(1946) Journal d’une époque — 1926-1946 (1968) « Préface » pp. 7-10

Préface

Il arrive que la simple conjonction de certains éléments change leur nature.

Et par exemple, ce n’est pas seulement parce que du neuf s’ajoute ici à de l’ancien, naguère connu, et à des textes restés confidentiels, qu’il s’agit d’autre chose que d’une réédition : le rapprochement en un volume de journaux espacés sur une vingtaine d’années modifie la couleur, la résonance et le sens même de chacun d’eux, et fait de l’ensemble une œuvre différente. Ainsi, la masse critique atteinte, s’allume à feu couvert un rayonnement nouveau.

Ou bien l’on intériorise l’événement, ou bien l’on se projette en lui sous le masque d’une relation toujours prête à fournir ses preuves d’objectivité. Ou écrire ou décrire, en somme : tels sont les termes antinomiques, exclusifs l’un de l’autre à la limite, et tel est le principe d’indétermination du genre littéraire dont on suivra les essais de mise au point dans ces pages.

Le journal non intime me paraît se situer à une distance égale, aussi grande que possible, de la chronique impersonnelle et de la confidence non sans vue de publier. Les exemples extrêmes de ces deux formes étant fournis par les Diarii de Marin Sanudo, secrétaire de la Sérénissime, qui rapporte en 40 000 pages occupant 58 volumes les faits et gestes publics des Vénitiens de 1496 à 1533 ; et par Henri-Frédéric Amiel, dont les 16 000 pages de journal on ne peut guère plus intime finiront bien par être publiées intégralement.

Récit de voyage à travers une époque dont on ne cherche pas à relever la topographie générale mais seulement quelques accidents, de ceux qui incitent à écrire, le journal non intime est une composition, très libre en vérité mais sans plus d’arbitraire que de système. S’il est vrai que jamais l’on ne s’y laisse mentir pour l’innocent plaisir du conte, et qu’on n’y masque pas de vraies fenêtres pour la dissymétrie en vogue, en revanche on y omet sans scrupules tout ce que l’on n’a pas vu soi-même, ni souffert ou ressenti au plus intime ; tout ce qui n’appartient pas au drame entre l’époque et la personne qui vit en elle et qui en écrit — je ne dis pas qui la décrit.

Car on ne peut décrire une époque : ce n’est pas une réalité.

Le temps n’est pas une succession d’époques, puisqu’il englobe avec indifférence toutes celles que peuvent imaginer les historiens soucieux de découper en siècles, périodiser et styliser une infinie continuité. Nulle époque n’est en soi, délimitée dans le temps comme un domaine dans l’espace. Toutes se mêlent, se chevauchent, courent ensemble, s’absorbent mutuellement comme des serpents et coexistent en nombre incalculable. Celle dont j’écris le journal existe bel et bien, mais en moi et dans cette mesure où je serais sans elle différent ou tout autre : si elle m’a fait, je le lui ai bien rendu. Ainsi l’époque de mon titre est la figure que je vois ou que je donne, la conscience que je prends ou que je forme d’une certaine évolution entre toutes celles qui se déroulaient dans le même temps. Au sens actif et littéral du verbe, j’écris l’époque dont je suis convaincu et voudrais bien faire croire que je la décris.

Mais ainsi l’on peint un portrait.

Style-information, structure-énergie, mythe-événement, forme-matière… ces couples dialectiques traduisent dans l’œuvre unique où ils se rendent indivisibles — et c’est créer — le drame entre le peintre et son modèle, ici l’auteur et son époque. Entre le Sujet qui fabrique un objet et l’Objet qui en fournit le sujet, l’échange s’atteste en un tableau où l’on peut voir soit l’affrontement équilibré d’une action et d’une résistance, soit la prépondérance de l’auteur (la manière) ou au contraire celle du modèle (la ressemblance).

Les journaux non intimes qu’on va lire souffrent sans doute de pareilles alternances. Le ton ou la chanson, l’écriture ou le sens, le rythme ou la direction de la marche seront perçus en insistance ou en absence — comme dans ces mosaïques faites de petits losanges où des cubes apparaissent en relief ou en creux — selon que c’est l’envie de dire ou le besoin de dire telle chose précise, l’envie de lire ou l’intérêt de l’histoire qui prévaut. (Et qui pourrait prétendre se tenir longtemps au point d’équilibre doré où ces mouvements deviennent indiscernables, comme un vol qui s’immobilise à l’extrême de la vibration ?)

Or ce dosage de monde et de moi en tension peu souvent relâchée, cette interaction perpétuelle du témoignage et de l’écriture, il se trouve que cela correspond à une philosophie, à une morale, à une doctrine du civisme qui résultent de mes croyances les plus intimes, ou pour mieux dire, qui les révèlent : car on ne sait finalement ce qu’on croit pour de vrai qu’en voyant ce qu’on fait pour de bon.

Aussi loin de l’infinie loquacité de l’individu qui implore ses droits que du collectivisme sentencieux qui tôt ou tard viendra lui fermer le bec au nom de ses devoirs d’État, convaincu que la cité a pour but la personne, paradoxe d’une vocation qui distingue un homme de la masse et du même coup l’engage dans la communauté, j’étais fait pour écrire des journaux de cette espèce, chronique des moments de présence à moi-même et au monde conjointement.

Ni l’art pour dire en soi, qui est un dire de rien, dont mainte école de rhétorique renouvelle de siècle en siècle l’exigence austère ou baroque ; ni cette espèce de dire sans art dont un chacun s’est cru capable, de tout temps, sous prétexte qu’il a vécu, ne m’intéressent.

S’il fallait à tout prix choisir, je le ferais probablement — mû par quelque inconscient besoin de surcompenser — à l’avantage du récit.

Donc de l’Histoire.

J’écris le temps que j’ai vécu de 1926 à 1946, c’est-à-dire des premiers tressaillements annonciateurs de l’avènement d’Hitler (je les surprends à vingt ans dans un château prussien) jusqu’aux lendemains de sa mort dans l’incendie de Berlin. C’est une « époque », en somme, des mieux délimitées. Je retiens qu’entre les mêmes dates, l’école de pensée politique la plus radicalement hostile à toutes les formes totalitaires d’État-nation ou de Parti qu’on voyait triompher bruyamment dans ce temps, se constitue et se manifeste par le moyen de publications discrètes, de recherches difficiles et de petits groupes d’action, ou qui se voudraient tels.

De cette école personnaliste, apparue publiquement en 1932, vont s’inspirer certains des responsables de la Résistance, dans les pays de l’Axe autant que dans notre camp. Et de là sortiront les chefs de file des futurs mouvements fédéralistes, ces hommes venus de neuf pays en guerre qui, au printemps de 1944, se réunissent clandestinement à Genève, pour rédiger un plan européen.

Au lendemain de la catastrophe hitléro-fasciste, le personnalisme a cessé d’exister en tant que mouvement organisé. Il s’est perdu, mais comme un peu de levain, dans les groupements beaucoup plus vastes qui vont déclencher l’aventure de la fédération de l’Europe, entreprise capitale de ce temps.

Ici s’ouvre une « époque » nouvelle, où les doctrines élaborées sans bruit pendant la précédente décennie catalysent des forces neuves et entrent en jeu dans l’histoire qui se fait, mais à l’insu de ses acteurs les plus voyants. Époque européenne qui dure encore et que je compte raconter, vue et vécue de l’intérieur, dans une suite à ce recueil, jusqu’à rejoindre l’étape où je me suis arrêté le temps d’écrire ces quelques pages.