(1965) Fédéralisme culturel (1965) « I. « Toute culture est création de diversité » » pp. 9-14

I. « Toute culture est création de diversité »

J’aime beaucoup les anniversaires. Ils nous invitent à déclarer des sentiments d’amitié trop souvent tacites, qui vont sans dire mais qui vont tellement mieux en les disant. Et ils invitent aussi à des retours sur le passé de ceux que l’on fête, à des prises de conscience renouvelées de ce qu’ils ont été et de ce que l’on attend d’eux. L’anniversaire qui nous réunit aujourd’hui me touche d’autant plus personnellement qu’il m’offre l’occasion — et l’honneur, auquel je suis très sensible — de vous entretenir d’un sujet qui depuis bien des années m’a beaucoup occupé, dans tous les sens de l’expression, qui peut sembler par ses prolongements européens voire mondiaux, m’avoir beaucoup éloigné de mes sources neuchâteloises, et qui au contraire m’y ramène, non seulement physiquement en ce jour, mais par sa nature même, telle que je la conçois.

Je voudrais donc saisir cette heureuse occasion pour essayer de vous dire et de vous faire sentir comment je crois voir converger le rôle d’un institut régional tel que celui que nous célébrons, et les efforts de ceux qui ont entrepris d’élargir la formule fédéraliste aux dimensions de l’Europe entière.

Nous vivons à l’heure de l’Europe, de son union souhaitée par tous et commencée par quelques-uns. Mais beaucoup craignent que cette union de l’Europe ne soit acquise qu’au prix d’une uniformisation de nos cultures diverses et de nos originalités régionales ou locales. Ils redoutent, comme le professeur Röpke, dans une brochure que je viens de recevoir — et je le cite — « la grande pâte d’une Europe une et indivisible, une Europe jacobine, saint-simonienne, rouleau compresseur écrasant sur son passage toutes les particularités politiques spirituelles et morales ».

Je ne partage aucunement ces craintes. L’image du rouleau compresseur qui angoisse le professeur Röpke ne correspond à rien de réel en Europe. À supposer que le Marché commun ait jamais eu cette intention délibérée qu’on lui prête vraiment sans justice, d’« écraser toutes nos particularités spirituelles et morales », on ne voit pas de quels moyens il disposerait pour arriver à ces fins criminelles, qui étaient plutôt si je ne me trompe, celles d’un Staline, ou d’un Hitler, avec lesquels rien n’autorise à confondre des hommes tels que Robert Schuman, De Gasperi, Adenauer, ni même le général de Gaulle.

Il me paraît tout à fait évident qu’une Europe unifiée et uniformisée « une et indivisible » selon la formule jacobine reprise par les cinq Républiques françaises successives, non seulement n’a jamais été proposée par personne, par aucun des promoteurs de l’union de nos pays, mais encore n’aurait pas la moindre chance de se réaliser jamais sur l’initiative d’Européens sains d’esprit, et par le libre consentement nos peuples. Écartons ce fantôme lugubre. Restent deux possibilités de réaliser notre union : l’une c’est l’Europe des États, l’autre c’est l’Europe fédérée. L’Europe des États (vrai nom de « l’Europe des patries »), ce serait pratiquement un système d’alliances entre les grands pays qui se disent encore absolument souverains. Ce système, notoirement insuffisant pour assurer notre unité d’action à l’échelle mondiale, aboutirait au surplus a une Europe dominée par les grandes nations au détriment des petites, pratiquement satellisées, et j’ajouterai : au détriment de la culture. Car ces nations qui se disent encore « grandes », sont en réalité déjà trop petites pour assurer dorénavant à elles seules leur défense ou leur prospérité économique, c’est-à-dire pour être effectivement souveraines, tandis qu’elles sont trop grandes pour assurer encore la vitalité culturelle de leurs régions : ce sont elles que l’on peut accuser, à bon droit, d’avoir délibérément uniformisé les « particularités politiques, spirituelles et morales » des régions qu’elles ont conquises, annexées, unifiées et privées plus ou moins complètement de leurs anciennes autonomies.

En revanche, la formule fédéraliste a pour fin et pour règle principale de préserver les particularités, les autonomies politiques ou culturelles, et de les préserver par le moyen d’une union à la fois forte et limitée, j’entends : plus forte que la somme de ses parties, mais strictement limitée par le contrat librement conclu entre ses membres. Ainsi la Suisse a préservé l’autonomie de ses vingt-deux cantons, qui étaient et sont encore, selon la Constitution, vingt-deux États souverains ; ils se sont librement fédérés pour créer une force commune, après des siècles de dissensions et de guerres civiles. Ils ont été sauvés par leur union, et non pas uniformisés.

Eh bien, pour nos États européens, qui se trouvent être au nombre de vingt-cinq, comme nos cantons et demi-cantons, cette forme d’union fédérale, forte mais limitée, me paraît la seule praticable dans un avenir pas trop lointain — le système des alliances restant insuffisant, et l’union totale, inconcevable. Mais il y a plus : la cause du fédéralisme, en Europe, me paraît liée à la cause de la culture. Car la culture européenne a dépendu pendant des siècles de l’existence et de la vitalité d’un certain nombre de foyers locaux de création — qu’il s’agisse de petites cités comme celles qui ont fait la Renaissance, ou de villes comme Paris, Vienne, Milan ou Göttingen, considérées en tant que centres d’art et de recherches scientifiques ; de régions comme l’Ombrie, les Flandres, la Provence ; de très petits États comme Venise, ou Mantoue, Genève ou Weimar ; ou encore des universités autonomes, comme elles l’étaient toutes aux origines de notre culture commune, Padoue, Bologne, la Sorbonne, Oxford, Coimbra ou Cracovie. Or s’il est vrai que la vitalité de notre culture dépend de celle de ces foyers locaux de création, on ne peut la maintenir aujourd’hui qu’en mettant ces foyers au double bénéfice de l’autonomie politique et de la liberté des échanges ; je voudrais dire : en rendant ces foyers « immédiats à l’Europe »: donc en les libérant de l’emprise de l’État national. C’est cela précisément que revendiquent les fédéralistes modernes.

Alors que la nation centralisée souffre au xxe siècle du double désavantage d’être à la fois trop petite et trop grande, la formule fédérale offrirait à nos divers pays, dans l’Europe unie, le double avantage de participer à un grand ensemble tout en conservant les bénéfices sociaux et culturels qui sont ceux du petit État. Elle offrirait ainsi à nos régions et foyers focaux des perspectives toutes nouvelles. En effet, dans une Europe fédérée — disons sur le modèle suisse — à mesure que les frontières nationales seront dévalorisées (comme elles le sont déjà, progressivement, entre les Six du Marché commun), les régions se verront immédiatement revalorisées ; et alors le jeu de leurs échanges et de leurs affinités réciproques pourra de nouveau s’exercer librement sans plus tenir compte des séparations arbitraires posées au xixe siècle physiquement par les douanes et moralement par les allégeances nationales absolues. Déjà, l’on peut observer dans un pays aussi unitaire et centralisé que la France une tendance très marquée vers la création de « métropoles régionales », prenant pour foyer une grande ville ou un ensemble urbain (comme Aix-Marseille-Étang de Berre), et s’efforçant de retrouver une autonomie à la fois économique, administrative et culturelle. Un phénomène du même ordre s’observe en Italie, où l’on a vu, au cours des quinze dernières années, le Val d’Aoste, la Sardaigne et la Sicile obtenir des statuts d’autonomie partielle.

Ceci me paraît important du point de vue de la culture en Europe. Car toute culture est création de diversité, de différences de niveau, toute culture est lutte permanente contre ce que les physiciens ont baptisé la loi de l’entropie, loi de l’égalisation croissante des différences de potentiel, de la dégradation croissante et irréversible des énergies les plus hautes en simple chaleur, qui est la forme la plus basse de l’énergie, et qui entraîne ainsi le cosmos tout entier vers « la mort tiède », vers un état d’indifférence générale annonciateur de la fin. Toute culture digne de ce nom est une victoire sur l’entropie, sur l’uniformité des goûts et des couleurs ; toute culture consiste à maintenir ou à recréer des centres d’énergie plus élevée que la moyenne, plus éclairante, plus rayonnante.

Il faut bien reconnaître qu’au xxe siècle, les forces qui tendent à uniformiser nos mœurs et coutumes ont reçu un puissant appui de la technique. Si vous songez que dans nos grands pays — et pas seulement en Amérique — chaque soir, dix millions, vingt millions d’hommes, de femmes et d’enfants subissent à la même heure le même spectacle, les mêmes émotions télécommandées, et cela quels que soient leur milieu, leur éducation, leurs croyances, leur condition sociale, ou le lieu où ils vivent — cette simultanéité sans précédent des émotions provoquées de l’extérieur vous donnera une petite idée des forces de malaxage moral et affectif qui sont à l’œuvre dans notre société occidentale. Ah certes ! ce n’est pas le Marché commun qui aura jamais un tel pouvoir sur nos désirs, nos imaginations et nos réflexes ! Et notez bien que je ne me plains pas — ce serait d’ailleurs tout à fait vain — des moyens que la technique moderne met au service de la culture des masses : TV, radio et cinéma, voyages à bon marché, livres de poche vendus par millions ; je m’en réjouis, bien au contraire, pour les millions de jeunes gens qui trouvent ainsi l’occasion d’accéder à la culture. Mais d’autre part, je ne puis pas oublier qu’il s’agit là seulement de moyens de diffusion, répandant au hasard les produits culturels les plus hétéroclites — et non pas de culture graduellement enseignée et assimilée, moins encore de culture créatrice. Cette culture de masse peut devenir un danger dans la mesure où elle habituera des centaines de millions d’Européens à gober passivement les mêmes nourritures, sans rapports (ou seulement par hasard) avec leurs vrais désirs et leur situation concrète. À cette offre indifférenciée, uniformisante, il me paraît vital d’opposer une demande toujours plus exigeante et sélective, toujours plus « personnalisée », toujours mieux intégrée aux circonstances réelles dans lesquelles chacun vit — qui sont locales, nécessairement, ou régionales. La TV actuellement au service des États joue en somme le même rôle uniformisant que l’instruction publique au xixe siècle, et que la propagande dans les années de triomphes totalitaires : elle joue le même rôle que l’État français imposant de Paris les mêmes slogans nationalistes à toutes les provinces, voire aux colonies africaines où les petits nègres apprenaient dans les manuels parisiens que leurs ancêtres étaient gaulois et blonds. Et l’on sait ce qu’a produit ce système : le titre du livre fameux d’un sociologue contemporain, J.-F. Gravier, le résume d’une manière frappante : Paris et le désert français. Les régions, jadis créatrices, sont devenues la province, synonyme de l’ennui et de la médiocrité sans espoir.

Il faut donc, plus que jamais, ranimer les foyers de la culture régionale et locale. Il faut que chaque cité vivante redevienne comme jadis la capitale d’une région bien typique, bien intégrée — peu importe ses dimensions, ou mieux vaut qu’elles ne soient pas trop vastes — d’une région qui possède, comme le dit Valéry dans un beau vers : « Cette inimitable saveur que l’on ne trouve qu’à soi-même. »

Voici donc ma thèse principale : dans les perspectives ouvertes par une Europe en train de s’unir, et devant les promesses mais aussi les dangers de la culture de masse, il importe plus que jamais de maintenir ou de créer des foyers régionaux de culture vécue, assimilée par une communauté bien liée et consciente de ses valeurs. C’est dire le rôle vital qui incombe aujourd’hui à des instituts comme le vôtre — comme le nôtre dirai-je, car j’en suis membre.