(1961) Comme toi-même. Essais sur les mythes de l’amour « Première partie — Dialectique des mythes II. Les deux âmes d’André Gide » pp. 160-183

Dialectique des mythes II
Les deux âmes d’André Gide

… à présent que j’y vois un peu plus clair…

Et nunc manet in te.

Au lendemain de la mort d’André Gide, j’avais écrit pour un Hommage collectif quelques pages dont le ton personnel me paraissait convenir à l’occasion. Je vais les redonner sans modifications, non point qu’elles le méritent en soi, bien au contraire : c’est leur insuffisance qui m’intéresse ici, certain flou dans la prise de vues et certaines erreurs d’éclairage, et leur possible mise au point par un regard mieux informé. Voici le problème : une connaissance plus intime des mythes peut-elle permettre une connaissance plus juste de quelqu’un qui a vécu sous vos yeux, qui a beaucoup parlé de lui-même et vous a livré des aveux que vous pensiez avoir compris, mais qui se trompait peut-être sur son compte tout autant que vous sur le sien ? Une réponse positive à cette question serait bien faite pour confirmer, par recoupement, mes essais de mythanalyse portant sur des personnes que je n’ai pas connues et sur des personnages fictifs, donc incapables de me réfuter.

Un complot de protestants

Tout compte fait, nous nous connaissions peu, ce jour de juin 39 où, dans le hall de la rue Sébastien-Bottin, j’étais en train de téléphoner, quand je le vois descendre l’escalier. Je parle en le suivant d’un œil. Il s’arrête, il paraît attendre. Je pose le récepteur et nous sortons. Nous voici sur un banc du boulevard Saint-Germain. Les autos passent tout près. Il articule dans le bruit : « Où habitez-vous maintenant ? » Je crie que je l’ignore, devant quitter demain la maison de Charles Du Bos qui rentre d’Amérique, et je viens d’apprendre au téléphone que « cela ne va plus » pour un appartement promis. Il dit encore (mais vraiment j’entends mal) : « Vous cherchez un studio ? » — « Oui, c’est exactement ce qu’il me faut. » Il a l’air étonné, puis amusé. Et soudain, en se levant : « Eh bien ! allons le voir de ce pas ! » Alors, seulement, je comprends qu’il avait dit : « J’ai un studio… ».

Le lendemain, très tôt, nous arrivons chez lui. Le studio est vaste et plaisant, agrémenté d’un escalier conduisant à une large galerie. Par une porte capitonnée qui donne sur la bibliothèque où il travaille, Gide apparaît en robe de chambre grise, le corps un peu tassé et de large carrure, sa belle tête de moine tibétain barrée d’un sourire mince et pourtant amical. Il fait très chaud. De ses poches, il tire deux bouteilles de bière et nous les offre. Au milieu du studio pend un trapèze. Gide s’y appuie des deux mains, se balance en regardant nos valises. « Tout cela s’est arrangé si soudainement, dit-il, c’est inquiétant… Cela me ferait presque croire à la Providence !… Mais dites-moi, quand on saura que vous habitez ici, qu’est-ce qu’on va dire ?… » Et il répète, à travers ses dents serrées : « Qu’est-ce qu’on va dire ?… » avec un sourire inquisiteur. Je me garde de répondre. Finalement, Gide, en riant : « On va dire que c’est un complot de protestants ! »

Le mot ne manque pas de pertinence. Tous les matins, vers onze heures, il viendra entr’ouvrir la porte capitonnée, en s’annonçant par un profond « Allô ! Allô ! » et me demandera de passer chez lui pour quelques instants. Chaque fois, il orientera la conversation vers des sujets religieux ou même théologiques, comme si c’était précisément pour m’en parler qu’il m’offrait l’hospitalité.

Saint Paul reste sa bête noire. Et l’idée même d’orthodoxie. Il nie vivement que l’expression d’orthodoxie protestante puisse avoir un sens. Le protestant, pour lui, c’est l’opposant (comme on le croit généralement en France). Les gênes fécondes qu’il demandait jadis qu’on rende à l’art, la « critique dogmatique » des grandes époques, ne sont plus que mensonges à ses yeux dès que l’on passe à l’ordre spirituel. Peut-être ne songe-t-il qu’à la morale ? « En somme, lui dis-je, vous vous en tenez au protestantisme libéral de la fin du xixe siècle ? » — « Oui, c’est assez cela, la position du pasteur Roberty, que j’aimais bien. »

Vite lassé par les débats d’idées, il semble répugner à toute pensée qui par le style d’abord ne l’ait séduit. Il me parle souvent des Variations de Bossuet, avec une vive admiration, mais se refuse à Kierkegaard, qu’il juge « trop long ». Marquant ainsi bien franchement ses limites, et les moyens particuliers de sa recherche.

Sur un seul de ces entretiens, j’ai pris des notes. C’est celui du 20 juin. J’avais eu l’impression ce jour-là que Gide passait la prudence dans l’aveu, qu’il me disait ce qu’il ne pouvait dire, et n’a peut-être jamais répété.

La conversation s’engage sur L’Amour et l’Occident , qu’il est en train de lire59, et dont il me déclare, à ma profonde surprise, qu’il y trouve une explication des « erreurs de sa vie de jeune homme ». En phrases lentes et difficultueuses, coupées de silences et de reniflements, il se met à parler du « drame de sa vie ».

Jeune homme, épris et puritain, il a voulu disjoindre l’amour et le plaisir. Il croyait que « l’amour hétérosexuel » était d’autant plus pur que rien de charnel ne s’y mêlait60. « C’est ainsi que je me suis complètement blousé ! », répète-t-il en accentuant, circonflexant le dernier mot. Ce qui l’a souvent frappé chez bien des femmes, c’est leur manière « de s’offusquer du désir de l’homme. » Plusieurs, mariées, lui ont confié « qu’elles tenaient la libido de leur mari pour quelque chose de morbide. Cela recommence tout le temps ! disaient-elles. » Il hoche la tête, trouve cela très curieux, n’est-ce pas ? — un éclair de malice au coin de l’œil. Puis il a quelques phrases obscures, apparemment contradictoires avec ce qu’il vient de me dire : « J’ai trop longtemps gardé cette illusion que la femme n’avait pas besoin du commerce physique, pas autant que nous… Hélas ! je n’y voyais pas clair… On se trompe ainsi, et les conséquences… J’ai été assez bête pour croire cela ! Il ne faut jamais croire ce qu’elles nous disent… ». Il a pris une expression angoissée et crispée. « Je vous parle très sincèrement, je vous parle de choses qui ont joué un rôle très grave dans ma vie. » (Frappé par le ton de confession, par le ton « c’était mal » de ses propos.) Et, subitement, après un silence : « C’est ainsi que j’ai commis, à cette époque — je parle de mon premier séjour en Afrique —, une terrible erreur d’aiguillage ! »

Puis il tousse, se plaint de fumer trop, et de n’arriver point à se contraindre.

Les jours suivants, il me donne à lire par paquets les épreuves de son Journal en cours d’impression, et sur lequel je vais écrire un article pour la NRF. Il insiste — comme il sait insister ! — sur les suppressions qu’il y a faites. Tout ce qui concerne intimement sa femme — « le seul être, dit-il, que j’aie vraiment aimé » — tous ces passages ont été coupés. On les lira plus tard. Il les a recopiés dans deux cahiers gris d’écolier.

Un soir il vient m’avertir qu’il compte s’absenter pour huit jours. Mais son studio me restera ouvert ; que j’y vienne prendre tous les livres dont je pourrais avoir besoin…

Dès le lendemain, j’y pénètre, bien sûr. Des housses couvrent les meubles, une sorte de vieux drap son grand bureau. Sur l’étoffe, bien en évidence, un fort cahier gris d’écolier. J’ai lu les premières lignes, pour vérifier, et j’ai vite refermé la couverture. Pudeur, ou répugnance à donner dans le piège ? Les deux, sans doute.

Combien de fois l’ai-je revu après la guerre ? Souvent, en somme, et dans les lieux les plus divers, « Au Vaneau », près de Lausanne, à Neuchâtel, à Berne. Mais je n’ai plus souvenir d’aucune conversation qui mérite d’être rapportée, j’entends : qui modifie le moins du monde l’image que l’on connaît de lui. Nous parlions style, tournures de phrases, Littré. Et quelquefois, littérature. (Mais il s’en détachait visiblement, n’admirant plus, avec quelque ferveur, que les ouvrages qu’il se sentait le plus incapable d’écrire : ceux d’un Marcel Aymé, d’un Simenon). À Berne, pendant un déjeuner, il s’enquit avec insistance de mon opinion sur Strindberg, et je lui fis une réponse assez vague, m’étonnant surtout de la question. Huit jours plus tard, il recevait le prix Nobel.

Chez Richard Heyd, un soir, à Neuchâtel, l’on jouait au « cadavre exquis ». L’un écrit trois questions, l’autre en même temps trois réponses, puis on lit à haute voix les papiers. Jeu de télépathie plutôt que de hasard. J’avais écrit, dernière question : « Qu’est-ce que le style ? » Catherine, sa fille, lut sa dernière réponse : « L’originalité du Bipède. » (C’est ainsi qu’on l’appelait dans ce groupe.) Gide s’éclaircit la voix pour observer que le jeu devenait bien personnel, et proposa des bouts-rimés. « Car j’y excelle ! » annonça-t-il.

Peu d’hommes m’ont donné l’impression que le problème religieux existait dans leur vie en tant que problème permanent. Écarté, refoulé chez les uns ; et chez les autres résolu, croient-ils. Je ne dis pas qu’il torturait Gide, hors quelques crises dont nous avons les témoignages, mais il restait, pour lui, un problème.

Gide avait peu d’instinct religieux, et moins encore de goût pour la métaphysique. Il préférait ce qu’il jugeait important à ce que d’autres jugent profond. Son défaut de sens poétique me paraît presque inégalé depuis Montaigne. (Je ne nie pas un instant son lyrisme.) Et c’est ainsi qu’il réussit à remplacer le tragique par la perplexité. Tout cela peut éclairer son attitude envers le christianisme et son mystère.

Peu d’instinct religieux chez cet homme, alors que le christianisme, l’Église et l’Évangile furent ses constants sujets d’irritation, de ferveur ou de nostalgie ? Le paradoxe n’est qu’apparent. Qu’on n’oublie pas sa formation chrétienne ; ses lectures prolongées et sans cesse renouvelées de l’Écriture ; son amour pour le style biblique ; la confusion courante — non seulement puritaine — entretenue chez les jeunes bourgeois — et non seulement de son époque — entre tabous sexuels et spiritualité, d’où sa polémique inlassable contre l’orthodoxie telle qu’il l’imaginait et dans laquelle il voyait (par erreur) la sanction d’une certaine éthique ; la conversion de quelques-uns de ses amis ; enfin la piété de sa femme. Ces données biographiques ne font point une nature. Elles expliquent simplement l’insistance du problème aux stades les plus variés de l’évolution de Gide.

Ce qui l’a vraiment torturé, c’est l’éthique, non le religieux ; la justification, non le salut ; ce que l’on vit et comment on juge, non la connaissance pure, ni le mystère. Réduisait-il la religion à la morale ? Je pense plutôt que la morale était le lieu de son vrai drame, et qu’il ne pouvait approcher la religion que dans ce drame. Ainsi, devenir ou redevenir chrétien, ne pouvait signifier pour lui que la sainteté, et non pas l’accueil du mystère, ni l’adhésion à un credo. J’en donne la preuve : avoir la foi sans être saint lui paraissait la tricherie même, tandis qu’il eût admis la sainteté sans foi. Que dis-je ? Il l’a souhaitée expressément. Mais comment définir un saint qui ne croit pas ? Un saint privé de foi autant que de religion, ni chrétien ni hindou, sans mystique ni mystère ? Ne serait-il pas un homme tout à fait plat, réduit à quelques partis pris éthiques ? Ce débat nous éloignerait de la réalité de Gide. Une intense affectivité le liait, le reliait, au monde du christianisme, même s’il en refusait les dimensions profondes.

J’ai dit qu’il se méfiait d’une certaine « profondeur », qui mesure parfois la distance entre l’éthique et la mystique, mais qui souvent n’est qu’un concept bâtard, engendré par le romantisme. Gide recherchait plutôt la rectitude, qu’il tenait pour la vérité. Il lui arrivait ainsi de s’arrêter à la logique exotérique d’un texte sacré, disons à son seul sens éthique. Penchant bien protestant, ou simplement rançon d’une stricte sobriété. Ses connaissances bibliques me stupéfiaient. L’usage qu’il en faisait me semblait décevant. Là où Claudel prend son élan pour caramboler des symboles, où Valéry se fût poliment récusé, Gide objectait, déduisait, s’émouvait… Peu d’écrivains, même chrétiens, nous ont montré pareil amour pour l’Évangile, et cela jusque dans les années où il doutait de l’existence de Dieu.

Mais il croyait à l’homme individuel, et cette croyance est née de la synthèse du christianisme. Elle n’existe pas hors de lui, et n’est pas explicable sang lui. (Je ne dis pas qu’elle soit chrétienne pour autant.) Gide était individualiste. Savons-nous encore mesurer le sens et la portée de cette banalité, en vérité bizarre et unique dans l’Histoire, une civilisation sur vingt et une connues l’ayant rendue possible et acceptable ?

« Hérétique entre les hérétiques », toujours soucieux de différer mais de légitimer sa différence, on ne pouvait être plus occidental. On ne pouvait être moins mystique au sens des religions traditionnelles, au sens du mythe, des astres et de l’ordre cosmique, ou bien encore au sens des lois fatales et collectives interprétées par un Parti.

C’est pourquoi le problème religieux, tel qu’il se pose au monde christianisé, et à lui seul, libéré « par la foi » de l’empire des mythes, n’a cessé d’occuper sa pensée. Et j’ignore si c’est mal ou bien : je constate simplement le phénomène. Je ne tiens pas la foi pour une vertu plus que l’absence de foi pour une preuve de courage. Des vertus et des vices, dans un milieu donné, tout le monde reste en droit de juger au nom des normes établies. Mais la foi, le salut personnel n’ont rien à voir avec la bienséance, et ne sont pas de l’ordre des mérites. Et c’est pourquoi il est écrit : « Ne jugez pas ! ». J’avoue que je comprends mal, ou plutôt que je réprouve ces discussions sur la croyance ou non d’un homme célèbre, multipliées et prolongées après sa mort dans notre siècle. Elles relèvent de l’esprit de parti, qui est le contraire de l’amour du prochain. Elles ne sont ni chrétiennes ni simplement honnêtes. « Le Seigneur seul connaît les siens », dit l’Écriture : si l’on est chrétien, qu’on croie cela, laissant aux incroyants le droit de mieux savoir. Et qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? Sinon nous servir d’argument et nous rassurer curieusement dans notre foi ou dans notre incroyance, — parce qu’un de plus vient renforcer notre parti, et qu’il n’est pas le premier venu. C’est usurper la place du Juge, ou mêler vanités et salut.

Si Gide a refusé totalement quelque chose, c’est justement le totalitarisme, qui est l’esprit de parti logiquement développé. Et d’abord dans la religion. Le vrai croyant demain, ne sera-t-il pas celui qui osera dire : « Je ne crois pas ! » quand l’État contre l’homme invoquera les nécessités de l’Histoire ? Il n’est pas de vraie foi sans vrai doute, plus qu’il n’est de lumière sans ombre. Et je n’entends pas dire que Gide fut un croyant, mais il reste un douteur exemplaire.

Un cas-limite

Pour ma part, je gardais mes doutes sur la validité des conclusions que j’avais cru pouvoir tirer de mes entretiens avec Gide, touchant sa vie intime, ses jugements sur lui-même, ou son attitude religieuse. Et par exemple : de cette confession surprenante dont j’ai donné la relation fidèle, la lecture de L’Amour et l’Occident n’avait-elle été que le prétexte — ou la motivation réelle ? Gide avait-il seulement cédé à ce curieux besoin (dont il se plaint souvent) d’abonder dans le sens de l’interlocuteur — quitte à se reprendre tôt après, tête à tête avec son Journal ? Ne cherchait-il que l’occasion d’un aveu qui le tentait depuis longtemps ? Ou bien venait-il vraiment de découvrir une « explication » convaincante de ses « erreurs » ? Ce dernier mot lui-même, à cet instant, comment l’entendait-il, l’assumait-il ? En moraliste qui se jugeait et condamnait, ou en naturaliste qui se constatait ?

Le passionnant ouvrage de Jean Delay sur La Jeunesse d’André Gide m’a permis de lever une partie de ces doutes. Au cours d’une conversation qui prend place dans les derniers temps de sa vie (une bonne dizaine d’années après nos entretiens) Gide, écrit le Dr Delay « me dit attacher une importance toute particulière » à L’Amour et l’Occident et à ses analyses du mythe de Tristan. « C’est là, ajouta-t-il, et non dans les ouvrages des psychanalystes, que j’ai trouvé l’explication de quelques-unes de mes erreurs, et des plus anciennes61 ». Partant de là, Jean Delay reconstitue la psychologie tristanienne, si typique des Cahiers d’André Walter et des premiers « traités » de Gide, mais dont la persistance à travers toute une vie est attestée par la publication posthume de fragments du Journal intime, et de Et nunc manet in te.

Confirmation précieuse et qui m’invite à reprendre à mon tour, dans son ensemble, le cas-limite que figure à mes yeux la vie de Gide : un exemple à peu près parfait de dissociation de la personne, permettant la coexistence — l’actualité simultanée — des deux mythes normalement exclusifs l’un de l’autre de Tristan et de Don Juan62.

André Walter, ou l’angélisme

Dès le premier livre de Gide, toutes les « notes » de Tristan sont manifestes.

L’amour est lié à la séparation des deux amants : la mère d’André Walter s’est opposée à son amour pour Emmanuèle ; celle-ci épouse un certain T., dont on ne sait rien, et qui n’est là, visiblement, que pour tenir le rôle obligé du roi Marc. L’extrême de la séparation étant la mort, Emmanuèle devra mourir, et André note (dans un projet de roman, anticipant la réalité) : « Elle meurt, donc il la possède… Tant que le corps vivra, l’amour sera contraint, mais aussitôt la mort venue, l’amour triomphera de toutes les entraves. » Cet amour doit s’élever à une extase libératrice : « un nirvana prodigieux, où le moi entier se fondrait, s’abîmerait en extase, et garderait pourtant la volontaire conscience de son évanouissement ; ce serait comme un néant voluptueusement perceptible63 ».

La femme aimée est idéale : c’est « Béatrice », c’est l’éternelle fiancée, c’est « une Dame élue, immatériellement pure ». C’est l’Âme, en somme, et une âme conçue comme « adversaire » de la chair. Mais la vertu de ce mot âme « s’épuise à force de le répéter : il faudrait dire l’ange ». Elle est donc l’Ange, mais en même temps le « but » de l’ange, « l’essor de l’ange » chez son amant. Elle n’est jamais un moi distinct, indépendant, aimé dans sa réalité, mais une projection déguisée, le Double féminin du moi d’André : « Voilée de noir, au crépuscule, je t’ai vue accoudée au chevet de mon lit, telle qu’une ombre silencieuse… J’eus peur, et la vision s’évanouit. » Ailleurs — et plus d’une fois — elle se confond avec l’image de la mère : « Le soir je retrouvais son profil disparu dans l’ombre de ta tête penchée… ta voix quand tu parlais me faisait souvenir. Et bientôt, votre mémoire à toutes deux se confondait, indécise. »

Parce qu’il a « peur » de cette reconnaissance et du double interdit qui s’y attache, il ne peut vivre avec celle qu’il aime. Tous les prétextes lui seront bons pour éviter le mariage, la vie commune ; et faute d’obstacles extérieurs empêchant que l’amour « tourne à réalité » (comme s’exprimaient les troubadours) il saura bien en susciter de plus secrets. Dans l’œuvre écrite, la vie rêvée, il mariera Emmanuèle à T. Et dans la vie réelle, tout va se passer comme le mythe veut que les choses se passent : le mariage auquel rien ne s’oppose64 est d’abord retardé par des scrupules étranges (qu’on nommera puritains pour la simple raison que les fiancés sont protestants) ; puis, quand il sera conclu — trop tard, naturellement — il ne sera jamais consommé. Les voyages du mari et la « fragile » santé de la femme, les goûts de l’un et les silences de l’autre — quand un mot pouvait tout dénouer ! — les données naturelles et les comportements les plus fibres en apparence, tout concourt à sauver la loi non de la morale mais du mythe : car il est inconcevable à jamais que Tristan et Iseut se marient et s’ils le font pourtant, ce ne sera qu’apparence. La vérité particulière de leur amour interdit cette réalité.

Ils mourront donc comme ils auront vécu : séparés l’un de l’autre et s’aimant65.

Telle est la mystérieuse complicité de la vie contingente et du mythe : mystérieuse en ce sens qu’il demeure impossible de décider si c’est le mythe qui a fait la vie, ou si la vie se trouvait disposée par accident dans le sens du mythe. Comme Kierkegaard, Gide s’est plaint très souvent d’une « écharde dans la chair » qui, pensait-il, le rendait inapte au mariage. Cause ou effet de l’emprise du mythe ? La question n’a peut-être pas de sens. On ne peut se retenir de penser qu’un conseil judicieux, quelques mots dits à temps à ce jeune homme élevé dans une folle ignorance des réalités de la chair, eussent au moins prévenu le drame du mariage blanc. Mais justement le mythe existe, le mythe est là, dans cette complicité des circonstances, dans ce complot semblable à un destin, et qui écarte par enchantement les conseils et les accidents qui eussent ouvert les yeux de sa victime consentante…

Le nomadisme, ou Don Juan

« Bondir à l’autre extrémité de soi-même » étant l’un des mouvements les plus typiques de Gide66, considérons en lui sans transition, Don Juan.

C’est pendant son voyage de noces, pendant qu’il vit l’échec atroce de son mariage, que Gide écrit Les Nourritures terrestres, bréviaire du nomadisme dionysiaque. Don Juan surgit comme pour venger la douleur inhumaine de Tristan. Il se déguise un peu, pour mieux se faire admettre. Il prétend tout d’abord que sa doctrine est justifiée par la religion de Gide : « L’Évangile y mène, dit Euclide ; on appellera ta doctrine Nomadisme, du beau mot nomos, pâturage67. » Ensuite, il substitue au terme de nomadisme, qui évoquerait l’infidélité — et ce scrupule est tristanien — la « disponibilité », qui a je ne sais quel relent de charité générale, d’ouverture généreuse, voire d’amour du prochain. En fait, il s’agit bien du refus de la durée et du refus d’assumer l’autre, caractéristiques de Don Juan. « Gide ne tient pas en place — note Jean Paulhan. Il préfère la chasse à la prise ». Impatience de l’Aventurier et d’un certain type de sensuels. « Le voluptueux Ménalque veut oublier le passé comme il veut ignorer l’avenir, il veut « le parfait oubli d’hier » et « n’importe quel avenir », pour jouir totalement de l’instant présent et lui appartenir sans restriction, dans une « stupéfaction passionnée.68 »

Ces fantaisies ou ces phantasmes voluptueux sont le fait d’un tempérament plus excitable que bien maîtrisé : « Pour moi… que souvent, pareil à Whitman, le plus furtif contact satisfait » peut-on lire dans Si le grain ne meurt. Satisfactions rapides et sans lendemain, presto et fuite perpétuelle de Don Juan ! Ici l’artiste et l’homme se confondent, dans la même impatience des « redites », car c’est ainsi que Gide qualifie toute liaison qui impliquerait quelque durée. (Il n’a d’ailleurs cessé de le redire, — mais en des endroits différents.)

Et voici le trait final, décisif : le désir pur doit être sans amour. (Donc l’amour pur doit être sans désir). Dans Si le grain ne meurt, à la page où il décrit sa première expérience avec un jeune garçon, il proclame sur le mode majeur cela même dont il gémira en tant d’autres pages de son œuvre : « Ma joie fut immense et telle que je ne la pusse imaginer plus pleine si de l’amour s’y fût mêlé. Comment eût-il été question d’amour ? Comment eussè-je laissé le désir disposer de mon cœur ? Mon plaisir était sans arrière-pensée et ne devait être suivi d’aucun remords.69 »

C’est de cette « joie immense » que Gide voulait parler, lorsqu’il me dit, dans l’entretien que j’ai rapporté, qu’il avait commis, ce jour-là, « une terrible erreur d’aiguillage. »

Le désir et l’amour dissociés

Désirer ceux que l’on n’aime pas, aimer celle qu’on ne désire pas : ce drame de la vie d’André Gide est celui d’une dissociation presque totale de la personne, et qui l’a livré sans défense à la tyrannie de deux mythes, — quand un seul suffit bien au malheur d’un seul homme ou à la passion d’un personnage romanesque.

Dans quelle mesure peut-on tenir Gide pour responsable de cette « inhabileté foncière à mêler l’esprit et les sens70 » dont il fut dès le début très conscient ? Il en a tiré le meilleur de sa création littéraire, il l’a subie comme une « écharde dans la chair », elle a ruiné sa vie intime et son mariage et peut-être la vie de sa femme. Il en parle tantôt comme d’un destin cruel, tantôt comme de son choix « quasi mystique » et finalement comme d’une « erreur » morale. Dans cette perplexité fondamentale, dans ce regard critique qu’à de certains moments il porte sur ses deux lui-même dissociés — et qui n’entrent vraiment en conflit qu’à la faveur de cette mise en question comme par un Tiers, oui : dans ce Tiers exclu de ses amours réside sans doute la vraie personne d’André Gide71.

Dès les Cahiers d’André Walter, il se sent et se connaît double : « Puis je les ai tant séparés que maintenant je n’en suis plus le maître ; ils vont chacun de leur côté, le corps et l’âme. Elle rêve de caresses toujours plus chastes ; lui s’abandonne à la dérive. La sagesse, sans doute, voudrait qu’on les mène ensemble, qu’on fasse converger leurs poursuites… ». Est-ce bien lui, cependant, qui les a séparés, jusqu’à n’en être plus le maître — l’un devenant la proie de « Tristan » et l’autre de « Don Juan » ? A-t-il été victime des dieux, j’entends des mythes ? Ou d’une originelle erreur sur la personne ? Ou simplement, de son éducation et de la morale puritaine ? La troisième hypothèse est la plus vraisemblable à première vue.

« Mon éducation puritaine avait fait un monstre des revendications de la chair »72. Non seulement c’était mal, mais c’était le Péché. Et dans le Péché en général, il existe un péché pire que tout autre, — et que nul ne se vante d’avoir commis par forfanterie d’immoraliste. Or le jeune Gide, en pressent l’épouvante, s’il vient à désirer une femme qu’il aime. Tout à la fin de sa vie, parlant de ses rêves, Gide remarque : « … mais dans le rêve seulement, la figure de ma femme se substitue parfois, subtilement et comme mystiquement, à celle de ma mère, sans que j’en sois très étonné. Les contours des visages ne sont pas assez nets pour me retenir de passer de l’une à l’autre… bien plus : le rôle que l’une ou l’autre joue dans l’action du rêve reste à peu près le même, c’est-à-dire un rôle d’inhibition, ce qui explique ou motive la substitution.73 »

Élevé par des femmes qui furent toutes, nous dit-il, « d’admirables figures chrétiennes » — sa mère, sa gouvernante et deux tantes maternelles — « à qui le prêt du moindre trouble de la chair eût fait injure, me semblait-il » — puis confondant avec l’image de sa mère celle de sa proche cousine Madeleine, qu’il épousera malgré tout — comment Gide eût-il pu surmonter l’interdit jeté de la sorte sur la femme ? Incapable de révoquer les données mêmes de ce drame, cherchant son salut dans la fuite, il recourt au moyen d’Ulysse : — « Je n’y suis pas. Je ne suis personne ! » Devant l’imminence du péril tapi tout près du seuil de sa conscience, il se scinde en deux êtres distincts : le Monstre ne le trouvera plus ! Il ne saura plus où le prendre ! Je suis Tristan, voyez mon âme, c’est un ange. Je suis Don Juan, voyez mon corps, bête innocente… Ce qui se traduit en termes de morale par les deux « raisonnements » suivants, presque inconscients, cela va sans dire, et dont il sera le premier surpris lorsqu’il en trouvera beaucoup plus tard la clef74. 1° Aimer l’image de sa mère reste permis, tant que le « désir charnel » est inhibé. 2° En revanche, désirer les corps brunis de jeunes « vauriens » qu’on ne reverra jamais n’est certes pas bien vu dans « nos milieux », mais du moins ne viole pas le suprême interdit.

Cette grande audace de notre immoraliste est le type même de la demi-mesure, du compromis d’ailleurs vital, entre le désir naturel et une morale absolument intransigeante, bien antérieure au christianisme et au puritanisme victorien ; au surplus, sanctionnée par la Mère. Donc Gide « prend son parti de dissocier le plaisir de l’amour ». Et même il fait de cette nécessité vertu : « Il me paraissait que ce divorce était souhaitable, que le plaisir était ainsi plus pur, l’amour plus parfait, si le cœur et la chair ne s’entr’engageaient point75. » C’est le moyen qu’il a trouvé de ménager à la fois l’amour et le plaisir sans violer le tabou de l’inceste et en s’accommodant, en quelque sorte, aux structures imposées à sa jeunesse par le puritanisme maternel. Un complexe d’Œdipe mieux noué, plus « normal », dirais-je, eût peut-être donné à Gide l’agressivité nécessaire pour briser ces structures puritaines, comme l’ont fait après tout d’innombrables jeunes gens élevés dans la même tradition : mais quand son père mourut — homme libéral et bon, et par bien des traits de caractère moins « viril », dirait-on, que la mère, du moins telle que Gide l’a décrite — le petit André allait avoir 11 ans. Sa mère le prit sur ses genoux pour consoler l’enfant qui sanglotait : « et je me sentis soudain tout enveloppé par cet amour, qui désormais se refermait sur moi.76 » Les derniers mots ne sont pas seulement touchants… Dès cet instant, les jeux sont faits.

L’alternance, et la fuite de l’âme

Cette espèce de sécurité dans l’alternance de ses moi dissociés — j’allais dire qu’au sens littéral Gide l’a payée de sa personne. L’expression, pour être toute faite, est pourtant fausse. C’est l’âme de Gide qui a fait les frais de sa ruse vitale.

Il faut s’entendre, évidemment, sur ce mot d’âme. Je le prends ici au sens de Nietzsche, et de Gide lui-même dans sa maturité. Selon la conception traditionnelle des gnostiques et même de saint Paul, l’homme consiste en un corps physique, un corps psychique, un corps mental ou spirituel. Le psychique est, pour Nietzsche, « l’âme mortelle… l’âme coordonnatrice des instincts et passions ». Pour Gide, « un faisceau d’émotions, de tendances, de susceptibilités, dont le lien n’est peut-être que physiologique ». C’est le siège de l’amour sous ses formes diverses : amour de désir ou de don (« Le glissement de l’un à l’autre reste toujours possible77 »). Gide ne distingue pas davantage. « Animus, Animum, Anima… ces discriminations me donnent le vertige. » On le voit de reste, lorsqu’il écrit un peu plus loin, parlant de sa femme : « C’était son âme que j’aimais ; et cette âme, je n’y croyais pas. Je ne crois pas à l’âme séparée du corps78. » (Comprenons qu’il ne croyait plus à l’esprit distinct, personnel, qui sera sauvé ou détruit après la mort des corps physique et animique, et que le langage moderne, même religieux, ne cesse de confondre avec l’âme.)

Cet aveu pathétique est l’un de ces moments où Gide existe, « irremplaçable », où il rejoint sa vraie personne, parce qu’un Tiers en lui, qui est son vrai moi final, assume enfin l’insoluble conflit de ses deux âmes. Songeant à ces « extrêmes » si longtemps ménagés, cultivés, isolés l’un de l’autre — et que symbolisent nos deux mythes —, j’oserai dire à mon tour, inversant son aveu et le rapportant à lui-même : — c’était en ses deux âmes qu’il avait cru, et ses deux âmes ne l’aimaient plus. Je parle ici du Gide achevé, équilibré dans son dialogue intime, et tel qu’il se décrit dès ses Morceaux choisis, publiés à 52 ans. Sa vieillesse n’a rien apporté qui ne confirme une telle image.

Celui que nous avons pu connaître n’était ni le mari transi d’Emmanuèle, ni le nomade en chasse de brefs plaisirs solaires, ni André Walter, ni Ménalque. Il eût semblé bien incongru d’évoquer devant lui, en sa présence « d’inflexible Mongol à tête de scarabée79 » les figures alternées de Tristan et Don Juan. Ces deux « extrêmes » dont il s’était loué d’avoir su protéger la « cohabitation » semblaient s’être absentés de lui-même, entraînant avec eux son âme divisée. Comme évacués de sa personne, ils étaient devenus personnages de ses œuvres. Encore qu’en aucune d’elles — sauf le Journal — ils aient jamais « cohabité », d’où l’absence de tension profonde qui a sans nul doute favorisé les perfections formelles et l’harmonie que l’on sait, aux dépens du pouvoir tragique. D’avoir été séparément mais simultanément actualisés, ils avaient privé Gide de cette Ombre qui est le refoulement d’une part virtuelle de l’âme, — donc sa présence encore, secrète mais active. Ils avaient cessé de le toucher. Et trop bien isolés l’un de l’autre en ses œuvres, loin de s’y prêter force en secret, ils exténuaient leur énergie dans la pureté d’un jeu bien alterné.

Demeurait la perplexité, sereine ou tourmentée, malicieuse ou maussade, selon les jours ou l’interlocuteur. Beaucoup de petits problèmes de langage ou de morale, mais dont le débat tournait souvent à l’argutie, — ou bien il vous rendait les armes un peu trop vite. Beaucoup d’arrière-pensées, qu’il ne voulait plus suivre, et c’étaient elles pourtant qui le faisaient encore si attachant, et parfois émouvant, pour ceux qui avaient aimé ses livres. Bref, en dépit de sa curiosité demeurée vive, et de sa générosité, un refus quasi instinctif d’approfondir et d’élargir, d’intégrer et de prolonger, doublé d’une propension de plus en plus marquée à vouloir le contraire de tout cela, c’est-à-dire à cerner et limiter, dissocier et démystifier. Cette attitude a sa vertu, qui est celle du doute. Mais elle trahit aussi ce qu’il me faut bien nommer — « à présent que j’y vois plus clair » il le faut bien — un certain assèchement de l’âme et de ses pouvoirs d’expansion.

De là cette impression que j’avais gardée de lui, et que je traduisais en parlant d’un défaut d’imagination spirituelle, — pour moi le vrai sens poétique. (Lui préférait parler de son « refus d’accueil » à toute espèce de réalité inaccessible au « raisonnable ».) Je distingue mieux, aujourd’hui, les origines fonctionnelles de cette fuite de l’âme dédoublée, et comment elle devait se produire à la longue dans l’évolution de sa personne.

Gide fut-il la victime d’une fin d’époque cruelle et déjà tout absurde à nos yeux, comme peuvent paraître absurdes ou dénués d’intérêt les conflits entretenus dans la vie d’un Aztèque par les décrets de dieux déments, et qui sont morts ? Fut-il plutôt l’acteur, sacrifié à son rôle, d’une dramatique de l’âme qui vivra bien autant que notre Occident et ses mythes ? Nietzsche se vantait d’avoir écrit le seul ouvrage au monde qui se termine par ou bien ? — Gide ici l’a rejoint, mais par sa vie.