(1984) Gazette de Lausanne, articles (1940–1984) « L’Europe est d’abord une culture (30 juin 1962) » pp. 13-13

L’Europe est d’abord une culture (30 juin 1962)o

À suivre les débats qui se multiplient sur nos relations futures avec le Marché commun, on croirait que l’union de l’Europe se réduit à des problèmes de tarifs douaniers et d’intérêts commerciaux.

J’estime donc opportun de rappeler les vraies dimensions du problème, et en insistant sur ses aspects culturels et mondiaux. Je pars d’un raisonnement assez simple, en trois points :

1. L’union entre des peuples ne saurait se faire en général que sur la base de quelque unité préexistante ;

2. Or, l’Europe que l’on tente aujourd’hui d’unir est d’abord une entité culturelle ;

3. Il en résulte que l’on ne doit et que l’on ne peut « faire l’Europe » qu’en conformité avec le génie même de sa culture, qui est celui de l’union dans la diversité.

On va voir que cette thèse « culturelle » nous porte en pleine actualité, et qu’elle entraîne une politique bien définie.

La première proposition n’entraîne pas de longs commentaires. Il est évident que des peuples, ne songent à s’unir que s’ils ont en commun certains traits qu’ils tiennent pour essentiels : leur union consiste donc à restaurer ou à consolider par des institutions communes leur unité de base, lorsque celle-ci se trouve menacée par des forces de division, internes ou externes.

La seconde proposition n’est pas aussi évidente pour chacun. Cependant, il n’est pas difficile de l’établir. Quand je dis que l’Europe est d’abord une entité culturelle, ou que son unité la moins contestable réside dans sa culture, je songe à deux faits majeurs que chacun connaît.

Un fait de nature : l’Europe est le plus petit de tous les continents (4 % des terres du globe), et le plus pauvre en matières premières.

Et un fait d’histoire : cette minuscule Europe a dominé successivement sur tous les autres continents, et continue à rayonner sur toute la terre par la civilisation dont elle est l’origine et le cœur.

Voilà qui ne saurait s’expliquer que par la culture des Européens, entendant par culture, au sens le plus large du terme, ce que l’esprit humain, le génie créateur dans tous les ordres, vient ajouter à la nature.

L’Europe, c’est très peu de chose plus une culture.

Quand on s’imagine que l’Europe, dont discutent aujourd’hui toute la presse et tous les parlements, est essentiellement une réalité économique, on oublie que notre économie n’est pas tombée du ciel ni sortie du sol, et qu’elle ne tire pas son origine et sa vitalité de notre nature, mais bien de nos cerveaux, donc de notre culture. L’économie moderne est dominée par la technique, laquelle est née du mariage de nos sciences spéculatives et de notre volonté de transformer la nature, lesquelles sont nées de nos philosophies et de notre religion dominante, lesquelles nous sont venues d’Athènes et de Jérusalem à travers Rome et son empire, englobant avec les Méditerranéens des Germains, des Celtes et des Slaves. De cette culture commune, mais de ses sources variées, voire souvent contradictoires, proviennent à la fois l’unité fondamentale de nos peuples et les extraordinaires diversités qu’ils juxtaposent sur un très petit territoire. Quand ces diversités tournent en divisions, l’unité de base et la vitalité de l’ensemble sont en péril. Alors paraît le besoin d’union.

Les forces de division qui ont miné l’Europe depuis un siècle, et qui ont risqué de la faire périr à deux reprises en 1914 et en 1939, se résument dans le terme nationalisme. Elles sont, elles aussi, d’origine culturelle en dernière analyse. Mais l’opinion publique et les élites responsables ont peine à prendre conscience de leur nocivité tant que celle-ci ne se manifeste qu’au niveau des idéologies, même meurtrières. On va répétant que le nationalisme — généralement confondu avec le patriotisme, hélas — a du bon, tant qu’il ne s’exagère pas en chauvinisme. Mais qu’est-ce que le chauvinisme ? C’est tout simplement le nationalisme des autres. Quand le nationalisme des autres s’oppose aux intérêts économiques de ma nation, que je sois industriel, ouvrier, paysan ou politicien, je me dis que quelque chose ne marche pas. C’est alors que j’accepte de prendre au sérieux les « utopistes » qui me parlaient depuis longtemps de mesures d’union supranationales. Et c’est ainsi que l’union de l’Europe a commencé dans le domaine économique, avec la CECA de Jean Monnet et Robert Schuman, puis avec le Marché commun des Six, provoquant en écho la Zone de libre-échange des Sept, la candidature britannique, et l’intérêt subitement anxieux des Américains.

Ce début concret de la construction européenne étant ainsi replacé et situé dans le contexte de notre évolution, la question qui se pose est de savoir s’il faut et s’il suffit, pour « faire l’Europe », que toutes les nations du continent s’intègrent dans le Marché commun, c’est-à-dire dans un plan technique et économique, dont les auteurs ne sont d’ailleurs pas dépourvus d’arrière-pensées politiques.

Même en admettant que l’unification économique puisse suffire à « faire l’Europe », il faudrait respecter dans cette hypothèse quelques conditions de succès qui me paraissent absolument vitales. Il faudrait notamment exiger que cette unification économique ne détruise pas les bases de l’Europe, mais y puise au contraire ses meilleures énergies ; qu’elle respecte nos diversités traditionnelles, dans toute la mesure où elles sont encore fécondes, et enfin qu’elle se subordonne à une grande politique commune, laquelle ne peut se développer qu’à l’échelle mondiale.

Commentons brièvement ces conditions de succès : elles nous ramènent aux problèmes culturels.

L’Europe du plan économique a besoin de centaines de milliers de techniciens. Il est concevable et faisable de les fabriquer en série au prix de l’éducation générale ou humaniste. C’est ce que fait l’URSS.

Mais ce serait tuer la poule aux œufs d’or. La technique, inventée par l’Europe, puise ses forces inventives dans le fonds commun spirituel et moral, théologique, scientifique et même esthétique, de la culture européenne. Renoncer à transmettre les principes et mesures de cette culture générale, ce serait stériliser les sources mêmes de l’invention technique, favoriser le matérialisme plat, américaniser ou russifier l’Europe au pire sens de ces expressions, et finalement détendre les ressorts de notre génie créateur. L’union économique implique, par conséquent, une politique culturelle de grande envergure : éducation civique, démocratisation des études, insistance sur la culture générale en sont les trois maximes principales.

D’autre part, le dynamisme unique dont les Européens ont fait preuve depuis des siècles, résulte de nos diversités locales, régionales, idéologiques. Tout système centralisé ou institution qui aurait pour effet de déprimer les autonomies locales et d’uniformiser nos coutumes régionales serait antieuropéen. Notre culture puise son pouvoir de rayonnement universel dans la pluralité de ses foyers créateurs, et dans les tensions qui en naissent. D’autant plus nous sommes d’un canton, d’un pays, d’un climat religieux ou idéologique, d’autant plus nous pouvons devenir de bons Européens. « D’autant plus nous connaissons les choses particulières, d’autant plus nous connaissons Dieu », disait Spinoza. C’est là le vrai sens, et le seul possible, de ce qu’on a nommé « l’Europe des patries ». (Par malheur, l’auteur de ce mot d’ordre, M. Debré, ne pensait qu’à l’Europe des États, qui est tout à fait autre chose.)

Les modes d’emploi

Enfin, l’Europe unie ne saurait être conçue comme un but en soi, comme un nationalisme agrandi et transposé aux limites géographiques et toutes provisoires de l’Ouest du continent. L’Europe a découvert la Terre entière, assumant une fonction d’animation des échanges de tous ordres. Elle a transmis au monde entier les procédés de la technologie. Elle se doit d’en transmettre aussi les modes d’emploi. Toutes les cultures traditionnelles, y compris la nôtre, se voient en effet menacées par la technique. L’Europe ayant cent ans d’avance dans son effort d’adaptation à la révolution industrielle, se doit donc de faire part aux pays neufs de ses expériences durement acquises. Elle a inventé bien des maux, mais aussi leurs remèdes, bien des méthodes dangereuses, mais aussi les moyens de les composer, de les équilibrer et de les rendre bénéfiques. Elle a inventé et pratiqué la libre concurrence, mais aussi la coopération, le nationalisme, mais aussi le fédéralisme, la spécialisation technique, mais aussi la formation humaniste, le matérialisme, mais aussi les valeurs de liberté et de responsabilité, de justice sociale et de solidarité universelle, qui relèvent de l’esprit. Sa fonction dans le monde, transformé par ses œuvres, s’en trouve désormais définie. L’Europe se doit et doit au monde de présenter l’exemple convaincant d’un dépassement du nationalisme et d’une adaptation harmonieuse de la technique à l’homme. C’est dire que l’union économique appelle une union politique, qu’on ne peut souhaiter que fédérale. L’intégration totale et uniformisante détruirait les bases mêmes de notre dynamisme. Une simple alliance d’États souverains ne répondrait nullement aux exigences du siècle. Seule une fédération, selon la formule suisse, assurerait le degré d’union nécessaire tout en sauvegardant les autonomies et diversités qui ont fait notre culture et sa vitalité.

Le problème européen étant ainsi posé ou reposé à partir des réalités de notre culture une et diverse, les conclusions suivantes me paraissent en découler :

1. Le Marché commun doit englober toutes les nations qui participent à l’unité de culture nommée Europe.

2. Cette organisation économique ne saurait fournir les bases d’une organisation politique, mais seulement les moyens nécessaires d’une politique qu’il reste encore à définir et à réaliser.

3. Cette politique, appuyée sur une organisation fédérative de nos pays, aura pour mission essentielle d’orienter leur action commune à l’échelle mondiale (relations avec les Amériques, l’URSS, l’Afrique noire, le monde arabe, l’Inde, l’Extrême-Orient).

4. Cette action commune ne devra pas se limiter au plan économique et commercial, mais s’étendre aux problèmes immenses et tout nouveaux que posent le contact des cultures, la technique, l’expansion démographique, la diffusion mondiale de la civilisation occidentale et les responsabilités qui en résultent pour les Européens.

La Suisse est aussi bien placée que n’importe quel autre pays pour faire valoir ces vues mondiales : on ne l’accusera jamais de néo-colonialisme ! Et elle est mieux placée que tout autre pour faire valoir les avantages d’une union de type fédéral, conforme à son essence, comme à celle de l’Europe.

Ces motifs d’entrer dans le jeu de la construction européenne me semblent avoir plus de poids que les scrupules qui nous retiennent encore. Quand elle se borne à invoquer sa neutralité perpétuelle, la Suisse se trouve défendre en fait une politique très légitime, mais liée au passé du continent, aux rivalités nationales que l’union, justement, entend éliminer.

En invoquant au contraire son expérience fédéraliste, dans les conseils de Strasbourg et de Bruxelles, la Suisse pourrait montrer la voie d’un avenir authentiquement européen. Si elle s’y refuse, qui va plaider sa cause ?

Une union faite sans nous ne sera pas faite pour nous, c’est l’évidence. Mais nous aurons perdu le droit de nous en plaindre.