(1965) Fédéralisme culturel (1965) « II. « Devenons nous-mêmes ! » » pp. 15-23

II. « Devenons nous-mêmes ! »

Après la thèse, l’antithèse.

Tous les instituts régionaux ou locaux qui se multiplient si heureusement dans nos divers pays, courent un risque majeur : celui de se refermer sur eux-mêmes, d’adopter une attitude défensive et craintive, voire réactionnaire, de livrer un combat d’arrière-garde contre le siècle — et cela, au nom de certaines devises mises à la mode par le xixe siècle romantique et nationaliste, telles que : conserver ses racines, cultiver le génie du lieu, ou encore : rester soi-même.

Certes, ces devises politico-littéraires expriment des volontés saines à l’origine. Mais en les répétant trop facilement, en les transformant en slogans, et finalement en les prenant trop à la lettre, on en fait les devises d’une certaine facilité ou paresse d’esprit, d’un certain conservatisme qui risque bien de ne rien conserver de valable. Il me paraît utile, pour nous tous — car nous sommes tous fédéralistes, je pense, tout au moins à l’échelle du canton et de la Suisse — de rester bien conscients de cette tentation permanente du régionalisme contre laquelle, je m’empresse de le dire, l’Institut neuchâtelois me paraît avoir fort bien résisté, dès ses débuts.

Prenons d’abord l’expression de l’enracinement local, des racines que tout individu serait censé plonger dans un terroir natal, sous peine de devenir un affreux intellectuel incolore ou subversif, dévirilisé, pauvre jouet de toutes les idéologies.

C’est Maurice Barrès, comme on sait, qui a fait la fortune de ce terme. Barrès écrivait en un temps où les nationalismes se faisaient doctrinaires, et où la civilisation industrielle commençait à manifester son pouvoir inquiétant de transformer les paysans attachés à la glèbe en ouvriers citadins et nomades, déplacés d’une usine ou d’une ville à l’autre par la loi de l’offre et de la demande. Toute une littérature s’est développée autour de cette notion de racines, d’enracinement, et contre les « déracinés », titre du plus fameux roman de Barrès. Je reviendrai sur ce qu’il y a de vrai dans cette image. Pour l’instant, je voudrais signaler ses dangers.

Tout d’abord, une observation tout à fait simple : s’il est vrai que la culture au sens actuel dérive son nom de l’agriculture, c’est-à-dire de la culture des produits de la terre, il n’en est pas moins vrai que son progrès consiste à dépasser ce stade humain de la fixation d’un clan dans une clairière, conquête de l’âge néolithique. Un excellent essayiste contemporain, le Roumain de Paris Cioran, prétend que les voies de la civilisation conduisent les Européens « de l’agriculture au paradoxe ». Sans aller jusqu’au paradoxe, je crois qu’il est loisible d’affirmer que nous ne tenons pas nos valeurs culturelles de la terre, du terroir natal, mais plutôt de la circulation d’idées, voire de modes nées dans des esprits ou dans des cours « étrangers », le plus souvent très loin de notre lieu de naissance. Le christianisme par exemple, ou l’humanisme, ou les sciences, ou les styles majeurs de nos arts, ne sont pas des produits tirés de notre sol par le moyen de racines imaginaires ou symboliques. Ils nous sont venus de loin, portés par de grands vents qui ont fait le tour du continent, et parfois de la terre entière. L’homme est un animal, et non pas un légume ! Il est nomade, depuis Adam, c’est sa nature, « errant et voyageur sur la terre », qui est à la fois le lieu de son exil et sa patrie partout où il ira, comme disait le pape Urbain II dans son appel à la première croisade. Et d’ailleurs, même si l’on admet l’image de l’enracinement, en tant qu’image, on fera bien de ne jamais oublier que le légume qui a la plus grosse racine, qui est tout racine, pourrait-on dire, est justement celui qui a la pire réputation en littérature : le navet.

La culture, les valeurs créatrices, se transmettent comme des graines ailées, voyageant sur la face de la terre. Et certes il faut qu’une graine se pose quelque part pour y réaliser ce qu’elle apporte, mais ce n’est pas dans un terroir physique, c’est dans certains milieux humains, et dans certaines communautés civiques, qu’elle germera. Ainsi voyons-nous des idées, des concepts, des valeurs, des procédés de l’art, germer et fleurir subitement dans les petites cités républicaines ou ducales de l’Italie du xve siècle, et donner lieu à la Renaissance. Idées nomades, trouvant leur lieu privilégié au croisement de divers courants, dans un milieu qui les attend, qui les accueille. Serait-ce à cause de la nature de son sol et de son terroir ? Non, c’est à cause d’une certaine soif latente, d’une certaine clientèle en puissance, et d’une attitude collective créée peut-être par un prince ou par des maîtres, peut-être par un groupe ou des institutions.

On évoquera ici le génie du lieu. La région de Sienne, dira-t-on, est un paysage qui porte à peindre. Mais si l’une des couleurs de la palette porte en effet le nom de terre de Sienne, c’est bien moins à la terre du pays qu’elle le doit — on trouve la même ailleurs, en Provence, par exemple — qu’aux génies qui ont illustré cette petite ville, et qui ne sont pas nés d’un paysage, mais de la rencontre de maîtres errants, d’influences byzantines orientales, et d’une ville aristocratique, puis commerçante, qui passait des commandes et qui exigeait beaucoup. Les maîtres de l’école de Sienne, de Duccio aux Lorenzetti en passant par Simone Martini, n’ont jamais pensé faire une peinture « siennoise » une peinture conforme au génie du lieu. Ils s’inspiraient des Florentins. De même, jamais un architecte du xiie au xive siècle n’a pensé construire du gothique : c’est après coup que le terme est apparu, pour désigner (d’ailleurs en dérision) l’admirable école française du Moyen Âge, et c’est au xxe siècle qu’à New York et à Washington on édifie très sérieusement deux immenses cathédrales en gothique neuf, quand Le Corbusier fait Ronchamp. La diffusion européenne, puis mondiale, des grandes écoles d’architecture, de peinture, de musique et de littérature, du style roman au baroque, et de là aux abstraits, réduit à fort peu de choses ou presque à rien le rôle du « génie du lieu » dans la création artistique. Et si l’on me cite le cas d’Aix-en-Provence, qui a la réputation d’offrir aux peintres un « génie du lieu » favorable, j’observerai qu’Aix n’a produit aucune école, et un seul grand peintre, Cézanne, tandis que les van Loo, avant lui, étaient venus de la Hollande par accident, et ne se fixèrent pas à Aix, mais émigrèrent partout où ils trouvaient des clients, cependant que les nombreux peintres qui vivent près d’Aix de nos jours y sont attirés par le souvenir de Cézanne, et par le climat. Et puis, la peinture hollandaise doit plus au ciel et à sa lumière humide, qu’à la terre des Pays-Bas, et bien plus encore à la Bible et aux dissidents calvinistes, dans le cas typique de Rembrandt. Ce n’est pas dans la terre, dans les racines, ni dans les éléments physiques, géographiques, qu’il faut chercher les justifications d’une culture régionale, ni même ses véritables origines.

Des analyses de ce type, faciles à multiplier, auraient vite fait de nous montrer que les foyers d’art et de pensée qui ont illustré notre culture européenne sont tous nés aux points d’intersection de grands courants européens et de conditions locales, d’ordre social, créées et entretenues par certains groupes humains. Le classicisme, le romantisme, le symbolisme et l’existentialisme sont des phénomènes internationaux par excellence, comme le gothique ou le baroque. Le nationalisme lui-même n’est pas lié au fait national, puisqu’il a sévi en même temps dans les plus vieilles nations du continent, comme la France et l’Espagne, et dans les plus jeunes, comme l’Allemagne et l’Italie (qui ont à peine cent ans), de même que nous le voyons porter sa contagion dans les pays tout neufs et à peine finis du tiers-monde.

Or ce sont bel et bien ces grands courants d’idées qui ont nourri la vie culturelle de nos régions, dans la mesure où ces régions ont su fixer ces courants au passage et leur donner une coloration, une saveur particulières, à certaines époques.

Qu’en est-il, dans ces conditions, de l’expression devenue courante : Rester soi-même ?

La question qui se pose ici est si simple qu’elle est difficile à résoudre : à quel moment de l’histoire serions-nous devenus « nous-mêmes » une fois pour toutes ? Quel nous-mêmes, entre tant, devons-nous conserver ?

Personne, je crois, n’a jamais demandé que nous restions fidèles aux mœurs des lacustres, ni même à celles des Helvètes. Alors, où faut-il s’arrêter avec l’intention de nous y tenir ? Aux nobles troubadours de Grandson et de Neuchâtel ? À Guillaume Tell, qui est très probablement un personnage mythique, et qui n’est sûrement pas de nos ancêtres ? À la chronique apocryphe dite des Chanoines ? Au grand Osterwald, qu’on ne lit plus, merveilleux traducteur de la Bible, et que Newton qualifiait de vir omnium christianissimus, homme le plus chrétien de tous ? À Léopold Robert ? À Alexis-Marie Piaget ? À Philippe Godet ? Ou à Blaise Cendrars ? Voilà qui pose beaucoup de questions…

Je passe à la limite du raisonnement : un auteur qui partirait dans la vie et pour son œuvre avec la seule idée de « rester soi-même »… ne deviendrait rien, en principe. Car à partir de quel moment est-on soi-même ? 2 ans ? 15 ans ? 25 ans ? 60 ans ? On loue parfois un écrivain de rester fidèle à sa ligne : encore faut-il qu’à un certain moment il soit devenu quelqu’un — lui-même. Mais était-ce alors suffisant ? N’a-t-il pas le droit et le devoir d’aller plus loin ? Et de corriger ses erreurs, d’intégrer d’autres vérités, de mûrir, de devenir chaque jour, un peu moins mal, ce qu’il peut être ? S’il ne bouge pas, on dit à juste titre qu’il se répète, qu’il est « fini ». Ainsi en va-t-il d’une culture — nationale, régionale, cantonale ou locale. Des hommes entreprenants l’ont créée autrefois et non sans risques. Si l’on pense que rester soi-même signifie simplement imiter ses ancêtres et leurs caractères spécifiques, sans même courir le risque de les renouveler, on réduit rapidement la culture au folklore, l’Écosse aux cornemuses et la Bretagne aux coiffes, l’Espagne aux castagnettes et la Suisse aux yodleurs. Imiter une tradition arbitrairement fixée dans son évolution à telle époque proche ou lointaine mais surtout proche — xixe siècle par exemple — c’est refuser son geste créateur. Le vrai moyen de lui rester fidèle, c’est de la prolonger et non de la singer. Elle a été créée ? Il faut créer plus loin.

La vraie question qui se pose aux créateurs de la culture et de ses moyens, ce n’est donc pas de rester nous-mêmes, mais bien de devenir nous-mêmes, selon la grande formule d’origine grecque, et si goethéenne, de Nietzsche : Werde, was du bist ! Deviens ce que tu es.

Avec quoi nous passons aux aspects positifs et créateurs des expressions et des devises dont je viens de signaler les dangers.

À la maxime : Restons nous-mêmes ! j’ai opposé : Devenons nous-mêmes !

Et à l’image des racines, j’oppose celle de l’implantation, qui est une action délibérée de l’homme, et non pas un destin subi. On peut s’implanter n’importe où, encore faut-il s’implanter quelque part, dans le concert d’une communauté, d’abord très limitée, puis élargie à des allégeances multiples. C’est ainsi que pour devenir un citoyen de la Confédération, il faut d’abord devenir un citoyen d’une commune et c’est un trait fondamental de notre État fédéraliste. Étant citoyen d’une commune après une bonne douzaine d’années de séjour on l’est du même coup d’un canton, c’est-à-dire d’un État souverain, membre de la Confédération. Alors seulement, on reçoit un passeport suisse. Sur le plan de la culture, cet exemple précis me paraît plein d’enseignement.

Celui qui veut participer de la culture européenne doit s’intégrer d’abord à une communauté, qui a transmis cette culture et qui lui donne ses conditions de réalité, de création, de signification. Le but final de la culture est, en effet, de donner un sens à la vie, plus de sens à la vie de plus d’hommes, et d’abord de chacun de nous, et ce sens ne peut être abstrait. De même que l’on ne peut devenir un Suisse en général, mais seulement si l’on est d’une commune, de même on ne saurait être un bon Européen, un bon participant de cette unité grandiose dans la richesse de ses diversités qu’est la culture européenne, si l’on n’est pas d’abord de quelque part. Tout de même qu’il faut produire quelque chose de concret, de vendable et de bien défini si l’on veut tenir sa place sur le marché. Tout de même qu’il faut trouver sa vocation si l’on veut devenir une personne et pas un simple numéro d’état civil, interchangeable.

C’est au sein de la personne, au plus intime de l’être de chaque individu qu’inquiète une vocation — il l’entrevoit, il la recherche avec angoisse, il la découvre ou l’invente comme à tâtons — c’est au plus secret de chacun que se noue l’acte créateur, que se dévoile peu à peu le sens d’une vie, et que l’on touche par instants l’universel. C’est le particulier, bien saisi et vécu, qui mène seul au Tout, et au Réel en soi.

Un jour, après une longue conversation avec Ramuz sur les mérites comparés de la concentration sur un seul lieu, et de la circulation mondiale des influences, je lui ai cité une phrase de Spinoza qui a scellé notre accord profond — et je la trouve, non sans émotion, reproduite dans ses Cahiers. C’est une phrase de l’Éthique — une des grandes phrases qui définissent le génie occidental : « D’autant plus nous connaissons les choses particulières, d’autant plus nous connaissons Dieu. »

Avec cela, je pourrais dire que tout est dit. Baissons un peu le ton, rapprochons-nous des humbles conditions de notre action, mais sans perdre de vue ses fins dernières.

L’originalité d’une existence culturelle locale n’est pas un but en soi, et ne saurait être une préoccupation première. On ne peut exiger de chaque petite cité des œuvres comparables à celles des plus grandes — qui étaient plus petites par le nombre — Florence, Sienne, Assise, Bruges, Gand, Nuremberg, Barcelone, Oxford, Leyde ou Prague. L’originalité d’une culture ne vient pas seulement des grandes œuvres, celles qui font prime sur le marché mondial. Je crois qu’elle tient bien plus encore à la densité culturelle, aux facultés d’accueil et de curiosité et d’assimilation d’une communauté. Avant les œuvres qui se vendent, ce qui importe, c’est de communiquer aux hommes d’une cité, d’une région, d’une vallée, d’un canton, un certain sens de la vie. Plus de sens pour un plus grand nombre, qu’il s’agit d’intégrer dans un groupe en croissance, de faire participer à l’esprit de ce groupe, de naturaliser culturellement. Et Neuchâtel, comme toute la Suisse, vous le savez, doublera sa population d’ici trente ou quarante ans, selon les plus savants statisticiens.

Avant toute œuvre célébrée, il y a donc la vie culturelle. C’est par là que nos cités suisses se distinguent si nettement de tant de villes ayant un nombre comparable d’habitants, dans l’un ou l’autre des pays qui nous entourent. Nous avons cela, nous possédons cette densité exceptionnelle de lecteurs, de chercheurs, d’inquiets, d’originaux, d’individus entreprenants en tous domaines, et souvent à tous risques, fût-ce au risque majeur qui est celui d’être désintéressé. Ce sont les conditions de base d’une vraie culture. Que faut-il pour les réaliser ?

Il faut des maîtres, tout d’abord. Des maîtres comme ceux dont j’ai pu suivre à l’Université de Neuchâtel l’enseignement direct (car nous étions très peu nombreux) : un Max Niedermann, un Arnold Reymond, un Alfred Lombard, un Jean Piaget, un Georges Méautis — belle pléiade, assurément ! Il faut savoir attirer de tels maîtres, et les retenir ! Il faut pour cela un milieu qui réponde, qui ménage une certaine tolérance aux innovations, voire aux excès, aux erreurs de ceux qui créent et qui ne se contentent pas de protester, ou de déclarer qu’ils se libèrent… d’on ne sait quoi. Il faut enfin, pour les artistes, des commandes. Je crois à la valeur créatrice de la commande très précise, j’en ai fait l’expérience et je la dois même au premier président de cet Institut, le professeur et colonel Claude DuPasquier. Il n’a pas hésité à me demander, à moi qui n’avais jamais écrit pour le théâtre, le texte du spectacle neuchâtelois pour l’Exposition nationale de 1939, celle qui fut interrompue par la guerre. Mon ami Arthur Honegger, sur ma demande, en écrivit la musique et le succès de la pièce lui appartient. Mais votre président avait pris un grand risque : celui de créer, sans aucune garantie, une occasion de création.

Point de vie culturelle sans risque assumé : c’est la leçon que je retiens de ces débuts de l’Institut.

On peut bâtir ou agrandir une ville qui, selon les meilleurs calculs, « rapportera », au mépris de la beauté. Mais la ville qui aura gagné en fin de compte, comme les petites cités de la Renaissance, c’est la ville qui aura su se rendre bien plus et bien mieux que rentable : mémorable et inoubliable, non seulement pour l’Europe et le monde mais pour ses propres citoyens d’abord, et je dis bien pour les plus humbles, ceux que l’on touche par le cœur, par la sagesse du cœur, qui est la vraie culture.