(1961) Comme toi-même. Essais sur les mythes de l’amour « Annexes — L’amour selon les évangiles » pp. 265-270

Annexe I
L’amour selon les évangiles

Je disais dans mon introduction que les préceptes évangéliques sur l’amour, le mariage et la sexualité tiennent en peu de pages. Les voici.

Amour divin

Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son fils unique… (Luc, III, 16).

Le Père m’aime parce que je donne ma vie (Luc, X, 17).

Comme le Père m’a aimé, je vous ai aussi aimés… Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis… Je vous ai appelés amis parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père. (Jean, XV, 9, 13, 15.)

Celui qui garde mes commandements, c’est celui qui m’aime ; et celui qui m’aime sera aimé de mon Père, je l’aimerai et je me ferai connaître de lui. (Jean, XV, 15).

Celui qui aime sa vie la perdra, et celui qui hait sa vie dans ce monde la sauvera pour la vie éternelle (Jean, XII, 25).

Jésus sachant son heure venue de passer de ce monde au Père, et ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, mit le comble à son amour pour eux. (Suit le récit du lavement des pieds des disciples.) (Jean, XIII, 1).

Enfin, ce passage capital de l’Épître de Jean I, 4, 7-21 :

Bien-aimés, aimons-nous les uns les autres ; car l’amour est de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour.

… Et cet amour consiste non point en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce qu’il nous a aimés le premier… Si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres.

Personne n’a jamais vu Dieu ; si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous.

L’amour parfait bannit la crainte.

Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur ; car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ?

Amour du prochain

Je vous donne ce commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés (Jean, XIII, 34-35).

L’un des pharisiens, docteur de la Loi, lui fit cette question : quel est le plus grand commandement ? Jésus lui répondit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la Loi et les Prophètes (Matt., XXII, 35-40).

Et qui est mon prochain ? (demande un autre docteur de la Loi). Réponse de Jésus : Celui qui a secouru le blessé trouvé au bord du chemin, celui qui a « exercé la miséricorde envers lui » (Luc, X, 29-37).

Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous maltraitent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux (Matt., V, 43).

L’amour du prochain est spirituel, totalement étranger aux attachements naturels, aux liens de la chair :

Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? (Matt., V, 46).

Celui qui aime son père ou sa mère, son fils ou sa fille plus que moi, n’est pas digne de moi (Matt., X, 37).

Quelqu’un lui dit : Ta mère et tes frères sont dehors et demandent à te parler : Jésus répondit : Qui est ma mère et qui sont mes frères ? Puis étendant la main sur ses disciples, il dit : Voici ma mère et mes frères (Matt., XII, 46-50).

Si quelqu’un vient à moi et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple (Luc, XIV, 26).

Mariage, adultère, divorce

Les pharisiens l’abordèrent, et dirent, pour l’éprouver : Est-il permis à un homme de répudier sa femme pour un motif quelconque ? Il répondit : N’avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement, fit l’homme et la femme et qu’il dit : C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair ? Ainsi ils ne sont plus deux, mais ils sont une seule chair. Que l’homme donc ne sépare pas ce que Dieu a joint (Matt., XIX, 3-6).

Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commettras pas d’adultère. Mais moi je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un adultère avec elle dans son cœur (Matt., V, 27).

On amène devant Jésus une femme surprise en flagrant délit d’adultère. Faut-il la lapider ? Qu’en pense-il ?

Mais Jésus, s’étant baissé, écrivait avec le doigt sur la terre. Comme ils continuaient à l’interroger, il se releva et leur dit : Que celui de vous qui est sans péché jette, le premier, la pierre contre elle.

Jésus se remet à écrire sur la terre. Tous s’en vont. Resté seul avec la femme :

Personne ne t’a-t-il condamnée ? Elle répondit : Non, Seigneur. Et Jésus lui dit : Je ne te condamne pas non plus ; va, et ne pèche plus (Jean, VIII, 3-11).

Il a été dit (par Moïse) : Que celui qui répudie sa femme lui donne une lettre de divorce. Mais moi je vous dis que celui qui répudie sa femme, sauf pour cause d’infidélité, l’expose à devenir adultère, et que celui qui épouse une femme répudiée commet un adultère (Matt., V, 31).

Sexualité et vie spirituelle

Une femme a eu sept maris. À la résurrection, duquel sera-t-elle la femme ? demandent à Jésus les sadducéens.

Jésus leur répondit : les enfants de ce siècle prennent des femmes et des maris, mais ceux qui seront trouvés dignes d’avoir part au siècle à venir et à la résurrection des morts ne prendront ni femmes ni maris. Car ils ne pourront plus mourir, parce qu’ils seront semblables aux anges, et qu’ils seront fils de Dieu, étant fils de la Résurrection (Luc, XX, 34-36).

Ses disciples lui dirent : Si telle est la condition de l’homme à l’égard de la femme (interdiction de divorcer, sauf pour cause d’infidélité), il n’est pas avantageux de se marier. Il leur répondit : Tous ne comprennent pas cette parole, mais seulement ceux à qui cela est donné. Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère ; il y en a qui le sont devenus par les hommes ; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne (Matt., XIX, 10-12).

Une « femme pécheresse », dit le récit, vient voir Jésus qui est à la table d’un pharisien. Elle pleure, essuie les pieds de Jésus de ses cheveux, les baise et les oint de parfum. Le pharisien se dit en lui-même : Si cet homme était un prophète, il connaîtrait de quelle espèce est la femme qui le touche et que c’est une pécheresse. Jésus lui dit :

Ses nombreux péchés ont été pardonnés, car elle a beaucoup aimé. Mais celui à qui on pardonne peu aime peu… Et Jésus dit à la femme : « Ta foi t’a sauvée, va en paix » (Luc, VII, 36-50).

« Car elle a beaucoup aimé » signifie donc, dans le contexte : elle a montré beaucoup d’amour pour moi, parce qu’elle se sentait pardonnée et qu’elle a cru à mon pardon.

Jésus, fatigué, s’arrête au bord d’un puits. Une femme de Samarie survient. S’engage un entretien, en termes paraboliques, sur l’eau du puits et l’eau de la vie éternelle. La Samaritaine comprend. Jésus lui dit : « — Tu as eu cinq maris, et celui que tu as maintenant n’est point ton mari. — Seigneur, lui dit la femme, je vois que tu es prophète. » Et c’est à elle que Jésus dit alors cette phrase capitale :

Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité (Jean, IV, 24).

Ces textes représentent l’essentiel, et presque la totalité, des déclarations de l’Évangile sur l’amour. Je n’ai omis, je crois, que les développements de Jean sur l’amour divin (aux chapitres 14, 15 et 17) et les répétitions, dans les deux autres évangiles synoptiques, des passages cités de l’un des trois.

Quelques observations :

1. Tous les textes cités, dans le contexte général des évangiles, doivent être interprétés « en esprit et en vérité » : on n’y trouve pas un seul jugement purement éthique, mais tout se réfère au Royaume spirituel, dont la « petite semence » est posée dans « ce siècle », dans le monde apparent où nous vivons.

2. Jésus n’a jamais parlé de sa naissance virginale. Pas une seule fois. Mais constamment, de sa filiation céleste, aussi promise à ceux qui aiment, « car quiconque aime est né de Dieu. »

3. Le passage sur les « eunuques… à cause du Royaume » ne cesserait d’être mystérieux que s’il était interprété en termes « charnels », comme le fit Origène.

4. Jésus donne quelques-unes de ses révélations les plus profondes à des « gens de mauvaise vie » (dont plusieurs femmes), que les doctes lui reprochent de fréquenter de préférence ; or ce sont les « hommes de mœurs impures » que saint Paul ordonne à ses disciples non seulement de « ne pas fréquenter », mais de « livrer à Satan. »

5. Saint Paul écrit que « les impudiques n’entreront pas dans le royaume ». Mais Jésus dit cela des « riches ». L’Occident n’a retenu que la phrase de saint Paul.

6. Le péché signifie de nos jours, pour le chrétien moyen (si l’on ose dire) essentiellement l’immoralité, non pas le manque de sens du spirituel ; et le premier exemple d’immoralité qui vienne à l’esprit du chrétien moyen, c’est la contravention aux « lois » de la vie sexuelle. On voit donc où le bât nous blesse, en Occident.

7. En regard des déclarations constantes de Jésus sur l’amour spirituel, seul décisif, et de ses rares jugements (autant de pardons, d’ailleurs) sur l’amour sexuel « irrégulier », contrastant avec sa sévérité envers les autres « attachements » de la chair, tels que les liens familiaux, voici dans l’Évangile une « omission » qui doit faire réfléchir puritains et ascètes : lorsque le diable tente Jésus qui a jeûné quarante jours dans le désert, il le tente par la faim (transforme ces pierres en pains), par la magie (jette-toi dans le vide du haut du Temple et les anges te porteront), et par la puissance (je te donnerai tous les royaumes du monde). Mais non point par cela qui, pour tous les ascètes et puritains, figure la tentation par excellence.