(1984) Gazette de Lausanne, articles (1940–1984) « Universités américaines (12-13 janvier 1963) » pp. 18-19

Universités américaines (12-13 janvier 1963)p

Le grand poème de Saint-John Perse évoquant les États-Unis et les traversant d’est en ouest se nomme Vents, et nul n’a compris ce pays s’il n’a pas découvert un jour qu’un souffle immense de lyrisme nomade est le secret le mieux couvé dans l’inconscient des hommes de toute race dont les pères ont conquis la Prairie.

Hors des hauts murs en falaises de brique ocrée de Manhattan, au-delà des faubourgs du Bronx aux ponts de fer retentissants de trains et de camions-citernes, soudain l’autoroute vers le nord longe la mer couleur d’huître sous le vent, traverse d’infinis quartiers de maisons blanches et d’usines transparentes, surmontés de clochers d’or pâle, puis des rideaux d’arbres chevelus cachent les rives, et la piste d’ardoise aux lignes jaunes écarte largement les forêts basses et denses aux couleurs de l’été indien, pendant des heures. Le « station-vagon » roule à 100, comme font toutes les autres voitures, pas un problème de dépassement, pas une injure, le ciel est bleu, les voies sont larges, et la radio du bord éclate en mélodies accompagnées de bugles et de chœurs d’une euphorique nostalgie : j’ai retrouvé mon Amérique.

Liberté

Invité par la Fondation Ford pour me promener dans les États-Unis sans l’ombre d’une obligation — je verrai qui je veux ou personne s’il me plaît, ce que j’ai envie de voir ou rien, pendant deux mois — je me suis gardé d’établir un programme et d’arranger des conférences. Je m’en remets au dieu du Hasard, dont l’autre face est l’Organisation : ce Janus à deux fronts gouverne l’Amérique, mais il faut faire son choix entre l’ennui qui paie et l’imprévu révélateur, quitte à corriger le sort par quelques téléphones et un carnet d’adresses d’amis anciens. (Mais tout bouge ici, où seront-ils ?)

Harvard

Déjeuner avec Paul Tillich. Je ne l’avais pas revu depuis un soir de 1941, à New York, chez notre ami commun Reinhold Niebuhr. Cet Allemand qui a fui les nazis est devenu le penseur religieux le plus influent de l’Amérique. C’est qu’il prône une théologie qu’on pourrait nommer culturelle, et qui tient compte des arts et des religions de l’Orient, et de la gnose (dont nous allons beaucoup parler), cependant que Maritain domine la pensée catholique en grand progrès, et que Karl Barth a restauré dans tous les séminaires presbytériens la notion d’une orthodoxie traditionnelle mais offensive et politiquement « progressiste ».

Ces trois noms dominent aujourd’hui l’intelligentsia religieuse du tiers le plus religieux de l’Occident. Ce sont trois noms européens.

Les Européens goguenards pour qui l’Amérique signifie Coca-Cola, twist et voitures géantes, sont en retard d’une génération intellectuelle. (Note de 1962 : Paul Tillich vient de recevoir le Prix de la paix, décerné à la Foire du livre de Francfort. L’Allemagne enfin le redécouvre. Qui va le traduire en français ?)

Mohawk trail

La route américaine, de nouveau, une ancienne piste indienne devenue autoroute, à travers un pays montagneux, presque désert pendant des heures. Ciel de craie bleu rosé sur les forêts sauvages, mouchetées d’arbres rouges et rose pourpre d’une intensité de couleur que je n’ai jamais vue ailleurs. Arrêt dans une auberge faite d’un vieux wagon d’aluminium déposé au bord de la route, dans une clairière et l’on est ami du patron et de la fille superbe qui nous sert le café après quelques échanges de phrases banales.

Vivre ici serait une belle aventure intérieure. Air des hauteurs, plateaux boisés aux ondulations infinies, dernier pays du monde occidental où dominent encore l’espace, la distance et la solitude.

Un VIP2 de New York me disait l’autre jour : « Toutes les personnes de mon espèce s’arrangent pour avoir des maisons, cabanes, pavillons, ce que vous voulez, à deux heures de New York par avion, ou à quatre ou cinq heures par l’autoroute, dans les Alleghanys, les Appalaches, le Vermont, sur la mer, dans des lieux déserts où nous allons passer le week-end, du vendredi après-midi au lundi matin. J’ai une cabane en poutres (log cabin) près de la frontière du Canada, sans électricité ni aucun confort. Pas une maison à 20 km à la ronde. La paix totale. Je coupe du bois, je lis, je dors, je médite et je récupère. Je ne trouverais pas cela en Europe, toutes vos maisons se touchent, vous n’êtes plus jamais seuls. » Je lui ai dit qu’il exagérait, qu’il y avait encore en Europe des refuges à peu près comparables. Mais j’ai dû dire : encore. D’ici vingt ans…

New England

Williamstown est le site d’un célèbre collège de jeunes gens. Nous y entrons par une avenue bordée d’arbres immenses aux petites feuilles jaune vif et de larges bandes de gazons ; en retrait, des maisons de bois blanc d’un ou deux étages, régulièrement espacées et spacieuses. Au fond, l’église au clocher fin, toute blanche elle aussi, sur un tertre. Et subitement voici tomber de toutes parts, sans une brise, un ruissellement de feuilles rondes, comme des pièces d’or. Je ne sais rien qui égale en Europe la splendeur de l’indian summer aux villages de Nouvelle-Angleterre.

Un collège de jeunes filles dans le Vermont

Longue avenue sinueuse dans un parc aux prairies nues, en pente douce vers un bâtiment rouge. Parking sous de grands arbres aux branches horizontales. On nous conduit par des sentiers dallés vers une maison de brique dominant le campus : vaste pelouse entourée d’une douzaine de bâtiments de bois blanc à un étage et toits d’ardoises. Dans l’escalier de la maison de brique une toile de quatre mètres de haut, long paraphe blanc et rouge sur un fond noir, signée Georges Mathieu. Tout en haut, notre appartement pour quelques jours. Une musique bien rythmée remplit l’étage. Je pousse des portes et me trouve dans une salle de théâtre, vide de sièges. Groupes de jeunes filles assises sur le parquet, vêtues de collants. Sur la scène, on répète un ballet assez acrobatique et symbolique.

Cocktails dans le cottage d’un doyen de faculté. Une vingtaine de professeurs, pour la plupart auteurs connus, poètes, romanciers, critiques et sociologues, et un vieil ami suisse, Paul Boepple, chef du département de musique. (Il a dirigé le Roi David lors de sa création à Mézière, puis Nicolas de Flüe pendant la guerre à New York.) Une proportion considérable des écrivains et des artistes américains, plus des deux tiers sans doute (de Faulkner aux plus jeunes compositeurs) vit ainsi, quelques mois par an ou en permanence, dans les petites universités les mieux dotées de la côte Est ou de la Californie. Ils y enseignent en général la substance même, ou la technique, des œuvres qu’ils sont en train d’écrire. Combien d’écrivains véritables, de peintres et de musiciens, se voient offrir chez nous ces possibilités — à tous égards enrichissantes — de contact avec la jeunesse ?

Le lendemain matin, j’assiste à une classe de creative writing. Salle meublée comme un salon. Le professeur (qui est un poète) s’assied sur un canapé, les étudiantes sur un long divan, dans des fauteuils en demi-cercle, sur des chaises, ou sur la moquette. La plupart sont en pantalon et blouses de sport. Quelques-unes ont gardé leurs bigoudis, comme cela se fait dans ce pays, la veille d’une fête ou le samedi.

Elles s’installent longuement, disposant autour d’elles cendriers, paquets de cigarettes, blouses, cahiers et livres, et leurs jambes sur des poufs ou le bras d’un fauteuil. Le professeur annonce que la leçon sera consacrée à l’examen d’un court poème écrit par l’une d’entre elles, dont il taira le nom. Il lit la pièce, puis la relit lentement. Une vingtaine de vers brefs, irréguliers. À la seconde lecture, je comprends qu’il s’agit de deux vieillards dans une cuisine regardant par la fenêtre une fin d’automne. Mais le réalisme du sujet — apparemment imposé — disparaît dans le traitement imagiste et presque abstrait qu’a choisi l’auteur anonyme. Plusieurs girls manifestent leur intention de s’exprimer en levant un doigt discret ou un très long fume-cigarette. Elles parlent posément avec un sérieux et une assurance imperturbables : je pense, je trouve, à mon avis, I feel… Le professeur intervient peu, se borne à orienter la discussion, à proposer quelques critères de jugement poétique. La « stratégie » de la pièce, l’emploi « stratégique » de certains mots leur donnant une efficacité particulière, semble son thème favori. Ici comme ailleurs, la technique tend à devenir la préoccupation dominante, et presque la réalité d’une activité humaine quelconque, en l’occurrence l’expression littéraire. Il est exclu de parler de sentiment, bien entendu, ça ne se fait plus, mais l’horizon de cet art poétique me paraît aussi sec et gris que l’automne abstraitement évoqué par une ramure sèche et fragile devant la fenêtre contemplée par le vieux couple. Ces jeunes filles, dont plusieurs sont ravissantes dans leur tenue savamment négligée, parleront désormais de poésie avec l’assurance d’un expert diplômé par l’un des collèges les plus « avancés » de l’Amérique.

Pendant quatre ans, elles vivent ensemble dans ce luxueux campus perdu au milieu des forêts du Vermont, quelques centaines de girls patiemment cultivées — humanités, religion, sciences, arts, musique et danse — pour 3 à 4000 dollars par an. Et ce seront elles qui domineront la société américaine de demain, avec une infaillible compétence.

Berkeley

À une heure de San Francisco, l’une de plus grandes universités du monde : 36 000 étudiants en additionnant les divers campuses dispersés sur tout l’État. Ici, à Berkeley, ils sont plus de 25 000. Je vais y rencontrer une bonne trentaine de professeurs, en tête-à-tête ou en groupe, déjeuner et dîner. J’arrive à 11 heures au campus, pour mon premier rendez-vous. Labyrinthe d’allées entre des bâtiments de style mal défini, allant du gothique xixe siècle au fonctionnel 1950 en passant par le rococo américain 1910. Des centaines d’étudiants déambulent, se groupent au soleil ou sur des bancs, jonchent les marches des divers halls. Beaucoup sont de couleur, toute nuance. Tous portent le même accoutrement si commode et si négligé, que la jeunesse européenne semble avoir adopté depuis quinze ans, croyant copier les « existentialistes » parisiens.

Wheeler Hall, je m’annonce au concierge et j’attends dans un corridor en lisant les panneaux d’annonces. Soudain, mon nom en très grosses lettres sur une affiche. « À 3 heures, dans la Salle de Bal, D. de R., président du Congrès pour la liberté de la culture, et auteur de L’Amour et l’Occident donnera une conférence sur La guerre totale et les valeurs occidentales. Sous les auspices des Americans for Democratic Action, ADA. »

On m’avait parlé, très vaguement, d’une éventuelle discussion avec un groupe de professeurs, portant sur un débat récent organisé à Berkeley entre Sidney Hook, C. P. Snow et Hans Morgenthau, et qui semble avoir fait du bruit, d’une côte à l’autre, mais c’est vraiment tout ce que j’en sais.

La série de mes rendez-vous commence quelques secondes après, je n’ai plus le temps de m’inquiéter de rien. Tout occupé à satisfaire d’ardentes curiosités sur l’union de l’Europe et le Marché commun que l’Amérique découvre subitement, et déjà elle croit que c’est fait…

À 3 heures, la grande salle est pleine ; et l’on me conduit sur l’estrade. Fragments d’interventions des trois célèbres philosophes et sociologues, transmis d’après une bande magnétique, et bien sûr je comprends assez mal. Better red than dead, a dit le pacifiste Bertrand Russell. (Plutôt rouges que morts.) À quoi mon ami Sidney Hook a répondu : « Cette attitude nous conduirait à être à la fois rouges et morts. » Ils ont parlé surtout de la guerre froide et de la Bombe, et très peu des valeurs occidentales. Je vois donc ce qui me reste à faire.

Improvisation d’une demi-heure. Sachant que mon auditoire est composé d’étudiants « très à gauche » et dont plusieurs se demandent, m’a-t-on dit, si l’URSS ne détient pas les clés de l’avenir du monde uni, je leur rappelle que c’est l’Europe qui a fait le monde, en créant les moyens de relier les continents et en formulant les valeurs d’où résulte le concept de genre humain. Je leur rappelle aussi que le communisme russe est une création de l’Europe. (Marx, juif rhénan dont le père s’était fait, protestant, écrit au British Museum, des articles que publie le New York Herald Tribune : on ne fait pas plus Européen.) Où sont les successeurs de l’Occident ? Je ne vois que des imitateurs. Le but des Soviétiques, à les en croire, est de rattraper l’Amérique, qui est une invention de l’Europe. Croyons à nos valeurs et prouvons-le, c’est ce que le monde attend de nous, pour nous rejoindre en fin de compte, Russes compris.

J’ai terminé, les questions pleuvent : j’en reçois 42 par écrit. Rien n’est plus caractéristique de l’opinion actuelle des jeunes Américains. J’en recopie quelques exemples :

« Le plus grand homme de notre temps était Gandhi. Pourquoi ne pas défendre nos valeurs en étant prêts à mourir, mais non pas à tuer, en leur nom ? »

« Nous devons incarner nos valeurs. Mais comment peut-on faire cela, compte tenu des tensions politiques actuelles ? »

« Comment la nécessité de l’action individuelle peut-elle être présentée de telle manière qu’elle ne soit pas méprisée comme un simple sermon ? »

« La décision n’appartient-elle pas aux Soviets ? Car s’ils décident la guerre, a) ils sont victorieux et ils établissent le communisme mondial ; b) nous sommes vainqueurs et nos chères valeurs occidentales sont détruites de toute façon. »

« Admettez-vous que l’État-nation est une conception archaïque, et que la tendance à créer des marchés communs peut conduire à la formation de communautés internationales permettant le désarmement nucléaire ? »

« À votre sens, serait-ce une bonne idée que tous les Américains intelligents se mettent à aimer (pas Éros mais Agapè) tous les Russes du commun peuple ? »

À la dernière question, j’ai répondu : « J’espère bien que vous n’attendez pas ma permission pour aimer les Russes ! » (la salle croule.)


Un couvent laïque. — Près de Stanford, autre université voisine de San Francisco, 9000 étudiants seulement, mais un très haut niveau intellectuel, la Fondation Ford a créé un Centre d’études avancées pour les sciences du comportement.

Un club-house domine la colline : restaurant, salles de réunions, piscine, en style champêtre ultramoderne. Tout autour, sur les pentes, des rangées de cabanes d’une seule pièce dénommée cubicles sont réservées aux moines laïques qui viennent y passer une année d’études personnelles et de conversations approfondies avec les collègues d’autres branches. Quarante-huit professeurs choisis parmi les plus brillants de tout le continent (il y a 3000 candidatures par an) composent l’écurie de course de l’année. J’ai déjeuné avec plusieurs d’entre eux, puis une vingtaine sont venus discuter le plan d’une conférence sur l’Europe et le monde que je leur ai brièvement exposé. Critiques et suggestions d’une pertinence parfaite.

Je visite la colline avec Abe Lerner, économiste barbu qui compose des « mobiles » à temps perdu et en décore son cubicle, et Sidney Hook, le philosophe et sociologue. « Je n’ai jamais fait de ma vie autant de mathématiques, me dit ce dernier, c’est le langage commun que nous avons trouvé, entre nos différentes spécialités. Les historiens recourent aux maths pour évaluer les coalitions politiques, les luttes internes du régime soviétique, ou le pouvoir des dictateurs. Les économistes appliquent les dernières théories mathématiques à l’analyse conjoncturelle. Les philosophes suivent un cours quotidien sur les matrices algébriques. Bref, c’est notre latin moderne. »

Je me demande où l’on trouve en Europe rien qui ressemble à ce concours des meilleurs esprits d’avant-garde. D’un instrument pareil nous ferions sans nul doute un usage assez différent, plus philosophique au sens large. Mais encore faudrait-il le créer. Où sont nos fondations, à quoi pensent les mécènes ?