(1982) Journal de Genève, articles (1926–1982) « « Le Dieu immanent, qui s’annonce à leur cœur » (9-10 novembre 1963) » p. 

« Le Dieu immanent, qui s’annonce à leur cœur » (9-10 novembre 1963)w

Descartes estimait qu’un athée ne pourrait pas faire de physique. Certes, beaucoup de physiciens après lui se sont dit athées, mais cela ne change rien au fait que le mouvement créateur de la science procède d’une confiance intuitive dans l’accord de l’homme et du monde, et suppose une foi dans leur fondement commun, « fondement de l’être dans le monde, à savoir Dieu ». Ces derniers mots sont d’Ernest Ansermet, dans le grand livre où il démontre, en somme, qu’un athée ne peut pas faire de musique.

Pas davantage que Descartes, Ansermet ne se fonde sur le dogme, sur la Bible et la Tradition, ni sur quelque apologétique confessionnelle. Pour développer en moins de cent pages de ses Fondements de la musique ce qu’il nomme sa « phénoménologie de Dieu », qui est en même temps une théologie, il a recours à une méthode philosophique héritée de Husserl à travers Sartre (et dont il s’autorise d’ailleurs, pour réfuter l’athéisme de Sartre) mais aussi à son expérience de musicien.

Ce chapitre sur Dieu, qui occupe une place centrale et dont l’écho s’entend dans tout l’ouvrage, est sans nul doute l’une des prouesses intellectuelles les plus mémorables du siècle. À partir de relations logarithmiques, de considérations mathématiques sur la fréquence et la période des sons, et de définitions du « fondement » et de la « relationalité », nous assistons à la reconstruction toute naturelle des vérités centrales du christianisme : et je dis bien, de la religion et de l’éthique du Christ des évangiles, « pivot de l’Histoire », et non pas d’un théisme quelconque, d’une spiritualité plus ou moins bouddhiste ou guénonienne.

Dieu n’étant pas l’objet d’un problème, mais « le fondement commun du monde et de notre existence dans le monde », la question de savoir s’il existe, au sens courant et plat du terme, se trouve d’emblée vidée de sens. « Dieu n’est pas ce qui est vu, mais ce qui voit », écrit très justement J.-C. Piguet, commentateur et assistant de l’œuvre. Et voici que l’analyse de ce « fondement » conduit à retrouver par l’intérieur les grandes notions traditionnelles et dogmatiques : la Trinité d’abord, Père, Fils et Saint-Esprit, définis en termes de structures et de relations musicales pour la conscience. Le primat de l’éthique ensuite : « Ne jugeons point de la fonction de Dieu dans la vie humaine par la croyance ou l’incroyance des hommes, mais par les signes de sa présence dans l’existence de l’homme en tant qu’être psychique. » Et la norme de l’éthique, qui est l’Amour, « appétit d’unité… modalité affective fondamentale ». Et le péché, hiatus irréductible entre la situation existentielle et l’être. Et la prière, acte de recueillement dans ce qui fonde l’homme et le transcende. Et la foi, qui « se porte sur Dieu » comme sur le fondement de notre lien au monde. Et la Grâce, « réponse du monde à notre ouverture à lui ». Et l’humilité, et même la « prédestination de notre personne morale » (avec une référence explicite à Calvin).

Tout cela, sans aucun recours au vocabulaire consacré de la piété, ni aux symboles de la mythologie biblique, encore que le sens de quelques-uns d’entre eux — comme l’Arbre de Vie de la Genèse — se voient interprétés dans la logique de cette phénoménologie.

On se demande alors ce que l’auteur n’a pas restitué de la croyance des Églises ? C’est à vrai dire assez considérable. C’est l’idée d’un Dieu personnel. C’est l’insistance paulinienne sur la mort et la résurrection du Christ interprétées comme promesses d’une vie future, et par là même, dit Ansermet, abandonnant notre bas monde à ses fins matérielles, à l’intérêt. C’est la croyance à la survie de l’âme personnelle, à quoi l’auteur substitue d’une manière assez surprenante un proverbial « nos actes nous suivent ». C’est la mystique et le surnaturel, autant que la magie et la superstition. C’est enfin et surtout la notion d’une transcendance tout extérieure de Dieu, tenant l’homme dans sa dépendance, donc dans une relation passive, tandis que le Christ des évangiles a été « le premier à révéler aux hommes la vérité de leur expérience de Dieu, en les ramenant du Dieu transcendant que seul ils s’étaient révélé jusqu’alors, au Dieu immanent qui s’annonce en leur cœur ».

Sur une telle phrase, on imagine d’admirables disputations ! On voit bien ce qu’en diraient les barthiens dont je fus : Ansermet, partant de Husserl, réinvente le libéralisme protestant de l’époque post-hégélienne. Mais qu’en dirait Karl Barth lui-même, qui n’a pas fini de nous surprendre ?

C’est sans doute par rapport à Pascal qu’il serait le plus intéressant d’évaluer la théologie logarithmique de notre auteur. Le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » fait place ici au « Dieu des philosophes et des savants », encore qu’Ansermet dise très bien que ce n’est pas le Dieu des philosophes qui sera d’un grand secours à l’homme d’aujourd’hui. (Paragraphe sur « l’éducation chrétienne », p. 231.)

Or, ce Dieu que l’on écrit sans sourciller Ps-Pr-F — comme l’énergie s’écrit mc2 dans la célèbre équation d’Einstein — voici qu’il est aussi, pour Ansermet, précisément le « Dieu sensible au cœur », saisi dans la conscience par l’affectivité, et par elle seule ! La musique, phénomène affectif conditionné par des structures physico-mathématiques, est inconcevable sans Dieu. Elle cesse donc d’être vraie musique chez ceux de nos contemporains qui ont sciemment abandonné « le projet d’être à la ressemblance de Dieu ». Pour eux, « la perte de la loi tonale équivaut à la mort de Dieu pour la conscience musicale ». L’atonalité serait-elle la définition du péché, en termes de technique musicale ?

Dans ce contexte, une autre thèse me frappe : la musique est d’Europe, essentiellement, parce qu’elle est née, comme tous nos arts, sciences et techniques, de « la foi active, fondée sur la doctrine chrétienne, qui a engendré la civilisation occidentale » (p. 209). Je suis bien placé pour savoir les résistances que ce point de vue provoque dans l’intelligentsia plus ou moins masochiste de notre Europe.

Mais surtout, condamner radicalement presque toute la musique contemporaine au nom d’une théologie que, d’autre part, nos docteurs jugeront hérétique, voilà de quoi faire à notre ami beaucoup d’ennemis dans tous les camps ! La question se pose, à la mode de naguère dans les revues d’avant-garde parisiennes : faut-il brûler Ernest Ansermet ? Nul doute que la Genève de Calvin l’eût accusé de parler comme un athée, puisqu’il nie le Dieu personnel. Et toute une école d’aujourd’hui, pour des raisons d’ailleurs inverses, saluerait sa condamnation d’un bruitage post-dodécaphonique assourdissant.

Les uns et les autres auraient tort. Nous devons à Ansermet une tentative unique d’adéquation de l’affectif au spirituel, et d’appropriation des vérités religieuses. Quelles que soient les réserves qu’inspirent parfois tant d’assurance intellectuelle et un vocabulaire trop spécifique, cette tentative s’inscrit d’une manière exemplaire dans l’aggiornamento, ou mise à jour, des vérités traditionnelles, dont Jean XXIII fut l’admirable promoteur. D’autre part, elle porte à l’extrême l’intériorisation des réalités de foi, qui fut le mouvement intime de la Réforme. Voilà de grandes raisons de se passionner pour ou contre cette œuvre d’une jeunesse étonnante, dont l’avenir seul découvrira les véritables proportions.