoire, de toutes les valeurs et de tous les produits d’ordres divers qui ont caractérisé notre civilisation, des origines jusqu’à ce jour, présente évidemment la densité maxima. Les Amériques et certains pays du Commonwealth forment une zone de diffusion occidentale parfois plus homogène, mais un peu moins dense, parce que moins ancienne et moins complexe du point de vue des valeurs et des tensions. Le Sud-Est européen, de la Puszta hongroise à l’Asie Mineure turque, en passant par les Balkans, est demeuré sans nul doute moins occidental que ne le sont devenus le Canada, le Chili ou l’Australie. Vient ensuite l’empire des Soviets, qui subit depuis quarante ans une occidentalisation planifiée mais grossière, aux dépens de valeurs européennes plus complexes, qui furent éliminées avec les anciennes classes, et de valeurs autochtones et populaires systématiquement refoulées. Reportées sur un planisphère, ces zones de diffusion pourraient être représentées par une petite tache d’un rouge sombre sur l’Europe médiane, tandis que les Amériques et l’Australie seraient en rouge vif, les franges sud-est de l’Europe en rose, et l’URSS en quadrillé rouge et blanc. Quant à l’Asie et à l’Afrique, il faudrait y marquer des points rouges, indiquant la plupart des grandes villes, quelques taches roses et, sporadiquement, des stries plus ou moins serrées. Le Japon s’est notoirement occidentalisé depuis la seconde moitié du xixe siècle. Le colonialisme a laissé des quartiers européens à Bombay comme à Capetown et à Hong Kong1 et des décors industriels aux confins de la jungle ou en plein désert. Enfin la Chine vient d’adopter coup sur coup une doctrine d’État venue d’Europe : le marxisme ; la technique et les armes de l’Occident ; l’alphabet substitué aux idéogrammes ; et même le contrôle des naissances.

Métamorphose moderne du cheval de Troie

Ce tableau de la diffusion de notre civilisation résume tant d’aspects variés, d’irrégularités de transmission, d’influences tantôt vagues et générales et tantôt sélectives à l’excès, qu’on en vient à se demander ce que peut bien signifier, en fin de compte, l’occidentalisation d’un peuple, d’un État ou d’un individu.

Ici, l’on se contente d’importer nos machines et nos armements, là nos formes politiques, partis et parlements. Plus tard, telle nation neuve ou telle fraction de son intelligentsia décide d’adopter nos conceptions sécularistes de l’existence, désacralisée, rationalisée, scientiste et démocratique. Plus rarement, secrètement, parfois inconsciemment, nos valeurs spécifiques se voient assimilées et retrouvent leur pouvoir créateur, mutuellement modérateur, humanisant. Dans la plupart des cas, s’occidentaliser signifie simplement acquérir le know how des procédés techniques, politiques et sociaux les plus voyants et les plus récemment mis au point par notre civilisation. Le système très complexe des valeurs spirituelles, morales et intellectuelles qui explique seul la genèse de ces « produits », qui définit ou qui limite leur mode d’emploi et donne un sens à l’aventure occidentale, ce système de valeurs reste ignoré, refusé d’instinct par les masses ou expressément combattu par leurs guides spirituels et politiques.

Le décalage sans cesse croissant entre le rythme d’expansion de nos produits et celui de nos valeurs régulatrices est en train de fomenter dans le monde entier des tensions inquiétantes, des malentendus pathétiques, une menace de chaos sans précédent.

Un intellectuel indonésien me dit un jour : « Vous autres Européens, vous nous envoyez des machines-outils ; c’est très joli, cela nous amuse et c’est utile, mais pourquoi n’y joignez-vous pas un petit livre expliquant d’où viennent ces objets, pourquoi vous avez eu l’idée de les construire et comment ils expriment et transportent, en fait, tout un monde de valeurs complètement étranger à nos croyances traditionnelles ? »

Une autre fois, il me raconte que sa femme, qui est une Hollandaise, donnait des leçons de solfège aux enfants d’une école de Djakarta ; et quand ils eurent appris les notes de notre gamme, elle leur dit : composez maintenant une chanson dans le goût de ce pays ; mais ils ne purent écrire que de petites mélodies qui ne rappelaient rien de leur musique indonésienne et ne faisaient que réinventer les lieux communs de nos chansons européennes, qu’ils n’avaient jamais entendues.

Ainsi, chaque machine exportée est, en fait, un cheval de Troie. Nous avons évacué nos guerriers et retiré nos fonctionnaires, mais nous ramenons subrepticement, et sans le savoir, des occupants plus efficaces et plus puissants, car c’est aux pensées qu’ils commandent, aux sentiments, aux sources mêmes de l’invention et de la compréhension de la vie. Nos machines et nos raisonnements, nos formes d’art et de gouvernement transportent au loin des champs de force qui vont agir anarchiquement, détruisant les bases mêmes d’équilibres anciens, appelant et impliquant impérieusement d’autres ensembles de valeurs, mais ne pouvant les communiquer, les expliquer et les faire vivre, au sens le plus fort de ce terme.

Les trois aspects de notre message

Que répondre à ces Orientaux, et bientôt à ces Africains, qui nous demandent avec anxiété, non point de les laisser comme ils sont, dans leur « sagesse » intacte et leur famine, mais de déclarer nos valeurs ? Ils nous obligent à nous interroger sur ce qui va de soi dans nos façons de penser et nos conduites habituées ; à prendre conscience, devant eux, de ce que nous croyons et voulons ; à réviser sous leur regard méfiant les illusions de notre « universalisme » — ou à découvrir ses vraies bases.

Classons d’abord les éléments caractéristiques de la civilisation occidentale en trois ordres : produits, principes de vie publique et valeurs.

Produits : les machines, la technique, l’industrie, le confort matériel, les procédés de construction et d’alimentation, l’hygiène ; les sociétés, les capitaux et leur mode d’emploi ; la commune et les syndicats ; le suffrage universel, les parlements, l’État centralisé, la bureaucratie et les partis ; l’instruction publique obligatoire et la presse ; les œuvres d’art.

Principes de vie publique : la séparation du temporel et du spirituel ; la séparation des pouvoirs et la réglementation de leurs rapports ; l’égalité devant la loi, la liberté de l’individu ou du groupe garantie par la justice (habeas corpus et droit d’association) ; le droit à l’opposition (majorité possible de demain), le droit de libre expression, le droit au travail et à la sécurité sociale ou privée (assurances, retraites, etc.), la souveraineté nationale et l’idée d’une loi internationale.

Valeurs : la personne humaine considérée comme inviolable ; le respect de la vérité objective, condition du progrès de la recherche autant que de la liberté ; l’interdépendance étroite de la liberté et de la justice, le but de la justice étant de protéger les libertés et la garantie interne des libertés consistant dans le sens de la responsabilité de chacun envers tous, ou solidarité ; l’unité, non exclusive de la diversité (ainsi les voix distinctes s’accordent dans nos chœurs) ; la reconnaissance de la réalité de la matière et du corps ; la croyance à la raison et à la rationalité du cosmos ; la foi au transcendant, l’amour de Dieu et du prochain.

On voit sans peine que nos produits sont les plus faciles à exporter et les plus rapidement acceptés hors d’Europe ; que nos principes de vie publique sont officiellement invoqués, mais surtout contre nous, et dans la mesure où ils condamnent notre présence ; enfin que nos valeurs sont difficiles à « vendre » (au sens américain du verbe) et sont le plus souvent totalement ignorées.

Il importe donc de montrer comment ces produits et principes procèdent en réalité de nos valeurs, et ne trouvent que dans le contexte de ces valeurs ou pour mieux dire : dans le champ magnétique qu’elles définissent et qu’elles propagent, leurs vertus créatrices, leurs mesures et leur sens.

La machine passe généralement pour le produit le plus typique de l’Occident. D’où provient-elle ? De la technique évidemment. Mais comment expliquer que l’Europe ait seule développé la technique dès la fin du xviiie siècle ? C’est qu’il se produisit à ce moment, en Europe, une conjonction sans précédent : celle de la science, s’établissant enfin sur les bases autonomes du calcul et de l’expérimentation ; de la philanthropie illuministe, héritière des rêves alchimiques ; et de la raison profane, égalitaire, balayant les coutumes sacrées et les entraves ancestrales.

Mais d’où venaient cette science et cette raison hardie rénovant les institutions, et cette ambition singulière de transformer le monde matériel ? Si l’on remonte à leurs origines, on trouve la Grèce et le christianisme, c’est-à-dire le respect de la vérité objective, la dialectique et la libre critique d’une part, et d’autre part la conviction de la réalité de la matière et la croyance profonde que le cosmos, créé par Dieu, n’est pas absurde ni soumis aux caprices des divinités monstrueuses. Il vaut la peine d’en scruter les lois. Et l’univers attend de l’homme d’être compris, révélé, voire sauvé : « Car la création tout entière attend, dans une attente ardente, la révélation des enfants de Dieu. » (Rom. 8-19)

Quant à nos principes de vie publique, ils s’inspirèrent tous, d’une manière plus ou moins directe ou correcte, de deux valeurs fondamentales élaborées aux origines mêmes de l’Europe ; la notion grecque d’individu et la notion chrétienne de personne. La première remonte aux philosophes présocratiques, mais c’est Socrate qui en illustra la haute portée morale ; la seconde fut définie par les premiers conciles, à l’occasion des grands débats sur la Trinité, et se lia par la suite indissolublement à la notion de vocation personnelle. C’est de la conjonction séculaire de ces valeurs grecques et chrétiennes que procède l’idée de liberté dans ses différentes acceptions, ces dernières permettant de rendre compte des tendances plus ou moins égalitaires ou aristocratiques, plus ou moins anarchisantes ou socialisantes de nos institutions.

Tels étant les liens innombrables qui unissent les attitudes fondamentales de la psyché européenne et les principes ou les produits qui manifestent son activité, il apparaît clairement que l’usage de ces produits et le recours à ces principes ne peuvent aller sans impliquer le système de valeurs dont ils procèdent. User des uns ou invoquer les autres hors du contexte spirituel de l’Occident, entraîne des conséquences incalculables et généralement chaotiques.

Le contact de la civilisation occidentale et des coutumes arabes en Algérie nous en donne un exemple tragique. Il ne s’agit nullement ici de politique, et ce n’est qu’en vertu d’un accident de l’Histoire que la France paraît seule en cause dans cette affaire. Car en réalité le problème est mondial. Il concerne tout l’Occident, dans ses relations avec le Monde qu’il influence.

Théoriquement, deux solutions nettes et radicales se conçoivent : ou bien garder pour nous ce qui ne peut que troubler et déséquilibrer les autres, ou bien imposer nos valeurs en même temps que nos créations. On voit que l’alternative est utopique, chacun de ses termes l’étant.

Il nous reste à trouver des formules d’équilibre ou de compromis tolérables entre ces extrêmes idéaux. C’est la tâche la plus importante de la seconde moitié du xxe siècle. Et c’est sans doute la première fois dans toute l’Histoire qu’un même problème crucial se pose au même moment à l’humanité tout entière.