(1978) La Vie protestante, articles (1938–1978) « Bilan simple (29 décembre 1961) » p. 1

Bilan simple (29 décembre 1961)t

Le bilan de l’année qui s’écoule me paraît simple à établir dans ses grandes lignes et à l’échelle de la planète : l’une après l’autre, toutes les puissances ont perdu la face, — sauf l’Europe.

L’URSS a perdu la face en tant que champion de la paix et du désarmement, en faisant éclater trente bombes atomiques en deux mois. À Goa, l’Inde a perdu la face, en tant que champion de la non-violence. À Cuba, les États-Unis ont perdu la face en tant que champions de la non-intervention.

Au Katanga, l’ONU a perdu la face en tant que champion de l’arbitrage pacifique et du droit des petits États. Quant à l’Allemagne de l’Est, c’est à la cause du communisme tout entier qu’elle a fait perdre la face, en bâtissant le mur de Berlin non pour se protéger contre une attaque, mais pour empêcher tout un peuple de fuir en masse le régime « populaire » !

Et tandis que les grands Moralisants du Monde humiliaient ainsi leurs principes, l’Europe accomplissait sans bruit un redressement spectaculaire. Aux États-Unis, d’où je reviens, il n’est question que du « miracle européen ». C’est un fait : la montée vers une prospérité sans précédent s’est opérée dans le temps même où l’Europe achevait de libérer ses colonies — dont on prétendait qu’elle vivait ! A-t-on remarqué le parallélisme, si frappant, entre la fin de la domination mondiale par nos nations, et les débuts de leur union ? Tandis que le tiers-monde, copiant ses anciens maîtres, se livre à la passion nationaliste, qui veut la guerre, l’Europe surmonte enfin les divisions mortelles qu’entretenait dans son sein cette même passion. Elle choisit la santé : elle veut se fédérer. Et bien sûr, tout n’est pas encore gagné. Mais en demandant son accession à ce Marché commun qu’elle affecta longtemps de traiter d’utopie, la Grande-Bretagne a démontré que l’Europe unie était d’ores et déjà bien autre chose qu’une rêverie d’intellectuels. Tel est sans doute le fait majeur qui marquera l’année 1961 aux yeux de l’histoire.

En offrant au monde l’exemple d’une fédération pacifique — que la Suisse a toutes les raisons de ne plus bouder — les Européens reprendront la tête du progrès humain. Ils ne retrouveront pas seulement leur vraie puissance, morale et matérielle, mais ils indiqueront aux peuples nouveaux de l’Afrique et de l’Asie les voies de leur propre avenir. Une fois unie politiquement, l’Europe exercerait sur l’URSS, comme elle le fait déjà sur les États-Unis, une attraction irrésistible. Et le Grand Occident reconstitué serait garant de la paix mondiale.

N’est-il pas admirable que l’année de l’Europe ait coïncidé par hasard avec l’année d’une grande étape œcuménique, la Nouvelle Delhi ? L’Église de Rome jouera sa part l’année prochaine. Nous sommes au seuil de l’ère des convergences, au-delà des nations souveraines et des églises refermées sur elles-mêmes. Une nouvelle Renaissance, qui est le fédéralisme, et une nouvelle Réforme, qui est l’œcuménisme, attendent notre foi et nos œuvres. Beau programme pour l’année qui vient et pour la suite ! Presque tout reste à faire, il est vrai. Sachons du moins à quels grands buts lointains nous pouvons adresser nos vœux.