(1965) La Suisse ou l’histoire d’un peuple heureux « Appendice. Bref historique de la légende de Tell » pp. 311-319

Appendice
Bref historique de la légende de Tell

Le mythe de Tell a sans nul doute contribué à édifier (au double sens du mot) la Suisse moderne, j’entends celle de 1848, mais il paraît plus que douteux qu’un Guillaume Tell ait existé, historiquement, lors de la formation de la Suisse primitive.

Chacun connaît la légende du turbulent arbalétrier d’Uri qui refuse de saluer le chapeau emplumé posé sur une perche en guise d’emblème de la suzeraineté Habsbourg. Mis au défi par le bailli Gessler de percer une pomme placée sur la tête de son fils, Tell réussit cet exploit qui le sauve, mais se voit arrêté parce qu’il gardait cachée une seconde flèche pour le tyran. Il s’évade à la faveur d’une tempête sur le lac, et il tue finalement le bailli dans le chemin creux de Küssnacht, donnant le signal d’une révolte populaire qui libérera son canton.

Mais ce qui est beaucoup moins connu, c’est l’histoire de cette légende. En voici les péripéties.146

Dans les actes, annales et chroniques de la fin du xiiie siècle et du début du xive , époque des alliances entre les Waldstätten, du Pacte secret rédigé en latin, de la bataille de Morgarten et du Pacte public de Brunnen, pas trace de Tell, ni d’un bailli nommé Gessler, ni même d’un serment du Grütli. Tel est le fait initial, établi par l’ensemble des recherches modernes.

Le plus ancien récit des aventures de Tell figure dans une chronique que l’on peut consulter aux archives du canton d’Obwald et que l’on a baptisée Livre blanc de Sarnen à cause de la couleur claire de sa reliure en cuir. Cette chronique date de 1470-1472. Près de deux siècles se sont donc écoulés depuis les hauts faits qu’elle rapporte, et qu’aucune source antérieure ne mentionne. Vers le même temps, en 1477, une épopée en vers raconte sous une forme simplifiée et peu cohérente quelques épisodes de la légende, dont celui de la pomme.

Le Livre blanc et le poème se seraient-ils inspirés de traditions plus anciennes ? C’est ce qu’on a longtemps admis. On le sait aujourd’hui, ces traditions ne sont pas suisses, elles sont nordiques ; et elles ne remontent pas au xiiie mais aux xe et xie siècles. L’historien Helmut de Boor les a traduites et réunies en un volume intitulé : Die nordischen, englischen und deutschen Darstellungen des Apfelschussmotivs (1947). Il s’agit de ballades et de chroniques qui décrivent toutes la même épreuve d’adresse imposée par un seigneur ou un tyran à un arbalétrier vantard et coléreux : il n’aura la vie sauve que s’il parvient à percer d’un trait la pomme placée sur la tête de son fils.

Les historiens suisses d’aujourd’hui s’efforcent de retrouver les cheminements de la légende nordique jusqu’aux Waldstätten. Certains relèvent que le Livre blanc, comme d’autres chroniques plus anciennes, attribuent aux hommes de Schwyz et d’Uri une origine nordique, suédoise et frisonne. Le nom même de Schwyz (qui a donné Suisse) dériverait de celui des Suédois qu’une famine aurait chassés de leur péninsule et qui se seraient établis au centre des Alpes. (Suicia = Suecia.)

Mais reprenons notre chronologie du développement et de l’implantation de ce motif mythique ou archétypique en Suisse.

La première histoire imprimée de notre Confédération, Kronika von der loblichen Eydtgnoschaft, de Peterman Etterlin, greffier de Lucerne, paraît en 1507 à Bâle, et c’est elle qui répand largement la légende adaptée par le Livre blanc aux circonstances de la Suisse primitive. Etterlin attribue à Tell le prénom de Wilhelm.

En 1515, l’humaniste Glareanus exhorte ses compatriotes à prendre pour modèles les anciens Romains et nomme Tell « notre Brutus ». Dans le même sens, les réformateurs Zwingli et Bullinger, au milieu du siècle, font l’éloge de Tell, « auteur des libertés confédérées ».

Mais c’est au fameux Ægidius Tschudi, de Glaris, homme d’État et soldat, puis historien fécond, qu’il appartenait de composer la version la plus complète et la mieux stylisée de la légende, présentée d’ailleurs comme historique. La Chronique helvétique que Tschudi semble avoir terminée vers 1570 ne fut cependant publiée qu’en 1734-1736 à Bâle. Son succès fut dès lors immense. Schiller compare Tschudi à Hérodote et à Homère. Goethe estime que son livre est l’un de ceux dont la lecture pourrait suffire à l’éducation d’un honnête homme. C’est Tschudi qui a fixé pour des siècles l’image classique d’une Confédération née de la révolte de Tell et des conjurés du Grütli chassant le despote autrichien. C’est de lui que s’inspirent l’Histoire des Suisses de Jean de Muller (1778), la pièce de Schiller (1804), les tableaux historiques de Füssli, puis d’Hodler, les élans lyriques de Victor Hugo, de Michelet, de tant d’autres romantiques, les déclarations politiques des grands chefs de partis en Europe, de la Révolution française à Mazzini, les décisions de Bonaparte — « Point de chaînes aux enfants de Guillaume Tell ! » — enfin les manuels scolaires jusqu’à nos jours.

Mais avant même que la publication des chroniques de Tschudi ait imposé à toute l’Europe cette interprétation mythique des origines de la Confédération, plusieurs écrivains suisses avaient exprimé leurs doutes sur l’historicité de Tell : ainsi le Fribourgeois Guillimann vers 1600 traite le récit de « fable ». Le Vaudois J.-B. Plantin l’imite en 1633, écartant du même coup la légende du Grütli. Le Bâlois Heinrich Pantaleon, dès 1565, observe une ressemblance troublante entre Tell et Toko, héros nordique des légendes citées ci-dessus. Son compatriote J.-J. Grasser relève cette comparaison en 1624 sans en tirer d’ailleurs de conclusions bien nettes. Et dans son essai sur les mœurs, Voltaire dira : « Il faut convenir que l’histoire de la pomme est bien suspecte… » Mais Voltaire a douté de tant de choses… Il ne fera pas plus de mal à Tell qu’à la Pucelle.

C’est un obscur pasteur bernois, nommé Uriel Freudenberg, qui va porter le premier coup décisif à la légende acclimatée par le Livre blanc et Tschudi. Aidé sans doute par deux gentilshommes bernois, Watteville et Haller, il rédige dès 1752 un pamphlet qui paraît en 1760, sans nom d’auteur, et qui s’intitule : Guillaume Tell, une fable danoise. La brochure anonyme soulève des tempêtes : condamnée par les autorités de Lucerne, elle est brûlée par le bourreau sur la grand-place d’Altdorf, chef-lieu d’Uri. G. de Haller, soupçonné à juste titre d’y avoir collaboré, se rétracte publiquement quelques années plus tard, « justifie » Tell et condamne la mémoire du pasteur, qui est mort entretemps.

Il est curieux de rappeler ici que la première publication du Pacte secret de 1291 coïncide avec celle de l’écrit sacrilège de Freudenberg : c’est en 1760, en effet, que le juriste bâlois J.-H. Gleser donne en latin et en allemand le texte fondamental de la Confédération. Disciple de Tschudi et partisan de l’existence historique de Tell, ainsi que du Serment du Grütli, Gleser n’a pas compris qu’il apportait ainsi l’argument le plus fort contre l’hagiographie de son maître.

Ce n’est toutefois qu’au siècle suivant qu’une école d’historiens plus rigoureuse et mieux formée à la critique des sources, entreprendra de démolir scientifiquement l’édifice mémorable élevé par Tschudi à la gloire du serment sous les étoiles, du héros de l’indépendance, et d’une première Confédération merveilleusement imaginée pour plaire, comme il l’avoue sans fard, « à tous les partis ». (Rappelons que Tschudi fut d’abord un politicien fort habile, avant de se faire érudit et poète de nos origines.)

Joseph Eutych Kopp, historien lucernois, ouvre le feu en publiant en 1835 ses Urkunden zur Geschichte der eidgenössischen Bünde, dans lesquelles il rejette comme fictions Tell, le Grütli, l’expulsion des baillis, le despotisme des Habsbourg et toute « l’histoire de la libération » des Waldstätten. Une volumineuse Histoire des Ligues confédérées, publiée de 1845 à 1882, accumulera les documents à l’appui de ses thèses initiales : Tell et les cruels baillis n’apparaissent nulle part dans l’histoire de nos origines, et n’y ont pas leur place ; les Habsbourg ont été de bons souverains et de grands mainteneurs de l’ordre dans l’Empire ; une révolte contre eux n’eût pas eu de sens, et elle n’a pas eu lieu.

Les historiens de l’ancienne école, faute de pouvoir réfuter Kopp, l’accusent, comme on pouvait s’y attendre, de rechercher l’originalité à tout prix, et d’ébranler les bases de l’État suisse pour satisfaire sa vanité. Leur pieuse indignation patriotique n’empêchera pas la sévère historiographie du xixe siècle de suivre les traces du Lucernois, quitte à corriger sur plus d’un point ses jugements certes scrupuleux, mais un peu systématiquement iconoclastes. Ainsi J.-J. Hisely dans ses Recherches critiques sur l’histoire de Guillaume Tell (1843), tout en éliminant les traits mythiques de la légende (la flèche dans la pomme, par exemple) défend l’historicité de certains de ses épisodes (le chapeau sur la perche, le meurtre d’un bailli). Il comprend mieux que Kopp (aveuglé par son admiration pour les Habsbourg) l’importance décisive du Pacte de 1291. Wilhelm Vischer dans ses Sagen von der Befreiung der Waldstät te (1867) soumet à un patient examen critique et comparatif les thèses anciennes et modernes sur les origines suisses, et confirme en les nuançant plusieurs des idées maîtresses de Kop. L’année suivante, Albert Rilliet publie ses Origines de la Confédération suisse, histoire et légende, qui ressemblent à l’ouvrage de Vischer par le respect des seuls faits attestés, et par les conclusions négatives sur Tell.

Au xxe siècle cependant, une réaction se manifeste de toutes parts contre l’étroitesse méthodique de ces « réfutations » du mythe. À la suite de Karl Meyer, qui tente en 1927 de sauver le plus possible de la tradition, et de concilier les motifs mythiques avec le motif historique de l’ouverture du col du Saint-Gothard (Die Urschweizer Befreiungstradition), de nouveaux historiens comme Marcel Beck et H.-G. Wackernager renouvellent largement la Tellforschung. « Ils ne se demandent plus si Tell a vécu, mais se préoccupent surtout de la fonction vivante qu’exerce son image dans la vie du peuple », ainsi que l’écrit Max Wehrli dans une excellente étude sur l’état présent des recherches concernant Tell. (Neue Zürcher Zeitung, 21 octobre 1962). Que cette légende ait pris naissance, ait pris force de vérité, ait été acceptée par tout un peuple, voilà ce qu’il s’agit désormais d’expliquer. « En tant que création poétique, écrit encore M. Wehrli, le succès de la légende de Tell est plus significatif et plus réel qu’un fait historique accidentel. » Il n’y a pas là de hasard ou d’erreur, mais une nécessité profonde dont la nature et le sens méritent d’être interprétés. Et pour cela, on mobilise ethnographie et linguistique147, mythographie et analyse littéraire, psychologie de l’inconscient collectif et recherches sur les conditions sociologiques et politiques du milieu où prit corps la légende, au xvie siècle.

Tout cela nous ramène au propos initial de mes chapitres sur la formation de la Suisse. Raconter l’histoire des Ligues suisses sans Guillaume Tell n’est plus une entreprise paradoxale : c’est un devoir élémentaire de probité intellectuelle, puisqu’il est attesté que Tell n’a joué aucun rôle vérifiable dans le complexe des intérêts et des passions, des forces sociales et des « faits » d’où résultèrent le Pacte de 1291 et la première Confédération. Mais il n’est pas moins objectif et pas moins vrai de constater que le mythe de Tell, par la suite, a joué un rôle important dans l’évolution des esprits qui aboutit à créer l’État suisse au milieu du xixe siècle. On ne peut donc comprendre l’histoire suisse sans tenir compte du Tell de la légende, — celle-ci étant elle-même devenue un fait d’histoire en tant que réalité de la psyché collective. Que Tell ait existé ou non matériellement, qu’il ait tué ou non un bailli, est au fond sans grand intérêt : homologué ou contesté, cet exploit civique et sportif n’eût de toute façon rien changé à l’évolution de la Suisse. On peut le soustraire de l’Histoire sans qu’il manque une seule pièce au jeu. En revanche, il est impossible de comprendre vraiment le peuple suisse si l’on omet ce fait incontestable : c’est en Suisse, dans l’esprit des Suisses, et pas ailleurs, que les motifs mythiques, connus un peu partout, de l’Archer infaillible, de la Pomme, du Chapeau emplumé, du Saut libérateur, du Meurtre du Tyran par un Simple au cœur pur — ont composé un archétype national.

Guillaume Tell est plus vrai qu’un drapeau, qui n’est qu’un signe, car il est le symbole d’un peuple. (Et il est admirable, unique peut-être, que ce symbole local ait rapidement acquis un prestige presque universel.) Guillaume Tell n’a pas « fait les hommes » de ce pays, comme l’écrivait Victor Hugo, mais ce sont les Suisses qui l’ont fait. Il est moins leur père que leur fils, moins leur ancêtre que leur œuvre collective, mais c’est par là qu’il est le plus réel. On peut bien douter, en effet, que les Suisses modernes soient vraiment fidèles aux notables du xiiie siècle féodal qui firent le Pacte primitif, et dont ils savent moins que rien ; mais on ne saurait douter que la figure de Tell soit fidèle à leur idéal, puisque c’est eux qui l’ont imaginée.