(1968) Preuves, articles (1951–1968) « Une journée des dupes et un nouveau départ (mars 1963) » pp. 60-61

Une journée des dupes et un nouveau départ (mars 1963)bb

Au lendemain du 29 janvier, les réactions suivantes ont été enregistrées.

Tous les Anglais ont honni la France parce qu’elle leur refusait quelque chose dont la majorité d’entre eux ne voulaient pas ou pas encore… selon les derniers sondages d’opinion133.

Tous les européistes chevronnés ont déploré cette « journée noire » où de Gaulle les avait empêchés de sacrifier les buts proprement politiques, qui étaient la cause finale du Marché commun dans l’esprit de ses promoteurs.

Tous les gaullistes se sont posés en défenseurs du traité de Rome, qui exclut leur « Europe des patries » et prépare une supra-nation.

Tous les adversaires de l’union européenne ont applaudi de Gaulle pour avoir provoqué ce qu’ils baptisent « l’échec de la petite Europe », alors qu’il a réaffirmé les principes de cette formation, contre ses propres fondateurs, longtemps raillés par son parti, et à plus d’une reprise par lui-même…

Qui a perdu, qui a gagné dans cette affaire ? Question oiseuse ainsi posée en termes de personnes par toute la presse, et par cette opinion publique qui n’est rien d’autre que ce qu’en dit la presse sans tenir compte des sondages d’opinion et du suffrage universel.

Abstraction faite des noms, des intentions cachées, des motifs présumés et des sincérités, et quoi qu’on pense des procédés gaulliens, que tous décrient, deux politiques s’affrontaient à Bruxelles.

L’une voulait que le Marché commun soit l’amorce d’une union politique, condition d’une autonomie de l’Europe au plan mondial.

L’autre voulait que le Marché commun, à mi-chemin de son évolution, s’ouvre sur une union économique étendue à l’échelle atlantique.

La première indiquait le transfert de certains droits de souveraineté au profit d’un pouvoir supranational. La seconde conduisait pratiquement à une « direction » américaine. L’opinion publique occidentale, s’imaginait que la première était celle de M. Spaak et des Communautés ; et que la seconde était celle des adversaires de l’Europe des Six, des mondialistes et des neutres, ces trois groupes se trouvant renforcés par l’opposition des gaullistes à la supranationalité.

La première de ces deux politiques a gagné le 29 janvier, contre Spaak et grâce à de Gaulle, et peut-être en dépit ou à l’encontre des sentiments de l’un et de l’autre, mais je m’en tiens aux décisions intervenues.

Ce chassé-croisé n’a pu surprendre que ceux qui croient ce qu’il leur convient d’imaginer que l’autre feint de feindre afin de mieux dissimuler, au lieu de croire tout simplement ce qu’ont déclaré les protagonistes du drame.

Depuis des années, en effet, le général de Gaulle répète qu’il veut une Europe forte et autonome, donc unie. Il n’a jamais parlé d’une « Europe des patries »134, pas plus que d’une « Algérie française ». Et c’est lui qui invoque maintenant le traité de Rome, qu’il se bornait à tolérer en fait, dans le temps même où l’Angleterre le refusait, puis s’y opposait de toutes ses forces.

En revanche, dès le 11 mai 1962, Paul Henri Spaak déclarait : « Si l’Angleterre entre au Marché commun, nous devons renoncer à l’Europe supranationale. » Or, dit-il aujourd’hui, comme « personne ne me propose l’Europe intégrée, je crois préférable d’avoir l’Angleterre avec nous »135. Ce qui revient en fait, sinon en intention, à sacrifier le traité de Rome (qui fut son œuvre) en tant que proprement européen.

Les raisons subjectives, motifs encore secrets, et prévisions tactiques de l’un et de l’autre restant affaire de conjectures, les choix concrets et objectifs sont évidents. C’est là-dessus qu’il faut insister.

La victoire des Anglais et des Cinq, le 29 janvier, risquait fort d’impliquer, on vient de le voir, l’abandon de l’union politique, qui est supranationale ou n’est rien. Le veto brutal de la France implique au contraire une relance de la construction politique, ou n’a pas de sens.

Or, jusqu’ici — début de février 1963 — il faut bien qu’on l’admette avec Spaak, personne n’a proposé un plan d’union tant soit peu imaginatif, voire sérieux. Ni Monnet, ni Churchill, ni Erhard, ni Spaak lui-même. Logiquement, c’est de Gaulle qui devrait jouer maintenant. Mais il serait excessif de dire qu’il a bien disposé les esprits, hors de France, à se faire complices de ses desseins cachés.

En vérité, c’est aux mouvements de militants qu’il appartenait de nous offrir une vision de l’Europe politiquement unie. Mais ils se taisent, ou se contentent de proposer une Constituante, déléguant le travail créateur à des professionnels de l’improvisation.

Le Marché commun, par lui-même, ne conduit pas nécessairement à une Europe fédérée. La logique de ses règles et méthodes, admirablement adaptées aux conditions de l’économie moderne — ses succès l’ont démontré — appelle sans doute une union politique et la suppose, mais ne la préfigure pas du tout. Prolongée sur le plan politique, sans intervention créatrice, elle conduirait plutôt à une Europe uniforme et centralisée dont nul ne veut. À l’inverse, l’Europe des patries ne tendrait qu’à la renaissance des nationalismes obtus qui ont fait leurs preuves en 1914.

Reste la solution fédéraliste, l’union dans la diversité. Appuyée sur les Communautés, elle seule pourra faire face aux tâches mondiales que la culture occidentale doit assumer. Encore faut-il que quelques-uns se mettent au travail, qu’ils élaborent un plan, en déduisent une tactique, et qu’ils dressent devant nous et devant les hommes d’État une image convaincante de l’avenir, capable d’orienter les volontés.

Voilà bien la nécessité que le drame de Bruxelles, grâce à de Gaulle, a rendu claire. La vraie lutte pour l’Europe se relâchait. Je ne sens plus, pour ma part, aucune raison de douter de sa rénovation.

 

Post-scriptum pour mes amis anglais.

Si, nonobstant l’analyse qu’on vient de lire, j’ai ressenti comme une blessure la rupture du 29 janvier, c’est à cause de l’enquête menée par Encounter auprès des intellectuels anglais. Leur élan vers l’Europe va droit à notre cœur. Parlant de l’Europe continentale, Jan Nairn écrit : « These peoples are my peoples. » (Je renonce à traduire.) Et il ajoute : « Quand je traverse la Manche, il me semble que je rentre à mon foyer, non que je le quitte… Pour ma part, je suis déjà fédéré. » Il serait fou de douter un seul instant que l’Angleterre humaine, sensible, intelligente, qui parle ainsi, fait partie de l’Europe autant que la France, la Pologne, l’Espagne, ou la Suisse. Mais nous sommes tous aux prises avec la politique de nos États, de leurs pouvoirs. Dans le même numéro d’Encounter, sir Stephen King-Hall écrit en toute candeur : « Malgré tout, je suis favorable à l’entrée dans le Marché commun, pour des raisons économiques, et aussi politiques. Je garde quelque espoir que, lorsque des forces divergentes commenceront à se manifester parmi les Six, nous trouverons là l’occasion de nous assurer en Europe cette prépondérance que nous avons si sottement refusée dans les années 1950, alors qu’il ne tenait qu’à nous de la saisir. » On ne saurait dire plus clairement que l’intérêt de l’Angleterre serait d’exciter toute mésentente possible entre les Six. De Gaulle aura raison tant qu’une telle opinion représentera l’arrière-pensée non pas des écrivains ni de la jeunesse, mais d’une part importante de votre peuple et, par suite de ses gouvernants. Contre cela, luttons en commun pour une fédération sincère.