(1969) La Revue de Paris, articles (1937–1969) « Le Suisse moyen et quelques autres (mai 1965) » pp. 53-64

Le Suisse moyen et quelques autres (mai 1965)h

Portrait du Suisse moyen

Les Suisses sont plus réellement moyens que « l’homme moyen » des autres peuples, support ou résultat fictif des statistiques.

Voilà qui surprendra, s’agissant d’un pays exceptionnellement composite : vingt-cinq États distincts (quoique sans frontières sensibles), quatre langues, deux confessions majeures et trente-six sectes, je ne sais combien de races variablement mêlées et de dialectes jalousement cultivés — et cela fait beaucoup de combinaisons possibles. (J’en ai dénombré cinquante-deux actuellement existantes.) Que deviennent nos fameuses diversités dans cette moyenne qui semble les nier ? Réponse : cette moyenne n’est pas née de la fusion des diversités, encore moins de leur mélange dans chaque individu, mais de leur libre multiplicité, distribuée sur tout le territoire, et d’une même attitude d’intime approbation à l’égard d’un régime qui permet à chacun de rester soi-même où qu’il vive, à droits égaux mais à charge de respect pour les coutumes locales et leurs compartimentages. La moyenne suisse est l’expression d’un contentement presque unanime, d’une longue absence de conflits dramatiques et de la prospérité qui en a pu résulter. Pas de moyenne réelle dans les pays où une faction, une Église, une classe a tenté d’imposer ses règles, provoquant la violence et fixant pour longtemps d’irréductibles discordances et des disparités extrêmes dans les manières de vivre et de juger. La liberté de rester divers rapproche, les décrets d’uniformité divisent. On parle toujours de la Suisse comme d’une nation « une et diverse ». Il faut voir qu’elle est une parce qu’elle est diverse. Le goût du juste milieu, le sens du compromis, l’attrait de la moyenne et son revers qui est la peur de différer, le conformisme, sont les vertus et les défauts typiques qu’appelle la tolérance fédéraliste.

Enquêtes sociologiques, études d’opinion et analyse des votations se recoupent d’une manière remarquable, et toutes nous donnent du Suisse moyen un portrait statistique qui ressemble à s’y méprendre aux Suisses parmi lesquels je vis, que je vois dans la rue, que j’entends dans les trains, avec lesquels j’ai fait mon service militaire ou que je rencontre à l’étranger, livrés aux joies inépuisables de la comparaison des niveaux de vie.

Ce sont des réalistes sans cynisme. Ils acceptent leur condition, parce qu’ils en connaissent bien les données de fait et les impératifs concrets, et qu’ils la jugent au surplus satisfaisante. Une enquête conduite par l’institut Gallup pendant l’été de 1963, dans six pays d’Europe et aux États-Unis, montre qu’ils sont « en tête des gens heureux », comme l’écrit un journal français. Alors que 48 % seulement des Français se disent contents de leur niveau de vie, tandis que 38 % s’en plaignent et que 14 % n’en pensent rien, une majorité écrasante de 88 % des Suisses trouvent que cela va très bien ainsi.

Mais il y a mieux. À la question posée par un autre institut de sondage de l’opinion publique : « D’une manière générale, diriez-vous que vous êtes très heureux, plutôt heureux, pas très heureux ? » 42 % répondent très heureux, 51 plutôt heureux, et 6 % seulement pas très heureux. (Reste 1 % pour les désespérés ou ceux que la question laisse froids.)

Ce n’est pas que tout soit parfait dans la meilleure des Suisses possibles, mais le monde a changé, et l’on s’adapte à ces changements, loin de s’accrocher aux recettes du passé (sauf en politique étrangère) ou de se battre pour une utopie. Rien de moins révolutionnaire, mais rien non plus de moins réactionnaire que le Suisse moyen. Réformiste conservateur, il évolue avec ténacité vers des formes d’organisation de l’économie et de la distribution des revenus que les socialistes d’antan revendiquaient sans trop oser y croire, et que les patrons modernes négocient posément avec des chefs syndicalistes très avertis des conditions de la productivité.

Le fonds commun sur lequel peuvent compter syndicalistes, patrons et gouvernants, c’est le goût du travail dont on a pu écrire qu’il est « le mode existentiel des Suisses », la base de leurs rapports sociaux et souvent le sens même de leur vie. Dans le canton de Neuchâtel de mon enfance, combien de fois n’ai-je pas lu cette devise gravée sur une pierre tombale ou imprimée au bas d’un faire-part de décès, en lieu et place de l’habituel verset biblique : « Le travail fut sa vie. » C’est aussi « leur seul mode de promotion »17, dit-on et sans doute en va-t-il vraiment ainsi pour l’immense majorité. La coutume patricienne n’a guère laissé de traces que dans quelques banques privées ; le parti radical a perdu la puissance qu’il exerçait jusqu’aux débuts de ce siècle sur les nominations dans la fonction publique, et nul autre parti ne l’a remplacé ; peu ou point de grandes fortunes fondées sur un coup de chance ; et les fils à papa ne se contentent pas de poser comme ailleurs aux progressistes, mais travaillent dur et passent inaperçus.

Cette prédominance du travail sur toute autre valeur ou passion se marque par une grande stabilité professionnelle. Le Suisse s’expatrie facilement18 et passe sans nulle difficulté d’une commune ou d’un canton à l’autre, mais reste en général fidèle à son métier. Dire d’un homme qu’il a fait beaucoup de métiers est un éloge banal en Amérique (ou versatile veut dire habile, doué de nombreux talents, polyvalent) mais n’éveille guère en Suisse que de sérieux soupçons sur la valeur morale du personnage.

Les loisirs eux-mêmes sont marqués par l’esprit d’efficacité qui fait du Suisse un type extrême d’Occidental. « Toutes les activités culturelles du Suisse, très importantes, participent en une certaine manière du travail », observe encore l’enquête déjà citée. Lire, aller au théâtre, écouter des conférences est un devoir avant d’être un plaisir : devoir envers soi-même, car « il faut se cultiver », comme il faut se maintenir en forme en faisant du ski ou de la gymnastique. Le plaisir pur, la gratuité ne s’avouent guère, se cherchent des prétextes et en trouvent d’excellents, mais il n’y a plus de gratuité. Dans L’Annuaire statistique de la Suisse, publication très officielle, sous la rubrique « Budget de ménages », je trouve ce poste : « Instruction, distraction. » C’est « Culture et loisirs » en France, la nuance est significative.

Quant au goût de la simplicité, affiché jusqu’à la manie ou au défi, il caractérisait les Suisses bien avant l’ère industrielle-utilitaire, et même bien avant la Réforme, mais il est en symbiose avec elles, et s’en nourrit autant qu’il explique leur succès dans la majorité de nos cantons. « Simplifions », « C’est plus simple ainsi », « Rassurez-vous, ce sera très simple » sont des mots de passe de la vie quotidienne du bourgeois et surtout de son épouse. Tout ce qui est compliqué est vaguement immoral : l’art baroque en particulier, dont tant de chefs-d’œuvre, pourtant, comme l’immense abbaye princière d’Einsiedeln, la cathédrale de Saint-Gall et les églises de la campagne lucernoise, Beromünster, Ettiswil et Sursee, font une des gloires de ce pays. C’est la Suisse primitive qui a produit tout cela, pendant l’époque patricienne, très mal vue. La Suisse moderne, puritaine et technique, ennemie de la dépense autant que de l’apparat, et même des majuscules typographiques (voir l’école graphique de Zurich) se sent complètement dépaysée dans ces sanctuaires où l’or est gaspillé sur des stucs boursouflés et qui manquent de sérieux…

Et cela conduit à poser la question des critères moraux du Suisse moyen. Sont-ils encore ceux de sa religion, ou déjà ceux de l’utilitarisme que certains jugent inhérent à la nouvelle civilisation de l’Occident, — celle que le monde entier lui attribue désormais, lui reproche vertueusement et s’empresse d’imiter ?

La tournure d’esprit sociologique du xxe siècle multiplie les questions de ce genre. Il est peut-être encore plus difficile d’y répondre dans le cas de la Suisse que dans celui des États-Unis par exemple19. Car la Suisse reste tributaire dans son ensemble d’une certaine éthique protestante, qui ne sépare point la vertu de l’effort ni la valeur d’une action du mérite moral de son auteur. D’où il résulte, par exemple, que le goût du travail correspond chez le Suisse moyen à une exigence morale plutôt qu’au seul désir de gagner davantage. La paresse est une déficience, et non le signe éventuel d’une sagesse libérée des contingences. Je ne connais pas d’autre pays où l’on pourrait poser au citoyen moyen cette question qui figure dans l’enquête intitulée Un jour en Suisse : « Estimez-vous qu’on peut être un bon Suisse et se lever à 9 heures ? » À l’origine du devoir et du goût de se lever tôt pour travailler, il y a la Bible autant que la coutume paysanne et bien plus que l’utilitarisme. Il y a d’abord la bonne conscience, bien plus que le sens du rendement objectif : car, ainsi que l’a bien dit une mauvaise langue, le Suisse se lève tôt, mais il se réveille tard.

Mais qu’en est-il d’autres domaines critiques de l’existence morale en Occident : la sexualité, le mariage ?

Les anciens Suisses, au temps des Ligues, n’étaient pas moins connus pour la licence de leurs mœurs que pour l’austérité patriarcale de leurs principes. Les chroniques illustrées d’Urs Graf, les descriptions des bains de Bade, « jardin de volupté de l’Europe », les récits de Casanova, les lettres de Rousseau, et plus tard les indignations de Jeremias Gotthelf contre les mœurs des paysans bernois (qui, loin d’exiger d’une jeune fille la preuve de sa virginité, attendaient au contraire, pour l’épouser, la preuve qu’elle pouvait être mère), cent témoignages concordants décrivent une Suisse gaillarde, rustique et soldatesque, qui préfère la virtù à la vertu.

Le réveil religieux succédant au piétisme, l’avènement de la bourgeoisie et l’école ont changé tout cela. Comme partout en Europe, pendant le xixe siècle, la notion de péché s’est vue assimilée avant tout à celle de luxure, ou, pour rester conforme au langage des pasteurs, à l’« impureté », péril majeur pour l’âme et parfois pour le corps. Cette préoccupation quelque peu obsédante assombrit la prédication pendant un siècle. Il est d’autant plus remarquable que le Suisse moyen formé à cette école ne soit pas devenu le révolté qu’on serait tenté d’imaginer, et que les Églises soient aujourd’hui plus vivantes qu’hier. Les nouvelles générations me paraissent tranquillement libérées de la hantise du « péché », et les pasteurs actuels aussi.

D’où l’on pourrait déduire d’une part que les exigences de la chair étaient bien fortes en ce pays pour que la religion dût consacrer tant d’efforts à les réfréner ; d’autre part, que la religion devait exercer un empire bien puissant pour que ses disciplines et jugements fussent acceptés aussi communément et sans plus de rébellion que de désaffection. D’autres indices viennent-ils corroborer cette conclusion ? Nous en trouverons sans doute dans les enquêtes en cours sur le régime de la censure et l’état du mariage en Suisse.

La censure des publications n’est officiellement exercée qu’aux frontières du pays. La pudeur de la jeunesse suisse est ainsi protégée par les douaniers, fonctionnaires subalternes et militarisés. Quels peuvent bien être leurs critères du moral et de l’immoral ? Je n’en ai découvert qu’un seul : « La discipline, un point c’est tout ! », me criait hier encore un de ces « gardiens du seuil », parce que j’avais dévié de quelques centimètres hors de la file des voitures qu’il lui avait plu d’organiser devant le poste, — souvenir de l’école enfantine où il alignait des bâtonnets pendant des heures et il fallait surtout que rien ne dépasse. Ce qui dépasse aux yeux de la censure, ce sont les œuvres mises à l’index par le ministère public fédéral, et dont chaque employé des douanes est censé connaître la liste (Sade, Henry Miller, etc.). Or, les critères d’un tel office ne sauraient être, évidemment, que ceux de la banalité morale la plus plate et la plus résiduelle. On interdit l’entrée de tout écrit, de toute image ou œuvre d’art « où un particulier non averti ne chercherait qu’une excitation pour les sens20 ». Faut-il penser que les Suisses bénéficient vraiment d’une sensualité si violente qu’un rien, la moindre négligence risquerait de la porter aux pires excès ? Comme la censure des films (cantonale ou locale), ces mesures restrictives ne provoquent plus ni sursauts de révolte ni farouches approbations ; on les considère pour ce qu’elles sont : résidus de préjugés sociaux ou religieux qui n’ont plus beaucoup d’importance, la jeunesse étant suffisamment avertie pour excuser, voire pour « comprendre » ce genre de routines officielles que les vieux se croient obligés de cultiver, mais cela changera bientôt, « on n’arrête pas le progrès… »

Quant aux conceptions du mariage, quel est le sens général de leur évolution ? Autrefois, on se mariait dans la tribu : la commune, le milieu, « nos familles », et très rarement hors du canton, et dans ce cas plutôt hors de Suisse21. L’humoriste Georges Mikes affirme qu’un habitant de l’Obwald lui a dit : « Je préférerais donner ma fille à un homme de Winterthour plutôt qu’à quelqu’un de Nidwald » (canton voisin). En revanche, raconte-t-il : « J’ai connu une dame de Schaffhouse dont le fils avait épousé une jeune fille de la ville de Winterthour, distante d’une vingtaine de kilomètres. Elle en avait le cœur brisé, bien entendu, et m’expliqua en grande confidence qu’elle faisait de grands efforts pour traiter sa bru ‟comme si elle était l’une des nôtres”, tout en sachant fort bien que ‟ces mariages mixtes ne réussissent jamais”. Elle voyait dans son attitude un exemple miraculeux de sacrifice personnel et une manifestation presque surhumaine de contrôle de soi22 ». Tout cela appartient au passé, mais les statistiques récentes sembleraient donner raison à cette dame : la Suisse tient l’un des premiers rangs (derrière les États-Unis, le Danemark, la Suède et l’Autriche) pour la proportion des divorces, depuis que la mobilité de sa population d’un canton à l’autre a entraîné un accroissement correspondant des mariages intercantonaux et interconfessionnels : « Ces mariages mixtes !… » En réalité, le divorce s’explique surtout par d’autres causes. Il n’est pas le signe d’un quelconque « relâchement moral » (comparé à la Suisse patriarcale), mais au contraire, dirais-je, d’une exigence accrue à l’égard du mariage et de ce qu’il peut représenter pour le développement personnel de chacun des conjoints et pour leur intégration en tant que couple dans la vie sociale…23

Au total, il ne semble pas que « l’immoralité » progresse notablement dans les cantons, comme elle le fait dans les trop vastes sociétés mal structurées ou les grands ensembles urbains. Ce n’est pas l’anarchie des mœurs qui menace la Suisse, c’est plutôt une espèce particulière de conformisme raisonné, adopté après mûr examen, et surtout : moralement assumé. Le niveau de vie, une fois qu’il est bien assuré, c’est la vie elle-même qui devient le danger, ses surprises que le poste « divers et imprévu » au budget de la petite famille ne suffiront pas à couvrir, peut-être. Et certaines questions qu’on se pose sur le sens final de tout cela…

Ce portrait, garanti conforme aux mensurations scientifiques comme à l’expérience quotidienne, montre les Suisses tels qu’ils sont et se veulent. Ceux qui refuseront de s’y reconnaître ne seront sans doute pas les derniers à y reconnaître leurs voisins.

C’est un portrait, ce n’est pas un éloge, ni une critique. Dire que le Suisse moyen est sérieux mais heureux (j’ajoute qu’il rit beaucoup et facilement), qu’il est réaliste sans cynisme, qu’il accepte sa condition comme il approuve son régime politique et acclame son niveau de vie neuf fois sur dix, qu’il n’est pas révolutionnaire mais résolument réformiste, et qu’il n’aime pas les jeux d’idées ni la spéculation dans aucun ordre, enfin que le travail est sa vie, est-ce le vanter ou le dénigrer ? Il est clair que c’est l’un et l’autre, selon le signe dont on affecte les notions de révolte, ou d’intégration sociale, de contestation ou de satisfaction, de gratuité ou d’efficacité, etc., et selon qu’on préfère ceux qui s’engagent dans les guerres d’idéologies à ceux qui signent des contrats de « paix de travail ». (Il n’est pas interdit de se former des jugements plus nuancés ou dialectiques.)

Mais quoi qu’on pense de ce portrait du Suisse moyen, ce n’est pas encore un portrait de la Suisse. L’enquête la plus intelligente et la statistique la plus fine peuvent montrer les traits acquis de la physionomie d’un peuple, mais non les forces qui l’ont configurée. Un Mozart, un Descartes, un Kipling n’auraient jamais été décelés par quelque sondage d’opinion sur les « attitudes culturelles » de l’Autrichien, du Français ou de l’Anglais, et ce sont pourtant de tels hommes qui donnent à un pays ce qu’on appelle son visage, visage bientôt « traditionnel ». On répète qu’ils expriment l’âme de leur patrie, mais on oublie qu’ils l’ont créée d’abord (bien que dans un langage donné, qui existait avant eux, qu’ils renouvellent seulement). Il y a dans une patrie, dans une nation, dans une communauté humaine bien plus de choses que nos instruments d’analyse des consciences actuelles n’en peuvent compter et indexer : il y a des forces et des réalités longuement agissantes et soudain décisives que l’homme moyen ne peut pas exprimer, bien qu’il en vive, — ou faut-il dire précisément parce qu’il en vit ? Et ce sont des hommes d’exception qui les révèlent dans leurs œuvres, même s’ils croyaient y exprimer tout autre chose, ou peut-être précisément parce que ces forces et ces réalités étaient pour eux problèmes, contestations, conceptions idéales ou nostalgies.

Condition du « grand homme » en Suisse

Dans un film naguère célèbre, Orson Welles assurait que la Suisse n’a donné au monde que la pendule à coucou. J’imagine qu’il entendait dire que la Suisse n’a produit rien de grand, hommes, idées ou objets, comme l’Italie a produit Dante, la France Pascal et la Révolution, l’Allemagne Goethe et certains phénomènes moins humanistes, la Russie Tolstoï et Staline, l’Espagne Cervantès, Colomb et l’Amérique, cette dernière Orson Welles et la Bombe.

Il faut admettre que notre aurea mediocritas saute aux yeux du premier venu, tandis que les grandeurs éventuelles de la Suisse restent quelque peu mystérieuses, même aux yeux des Européens dotés d’une bonne culture générale. Le statut du « grand homme » en Suisse le condamne à demeurer à peu près invisible. Comment veut-on qu’un étranger le voie ? Si cet étranger vient chez nous et cite l’un des Suisses qu’il connaît par sa réputation mondiale, il ne trouvera pas une personne sur mille, prise dans la rue, qui ait jamais entendu ce nom-là ; en revanche, les hommes importants qu’on lui indiquera sont inconnus hors du canton.

La Suisse résulte, l’ai-je assez dit, de l’agrégation d’innombrables compartiments. Si bien que l’homme de poids y sera surtout local. Il sera le grand homme d’une vallée, d’une cité, plus rarement d’un canton, presque jamais celui de la nation entière. D’autre part, le réflexe antihégémonique s’oppose à toute prédominance d’un canton ou d’un homme qui le représente. D’où les conséquences qu’on a vues dans le domaine de la vie publique : tout se ligue instantanément contre celui qui ferait mine de dépasser la mesure commune et d’être un chef. Un Führer suisse est impensable, et même l’essai d’instituer un Landammann de Suisse échoua très vite, vers 1800. Un Collège peu voyant administre l’État, on ne saurait dire qu’il gouverne les Suisses, et c’est très bien.

Mais dans le domaine de la culture, cet égalitarisme jaloux et tatillon présente les plus sérieux inconvénients. Car pour qu’un grand art s’épanouisse, il faut un milieu, une école, un public alerté, un snobisme, les libéralités d’un mécène ou d’une cour. C’est tout cela qu’interdisent moralement nos principes, et physiquement nos petits compartiments. Que fera dans ces conditions l’homme de talent ou d’ambition ? Il a trois possibilités : essayer de se rendre invisible — tenter de se rendre utile — ou courir loin de la Suisse son aventure. De là peut-être certains traits communs aux Suisses qui se sont illustrés dans les domaines les plus divers. Sans prétendre à composer un portrait-robot du « grand homme suisse moyen » (expression en elle-même contradictoire) il me paraît intéressant de définir certaines conduites spécifiques que lui imposent les petites dimensions de notre État et les conditions de sa paix.


Se rendre invisible : passer inaperçu. — Il y a ceux qui ne laissent rien paraître que leur identité native et naturelle. Ce n’est pas se dissimuler, en vérité : simplement le génie qui leur advient prend les couleurs du milieu.

Albert Bitzius était un jeune Bernois, épris de littérature et d’idées libertaires. Il devint cependant pasteur à 25 ans et passa le reste de sa vie dans la cure du village de Lützelflüh. À quarante ans il se mit à écrire et, sous le nom de Jeremias Gotthelf (Jérémie : le prophète ; Gotthelf : « Dieu aide ! »), publia coup sur coup une quinzaine de romans tragiques, éducatifs, épiques et religieux, fantastiques à la fin (L’Araignée noire), que Thomas Mann qualifie d’homériques. Toutes les familles l’ont lu, en Suisse alémanique. Il s’était occupé sa vie durant de l’administration locale, du secours des pauvres et de la commission scolaire.

Henri-Frédéric Amiel n’eut même pas à choisir un pseudonyme. Quelques recueils de poésies médiocres, un chant patriotique encore très populaire (« Roulez tambours, pour couvrir la frontière… Dans nos cantons, chaque enfant naît soldat ! ») et des cours de philosophie dont l’ennui seul est resté mémorable ont camouflé le passage parmi nous du génie de l’introspection. Dix-sept-mille pages de Journal furent écrites dans l’ombre d’une carrière assez terne pour être acceptée sans histoires. « En épousant Genève, j’ai épousé la mort — celle de mon talent et de ma joie. » Je crois que c’est Paul Bourget qui a dit que « Paris en eût fait un dieu ». Mais ce n’eût été qu’un dieu de salons, un dieu causeur.

Jacob Burckhardt à sa manière fut aussi un grand homme invisible ; refusant de succéder à Ranke dans la chaire d’histoire de Berlin, il se fit accepter dans sa cité natale selon son rang social et en tant que professeur. Un peu plus tard, Ferdinand de Saussure suit la même conduite à Genève comme par instinct, s’il est un instinct patricien. (L’intellectuel du xxe siècle cherche au contraire à s’imposer en tant que différent de ses données natives et par une volonté de rupture. On ne saurait lui reprocher cette nouvelle tactique conformiste, puisque c’est elle qui se voit dorénavant « admise », comme l’était la conduite inverse au dernier siècle.)


Se rendre utile. — Pays pauvre au départ et dont les seules richesses furent fabriquées par un travail humain bien concerté, la Suisse est née de la coopération. Un pour tous, tous pour un, c’est moins un idéal qu’une vitale obligation de solidarité pratique. Quand un Suisse entreprend de créer quelque chose, tout se passe comme s’il avait à se faire pardonner sa turbulence créatrice ou son génie individuel, en démontrant qu’il fait une œuvre utile au bien commun.

Et c’est pourquoi les Suisses qui ont excellé furent presque tous, à des titres divers, hommes utiles au sens le plus noble et penseurs engagés dans une communauté (qui souvent dépassait leur pays) plutôt que créateurs d’art ou de pensée pure. Médecins praticiens, guérisseurs d’âmes, mystiques intervenant pour sauver la cité, réformateurs politiques ou religieux, négociateurs de grandes affaires publiques à l’échelle de l’Europe et du monde, théologiens ou pédagogues, savants du premier rang mais qui restent soucieux d’applications humanitaires ou techniques, nous les voyons tous assurer les devoirs sociaux ou civiques, éducatifs ou spirituels, comme si le fait d’être utiles excusait leurs grands dons aux yeux de leur conscience helvétique et de leur peuple.


Point de spéculation sur l’Être en soi, mais seulement sur les relations entre Dieu et l’individu, entre l’individu et la communauté, entre les hommes, entre les peuples et nations, entre des entités moralement définies. Le salut de l’homme ou sa santé, plutôt que sa définition, préoccupent les meilleurs esprits suisses.

Il est possible que le plus grand théologien et le plus grand psychologue de ce siècle, jusqu’ici, soient deux Suisses : Karl Barth et C. G. Jung. En eux la Suisse excelle et se dépasse, mais dans le seul sens qu’elle ait jamais voulu se permettre : celui de la cure d’âme et d’esprit, et non de la spéculation abstraite.

Tous deux fils de pasteurs bâlois, de haute taille et de robuste carrure, fumeurs de pipe et d’humeur malicieuse, et pas du tout « intellectuels » ni par l’allure ni dans l’abord humain : à cela peut-être se résument leurs traits communs car par ailleurs tout les oppose.

Jeune pasteur en Argovie, et socialiste combatif, Karl Barth publie un commentaire sur l’Épître aux Romains qui produit dans les milieux théologiques de langue allemande une révolution comparable à celle du freudisme ou du léninisme dans d’autres domaines. Il est nommé professeur en Allemagne. Devant les prétentions nationales-socialistes, il dresse un manifeste de l’« Église confessante », première affirmation, fondamentale, de la Résistance européenne. On lui fait un procès à Bonn. Il n’attaque pas le régime en soi, mais ses complices dans l’Église. On l’expulse. Et dès lors, revenu à Bâle, il édifie une Dogmatique de l’Église qui est le monument théologique le plus hardi et dur d’arêtes de l’ère moderne. On n’avait pas été moins conformiste depuis Luther dans la réinvention de l’orthodoxie. Jamais voix plus autoritaire après un siècle de libéralisme, plus humaine et plus réaliste après un siècle de formalisme puritain et sentimental, ne s’était élevée dans les Églises en retraite devant le « monde moderne ». En voulant ramener les protestants aux grandes options spirituelles de la Réforme, Karl Barth ne les a pas du tout éloignés de l’époque présente, bien au contraire, il a même précédé, en fait, la tentative d’aggiornamento de l’Église initiée par le pape Jean XXIII. Ce n’est pas le moindre paradoxe de sa carrière, pleine de surprises pour ses disciples. Pendant la guerre, ce contempteur de toute espèce de « politique chrétienne » s’engage comme simple soldat dans l’armée suisse : il faut résister à Hitler au nom de la foi, parce qu’il instaure une religion. Après la guerre, ce contempteur de la neutralité, « péché des Suisses », s’élève sans relâche contre la guerre froide, et se voit accusé de neutralisme par les bourgeois anticommunistes. Zwinglien par sa méfiance à l’égard des rites et de toute religion spontanée, luthérien par sa doctrine de la grâce mais aussi du péché radical détruisant toute « analogie de Dieu » en l’homme, calviniste par son sens civique et communautaire, mais kierkegaardien par son affirmation d’un Dieu totaliter aliter et sans commune mesure avec les intérêts de la tribu, essentiellement protestant par sa dialectique du oui et du non sans nuances, et par sa rhétorique du « tout cela et rien que cela » (qu’il a puisée dans saint Paul), il est le seul théologien depuis Calvin qui ait influencé l’ensemble des Églises protestantes, en Amérique comme en Europe, et que les docteurs de Rome respectent et commentent.

Carl Gustav Jung, dans le même temps (après sa rupture avec Freud), redécouvrait le phénomène religieux dans toutes ses dimensions psychologiques, ethnographiques, évolutives, en deçà et au-delà de toute dogmatique. Alors que Barth veut définir ce qui est vrai « en Dieu » selon la Parole de Dieu, Jung recherche ce qui se passe en l’homme, selon les mythes universels. L’un veut amener l’individu à l’obéissance au Dieu biblique et transcendant du dogme, l’autre à l’appropriation personnelle de réalités animiques, collectives (qu’on lui reproche de mal définir) et qu’il a détectées dans la grande nuit des âges. Autant Barth refuse le phénomène religieux, infiniment polyvalent, pour mieux affirmer la seule foi, autant Jung veut s’ouvrir aux messages chiffrés des religions de toute la terre. L’un procède par exclusion, l’autre par inclusion. À certains égards, Jung semblerait donc plus proche du comportement intellectuel et spirituel des Églises romaine et grecque — il connaît et il redécouvre la valeur des rites et des symboles et il est tout le contraire d’un iconoclaste — mais quand il déclare, dans sa Réponse à Job, que la proclamation du dogme de l’Assomption de la Vierge en 1950 marque la date la plus importante de l’histoire religieuse depuis la Réforme, Pie XII n’a pas lieu de s’en réjouir : car l’hommage de Jung est rendu à la Sophia æterna de la mythologie gnostique. Barth se veut strictement « canonique » dans son interprétation de la Bible, mais Jung se réfère aux livres apocryphes, non moins qu’à la « shakti » hindoue ou à l’Éternel féminin des mystiques hérétiques. Pour Barth, Dieu est le vis-à-vis de l’homme, le Tout Autre. Pour Jung, Dieu est une réalité psychique. Le théologien n’a que faire de la psychologie. Il la met entre parenthèses pour ne considérer que la totalité de l’existence « en tant qu’objet soumis à la détermination de la Parole de Dieu24 ». En revanche, le psychologue n’a que faire des dogmes, sauf s’ils sont l’expression cristallisée d’un mythe, d’une situation archétypique, donc d’une réalité de l’âme, — et c’est précisément dans la mesure où ils seraient un mythe fixé que Barth les rejetterait.

Le dialogue entre ces deux hommes n’était même pas concevable, et de fait il n’a pas eu lieu. Leurs disciples (pasteurs et théologiens d’un côté, médecins psychiatres et philosophes des religions de l’autre) coexistent sans se rencontrer, et aucune tentative d’intégration ou de synthèse même très partielle n’a été entreprise jusqu’ici, que je sache. (Un jour, peut-être, j’essaierai de me rendre compte de ce que je dois à l’un autant qu’à l’autre de ces maîtres incompatibles.)

Nous n’avons pas en Suisse de poètes de génie, ni de peintres qui aient fait époque, ni de compositeurs du plus haut rang. Hölderlin ou Racine, Mozart ou Rubens, Shakespeare ou Dostoïevski seraient impensables en tant que Suisses. Une certaine démesure, un grand théâtre, un sens de la pompe et du style, libre de tout souci d’application « morale », leur eussent été formellement refusés par nos coutumes les plus invétérées. En revanche, les grands noms cités dans ces pages ne seraient guère pensables hors du complexe suisse. Et c’est à eux que la Suisse, en retour, doit une densité de conscience communautaire, mais aussi d’efficacité transformatrice dont on trouvera difficilement l’équivalent dans une autre région du monde d’étendue à peu près comparable.


S’expatrier. — Les acheteurs de pendules à coucou et de montres miniaturisées ignorent en général que le plus grand dôme du monde, Saint-Pierre de Rome, fut achevé par des architectes venus de Suisse ; qu’un autre Suisse bâtit des capitales en Inde ; qu’un troisième a donné à l’Amérique les deux ponts les plus longs du monde, le Golden Gate et le Washington Bridge, Les Tessinois Maderno et Fontana, le Romand Le Corbusier, l’Alémanique Othmar Ammann, autant de Suisses qui ont su voir grand — mais pas chez eux.

Lucien Febvre, admirable historien de la culture, écrivait à propos de la Suisse : « Pays de gens moyens, oui. Mais quand ils réussissent à se dégager de leur canton — alors pas de milieu, ils atteignent l’universel. Au fond de son trou l’homme de Disentis, de Goeschenen, de Viège, entre les hautes parois de sa prison. Mais s’il monte sur la montagne… Alors cette ivresse des sommets. L’intuition de la grandeur. Et plus d’obstacles devant la pensée. Le Suisse s’appelle Jean-Jacques. Il s’appelle Germaine de Staël. Il s’appelle Burckhardt ou, dans un autre domaine, Karl Barth. Son canton — ou l’Europe. »

Et il est vrai que nos meilleurs esprits, hors de l’étroit compartiment natal, iront chercher dans les vertiges de la synthèse et dans les larges vues panoramiques les grandes dimensions qui leur manquent en Suisse25. Mais ce n’est pas en grimpant sur nos Alpes comme Horace-Bénédict de Saussure que ces hommes s’illustrèrent et apprirent à voir grand, c’est en s’expatriant pour se réaliser au sein d’une unité beaucoup plus vaste, impériale ou papale, réformée ou romaine, germanique ou latine, — européenne. Paracelse quitta très tôt son canton natal de Schwyz, Euler vécut dans les Allemagnes et à la cour de Russie, Jean de Müller à Vienne et à Berlin, Jean-Jacques, Mme de Staël et Constant à Paris. Quant à un Jung, à un Ramuz, à un Barth, qui, après de longs séjours loin du pays, ont fait le principal de leur carrière en Suisse, ce n’est pas la Suisse qui a découvert et propagé leur nom dans le monde ; c’est au contraire de l’étranger, des grands pays voisins ou de l’Amérique, que leur réputation nous est revenue, comme importée.

« Son canton — ou l’Europe », c’est la formule parfaite.

Ainsi, pour l’homme de culture en tant que tel, le stade national est sauté. Cas unique, dans l’Europe moderne. J’ose y voir le plus grand privilège des Suisses : quelle que soit leur petite patrie locale, s’ils la dépassent c’est pour rejoindre immédiatement les grands courants continentaux ; parfois pour les déterminer. Condamnés à l’Europe en quelque sorte ; non, bien plutôt libres pour elle…