(1984) Gazette de Lausanne, articles (1940–1984) « Jean Paulhan (19-20 octobre 1968) » p. 28

Jean Paulhan (19-20 octobre 1968)ad

Un jour que je montai chez Jean Paulhan, ce devait être en 1937, 1938, je rejoignis dans l’escalier de la NRF Henry Michaux, qui me dit en s’arrêtant sur le dernier palier : « Est-ce que vous sentez toujours votre cœur battre au moment de passer cette porte ? Le jour où moi, je ne sentirai plus cela, je me ferai honte. » Posons ces deux phrases en couronne sur le tombeau de notre ami.

Telle était notre attente et sa folle exigence ; en ce temps-là. Elle s’adressait à cela dans la littérature dont il nous paraissait tout à fait évident que Paulhan détenait les clefs et les mesures. (Mais c’était justement ce qu’il cherchait, comme nous l’apprirent beaucoup plus tard les Fleurs de Tarbes !) Il n’avait encore publié que deux ou trois petits livres un peu trop parfaits par l’écriture et la logique, et son autorité se fondait ailleurs : dans le style de la NRF . Ce n’était pas le sien, bien entendu, il ne récrivait pas nos textes, mais le style de chacun des auteurs de la revue n’eût pas été tout à fait le même sans sa présence et sans son attention. Il était à lui seul notre air de parenté, si différents ou opposés que nous fussions. C’est le seul directeur de revue littéraire qui ait jamais montré dans cet emploi ce qu’il faut appeler du génie. Et le plus libéral qu’on puisse imaginer ! La presse, depuis vingt ans, s’obstine à le traiter d’éminence grise de nos lettres. Il était tout le contraire : un maître socratique, indemne de toute secrète volonté de puissance, attentif à ne rien nous imposer qui ne fût ce qu’il avait senti, bien avant nous, qui pourrait être nous. Bien trop curieux pour être autoritaire, il n’avait de goût que pour nos singularités (que d’autres nommeraient vocations) et il les respectait scrupuleusement, quitte à les provoquer ou débusquer par des questions à l’improviste d’une mystifiante naïveté — comme il lui arrivait de s’en poser à lui-même, et parfois d’y répondre par un opuscule. « Ah ! je suis bien déçu, me disait-il un jour. Je me suis appliqué à relire Cicéron dans l’espoir de le trouver surréaliste, eh bien, non, c’est décidément très ennuyeux… » (Son humour bref était sans doute aussi une façon de couper court aux confidences, plaintes et intrigues qui assiègent en permanence un directeur.)

Chaque jour, d’un large bec de plume, il écrivait sur des petites feuilles de papier vert frappées du monogramme fameux des dizaines de billets de quelques lignes aux collaborateurs de la revue : c’était toujours vif et pressant, et tout à trac ; comme la reprise d’un entretien interrompu par un coup de téléphone. Il dictait à sa femme les lettres moins intimes. Germaine et Jean, dans ce petit bureau mansardé de la maison Gallimard, faisaient seuls, à eux deux, cette NRF qui a marqué le siècle littéraire comme nulle autre revue, nulle autre école.

De 1925 à 1940, à je ne sais quelles exceptions près, ce qui a compté dans la littérature en création, c’est ce qui avait mérité son attention. Être accepté par lui, c’était la preuve, pas toujours suffisante mais nécessaire, qu’on avait quelques chances d’exister.

J’ai retrouvé la première lettre qu’il m’ait écrite, en 1926. M’ayant lu dans la Revue de Genève , il me demandait « s’il m’intéresserait quelque jour de collaborer à la NRF  ». J’étais admis ! J’allais être reçu ! L’on m’invita à la table des dieux. Valéry, Gide, Claudel et Saint-John Perse ! Étourdi de bonheur je répondis : Je n’ai pas vingt ans et mon tiroir est vide, mais je verrai… Quelques années plus tard, me voici devant Paulhan : comme il est grand ! C’est le plus grand écrivain que j’aie jamais connu : 1 m 90 je pense, larges épaules, grande tête rectangulaire aux très grands yeux6. Mais c’est une voix étrangement légère et gaie, réchauffée par une pointe d’assent qui me lance, à peine passé la porte : « Mais il me semble que depuis des années je vous supplie de nous donner des textes ! » Me voici mis à l’aise, et mal à l’aise aussi. Un peu plus tard, il me confie, rêveur : « Comme il est difficile, n’est-ce pas, de se libérer de ses origines protestantes. » Je dis : « Pourquoi ne pas les assumer ? » (Bien sûr qu’à cela, du moins, il n’a jamais songé.) Je l’ai surpris, notre dialogue s’est noué, et il se poursuivra dans plusieurs de mes livres, d’une manière que je suis seul à connaître. Je m’arrangerai pour y faire figurer les questions qu’il me soumettra (c’est sa manière de critiquer) après lecture du manuscrit, et je m’efforcerai d’y répondre. Toute la première moitié de Penser avec les mains a été composée pour prévenir les objections qu’il avait faites à la seconde, dont je croyais d’abord qu’elle pouvait se suffire. Longtemps, Jean P. (comme il signait ses brefs billets) a joué pour moi le rôle du lecteur idéal dont on suppute et redoute les exigences, de l’interlocuteur invisible qui relit avec vous, par-dessus votre épaule. Mounier notera drôlement, à propos de mes Lettres sur la bombe atomique , que j’écris « un œil sur l’Éternel et l’autre sur Jean Paulhan ».

Ce qui m’engage à rapporter ces petits souvenirs, c’est qu’ils sont personnels… à combien d’entre nous, jeunes auteurs de l’entre-deux-guerres !

Que dirai-je de plus aujourd’hui ? J’aurais aimé pouvoir parler de l’écrivain et pas seulement du grand patron en maïeutique de l’expression. Qu’on me permette au moins de recopier cette page des Fleurs de Tarbes où je retrouve l’étonnante liberté de jugement, mais les scrupules, la fraîcheur de l’attaque mais la précision du trait, l’énergie bien menée mais l’humour amusé (pas du tout noir) qui restent les vertus majeures de l’œuvre entière :

Victor Hugo se prenait pour un pape, Lamartine pour un homme d’État et Barrès pour un général. Paul Valéry attend des Lettres ce qu’un philosophe n’ose pas toujours espérer de la philosophie : il veut connaître ce que peut l’homme. Et Gide, ce qu’il est. Il suffirait à Claudel de reformer sur les débris d’une société laïque le monde sacral, tel que l’a connu le Moyen Âge. Breton cependant exige le triomphe d’une éthique nouvelle, qui se fonde sur le crime et la merveille. « La poésie, dit-il, a pour cela ses moyens, dont les hommes sous-estiment l’efficacité. » Il semble à Maurras suffisant, mais nécessaire, que l’écrivain maintienne au-dessus de l’eau toute une civilisation qui sombre. Je ne dis rien d’Alerte : la poésie lui semble chose si grave qu’il a pris le parti de se taire.

Je ne sais s’il est vrai que les hommes de lettres se soient contentés jadis de distraire d’honnêtes gens. (Ils le disaient du moins.) Les plus modestes de nous attendent une religion, une morale, et le sens de la vie enfin révélé. Il n’est pas une joie de l’esprit que les Lettres ne leur doivent. Et qui pourrait tolérer, se demande un jeune homme, de n’être pas écrivain ?

Cet état « singulier » de notre littérature n’autorise pas trop d’optimisme.

Il se peut que les hommes soient devenus plus exigeants. Il se peut aussi que les Lettres soient devenues moins donnantes. Tout se passe comme s’il y avait à leur endroit je ne sais quoi de libre, de joyeux et peut-être d’insensé, dont nous aurions perdu jusqu’au souvenir et à l’idée.

Mais non pas perdu tout à fait ni pour toujours, puisque ce « je ne sais quoi de libre, de joyeux et peut-être d’insensé », c’est toute son œuvre, justement, qui nous en restitue mieux que l’idée : la présence fraîche et vivace.