(1946) Journal d’une époque — 1926-1946 (1968) « Journal d’un intellectuel en chômage — Intermède » pp. 278-279

Intermède

… Mais jamais je n’ai vu Thivars, Thivars ne m’aura pas connu. Fin juillet, j’assistais à la naissance dans une clinique parisienne de mon fils Nicolas, je rentrais chez moi Porte d’Italie vers cinq heures du matin et je me couchais tremblant de fièvre. Quelques jours plus tard, à peu près guéri d’une angine prise en plein été très chaud, je vais voir Jean Paulhan qui m’assure que rien ne pouvait m’arriver de plus normal. À Madagascar, quand une femme doit accoucher, elle s’isole dans une case, parfois avec une aide, cependant que, vautré sur le sol d’une autre case, entouré par tous les voisins venus le plaindre et le réconforter, le mari se tord de douleur. « La femme a mal, dit-on, mais c’est l’homme qui souffre. »

Une semaine auparavant, j’avais écarté l’offre faite par l’attaché culturel allemand, rencontré aux Deux Magots, d’un lectorat dans une université allemande. Fin août, le même K. E… qui me sait sans emploi, m’invita à une soirée chez lui avec quelques amis des groupes personnalistes. On me fait parler avec un personnage aux trop longues jambes et trop longues joues, qui est allongé dans un fauteuil trop bas, et qui se nomme Otto Abetz. Il nous a beaucoup lus, semble-t-il, dans Esprit et L’Ordre nouveau , et je comprends qu’il est chargé des relations du NSDAP avec les milieux politiques et intellectuels en France.

— Vous avez écrit des choses très dures sur notre régime, commence-t-il.

— En effet.

— Vous ne le connaissez pas.

— Je connais assez bien l’Allemagne. J’ai dit comment je l’aimais, avant le régime d’Hitler. Je puis juger des différences. Et j’ai lu les écrits doctrinaux du régime.

— Si vous voulez être objectif et véridique, et surtout, si vous voulez servir notre cause, j’entends la cause commune de la jeunesse européenne, comme vous l’écriviez il y a quelques années, c’est pour vous un devoir absolu d’aller voir et juger sur place la tentative nationale-socialiste.

— Me laisserait-on circuler librement, passer le temps que je voudrais où je voudrais, voir qui m’intéresserait, dire ce que je penserais ?

— Voilà ce que je puis vous offrir : un ou deux ans de lectorat à l’Université de Francfort. Le professeur de littérature française a sûrement d’autres candidats auxquels il tient, mais je suis en mesure de vous faire nommer exceptionnellement par Berlin, dans les quinze jours.

— À quelles conditions politiques ?

— Aucune autre que de publier après votre retour vos impressions.

Séduit par l’idée de me voir nommé à titre d’adversaire déclaré du régime, je relevai le défi d’Abetz, mais non sans avoir précisé avec une insistance tout helvétique que si le régime m’apparaissait meilleur que je ne l’avais cru, je me ferais un devoir de le dire et publier ; mais qu’en revanche, s’il se révélait aussi mauvais ou pire que je l’estimais ce soir-là, Abetz ni son chef Ribbentrop n’auraient le droit de s’étonner que je l’écrive avec la même franchise.

Trois semaines plus tard, j’étais nommé.