(1946) Journal d’une époque — 1926-1946 (1968) « Journal d’un intellectuel en chômage — Préambule » pp. 113-115

Préambule

Une vague vient se jeter sur la bâche qui couvre l’avant du bateau, et de l’eau gicle sur nos visages glacés. « Tire le gramophone entre tes jambes, là, sous ton imperméable, que le cuir ne soit pas mouillé. (C’est qu’on nous l’a prêté, il faut le soigner…) Nous sortons du port, et tout de suite la mer est forte. Un éclair sur l’eau verte, un gros coup de vent : voilà nos compagnons de voyage, le médecin de l’île et trois représentants de commerce, qui se précipitent dans la cabine de la cale par une espèce de trappe. Nous restons seuls sur le pont, ma femme et moi, à entasser nos valises tant bien que mal à l’abri. Un autre éclair siffle et claque tout près. La tempête est venue brusquement avec l’aube. Depuis une heure nous battions la semelle sur les quais déserts de ce port fantomatique, sans ville derrière lui, vaguement américain et militaire, sous un ciel bas couleur d’acier où rien ne bougeait, et voilà tout d’un coup cet orage de novembre qui crible et bat les flots durant la courte traversée, puis s’apaise non moins subitement à l’instant où nous touchons l’île. La colère du détroit nous a salués ! J’accepte cet augure à double sens, certifiant la présence d’un destin.

Voici l’île : une plage basse, quelques pins, deux ou trois baraques. Nous traînons nos valises le long d’un appontement interminable jusqu’à l’autocar où notre petit groupe de voyageurs transis s’installe rapidement. Après quoi l’on attend pendant une bonne demi-heure : le chauffeur et les gars de la buvette ont bien des choses à se raconter.

Dès le démarrage, la voiture craque et crisse de partout. Un incroyable cliquetis de vitres va nous accompagner pendant deux heures et demie, — car l’horaire n’en prévoit pas moins pour parcourir les trente-huit kilomètres de l’île dans sa longueur. Nous traversons de longs villages blancs et bleus aux maisons basses, des champs pauvres, des landes où le soleil qui reparaît fait briller des pyramides de sel. Au loin, parmi les lagunes et les marais, pointent de grands clochers peints de blanc jusqu’à mi-hauteur, et de noir au-dessus, repères pour les navigateurs. L’autocar sent la marée fraîche. Des paysannes en coiffe, assises au fond, jacassent dans leur patois rapide et monotone. Je crois que je me suis endormi un moment. Nous approchons du dernier village. L’île devient très étroite. Par endroits, ce n’est plus qu’une bande de terre aride, portant la route, un mur qui fait digue, une haie de tamaris. À gauche, l’océan invisible derrière le mur ; à droite, des marais salants avec leurs cloisons délicates contre lesquelles s’amasse l’écume rousse. Une grande lumière humide baigne ce paysage horizontal. Des voiles ocrées passent au ras des dunes basses qui ondulent à peine, en demi-cercle devant nous, marquant la fin des terres vers l’ouest.

Sur la dernière lande, la dernière maison luit doucement. Nous voyons de loin sa façade blanchie, où les volets d’un bleu pâle semblent peints à l’aquarelle. C’est une maison simplette, telle qu’en dessinent les enfants, joli rectangle clair posé sur l’horizon, un peu au-delà des limites européennes, dans une espèce de terrain vague de la civilisation d’Occident, pays dénué et purifié, ramené à la nudité des quatre éléments primordiaux : la terre, la mer, le ciel, et le feu de la lumière. Nous vivrons bien !

Je revois, je revis si bien cette traversée, cette tempête courte, brusquement dramatique, cette étrange coupure qu’elle a faite dans ma vie, entre les derniers jours passés à Paris non sans fièvre et cette arrivée au soleil dans une liberté naïve et nue, pauvre et joyeuse… Mais je sens bien qu’il me faut expliquer pourquoi nous venions dans cette île à la saison où il convient plutôt de la quitter quand on le peut.

Si, par cette aube de novembre, sur les grands quais de ce port atlantique, j’en étais à considérer d’un œil brûlé par l’insomnie les flots de l’océan maussade et les pauvres rivages du détroit, c’est fort apparemment que je n’avais rien de mieux à faire. J’étais chômeur depuis trois mois. On m’offrait un abri quelque part, une maison vide pendant l’hiver, une occasion de solitude désirée en secret dès longtemps. Je voudrais bien n’avoir pas l’air trop romantique : mes dernières années de Paris m’avaient appris que cette ville, au moins pour la jeunesse sans argent, est la ville des gérants ignobles et des concierges, des Lieux-sombres-et-populeux où il faut pénétrer l’âme basse et la petite enveloppe à la main. Tant d’autres disent : Allons-nous-en, et restent faute d’imagination. Et pourtant il suffit de bien peu pour partir : la France a des milliers de maisons vides. Dites autour de vous que vous en cherchez une, et vous en trouverez, pour rien, ou pas grand-chose. Encore faut-il savoir comment on y peut « vivre ». C’est à cette question judicieuse que j’ai voulu répondre par ce livre. Peut-être mon récit n’a-t-il pas d’autre but que de décrire un précédent, d’affirmer que cela peut se faire, que cela s’est fait, qu’il y a là un bonheur…